La question stratégique du « réarmement » économique des ports français

Le président Emmanuel Macron a déclaré aux assises de la mer le 3 décembre 2019 : « Le XXIe siècle sera maritime »[i]. Pourtant en 2018, les ports français ont été temporairement mis à l’écart du corridor nord-ouest européen. Durant l’été 2020, le sénateur Michel Vaspart a rédigé un rapport intitulé : « « Réarmer » nos ports dans la compétition internationale »[ii], qui a été transformé en proposition de loi relative à la gouvernance et à la performance des grands ports maritimes le 24 septembre 2020. Dans le même laps de temps, le gouvernement Castex, fraîchement formé, a réhabilité une fonction oubliée depuis la présidence de François Mitterrand, le ministère à la Mer.

« La France sent en elle deux destinées, une destinée continentale et une destinée maritime. Celui qui, sous un prétexte ou un autre, veut lui retrancher la moitié de ces deux natures lui retranche aussi la moitié de sa destinée, la moitié de sa grandeur. »

Le poète français Alphonse de Lamartine nous rappelle que le rapport à la mer est une donnée fondamentale de l’Histoire de France. Même si elle est très différente des Britanniques qui l’appréhendent à partir de l’insularité, nous entretenons une relation profonde avec le domaine maritime. La France du XXIe siècle possède la deuxième plus grande surface maritime du monde[iii], pourtant nous sommes forcés de constater que ce prisme de puissance est absent de nos imaginaires, sûrement depuis la défaite de Trafalgar.

Ces quarante dernières années, nos ports ont pâti d’une absence de cap, d’un manque flagrant d’ambition, au plus grand bénéfice des autres ports du Northern Range. Le manque d’infrastructure, de volonté, un lobbying actif à Bruxelles de la part des ports du Benelux, le Brexit, et à présent la Covid n’ont eu de cesse de porter des coups sévères à l’émergence d’un véritable projet maritime français. Est-ce l’heure d’une reprise en main du domaine maritime ?

Une compétition mal engagée avec les ports du Northern Range

Les ports belges et néerlandais sont nos véritables rivaux à l’échelle régionale, des rivaux qui creusent l’écart depuis plusieurs décennies. En 2019, le fret français métropolitain (en globalisant les résultats des 7 Grands Ports maritimes et de Calais) n’atteint qu’environ 310 millions de tonnes. En comparaison, le port de Rotterdam atteint à lui seul 470 millions de tonnes et le port d’Anvers 238 millions. Un écart qui est à mettre en perspective avec la donnée suivante : « 40 % des conteneurs à destination ou en provenance de la France transitent encore par des ports étrangers. »[iv]

La France possède des atouts immenses dans le domaine maritime, trois façades maritimes pour la métropole (Manche-mer du Nord, Atlantique et Méditerranée), et une outre-mer nous donnant accès à tous les océans du globe.  Le maillage portuaire est composé de 66 ports de commerce, dont 11 grands ports maritimes (GPM) relevant de l’État français, 7 sur le territoire métropolitain[v] et 4 en outre-mer (La Réunion, Guadeloupe, Martinique, Guyane.)[vi].

Pourtant une cartographie du 1 février 2020 issu du journal de la marine marchande[vii], nous montre que les ports français n’ont pas la mainmise sur tout le territoire national. Quatre régions sont particulièrement ciblées par la concurrence étrangère. Les Hauts-de-France, l’Île-de-France, le Grand Est et Lyon Bourgogne Franche-Comté sont les principaux lieux « d’affrontement » entre nos ports et ceux du Benelux. L’axe seine avec HAROPA (les ports du Havre-Rouen-Paris) ne contrôle qu’à 50% l’hinterland d’Île-de-France. Les ports du Havre et de Rouen maîtrisent l’hinterland normand, mais doivent à présent se polariser sur la région parisienne.

Une couverture portuaire des territoires intérieurs qui reste très inégale

L’activité de la capitale se concentrant principalement dans l’Est de la métropole, le port havrais se retrouve donc à même teu profit des autres ports du Northern Range est un élément éclairant pour comprendre les luttes d’influences au sein de l’Union européenne. Il faut garder en tête que la France est traversée par trois des neuf corridors définis par l’Union européenne (RTE-T). Neuf corridors auxquels sont alloué un budget global de 33 milliards d’euros sur la période 2014-2020, dont 26 milliards de dotations pour les transports.  L’article d’Alexandre Laidi sur La stratégie des ports français après le Brexit sur Infoguerre[viii] est utile pour appréhender la guerre d’influence que mènent les lobbys des ports du Benelux pour nous écarter du corridor maritime Nord européen, à la suite du Brexit. Finalement, à la suite de protestations d’élus locaux, nos ports seront réintégrés, l’affront étant trop voyant. Toutefois, nous pouvons nous interroger sur la quantité de financement qui échappe à nos ports français à la suite d’actions de lobbying de ports étrangers à Bruxelles. Michel Vaspart fait la proposition dans son rapport de « mettre en place un réseau de correspondants au service de la promotion des intérêts portuaires français au sein de l’Union européenne ».

Un retour nécessaire de l'État stratège

Nous pouvons nous demander si l’échec stratégique et logistique mis en exergue par notre gestion de la Covid-19 peut servir d’électrochoc dans la façon de concevoir le domaine portuaire et industriel. Ces dernières années, différentes initiatives traduisent des volontés d’infléchir la position française dans le secteur maritime : le rapport de novembre 2018[ix] de l’inspection générale des finances et du Conseil général de l’environnement et du développement durable, le rapport de Michel Vaspart, ou dernier épisode en date, le retour du ministère à la mer. Les ports, traditionnellement, sont à la charge du ministre des Transports, toutefois le nouveau ministère à la mer semble être un marqueur de la prise de conscience des dirigeants actuels que la France est à un tournant dans le domaine maritime.

Le projet HAROPA (Havre/Rouen/Paris), malgré des difficultés, peut et doit devenir un outil d’accroissement de puissance dans la reconquête d’Hinterlands nationaux et étrangers. L’association Norlink ports va dans le même sens, en regroupant une vingtaine de ports dans une entité commune, se fixant comme objectif de « promouvoir et défendre les intérêts de l’ensemble de la chaîne de valeur portuaire et logistique régionale »[x]

Les transformations nécéssaires

Selon un rapport de 2018 de l’Inspection générale des finances et du Conseil général de l’environnement et du développement durable, si le domaine maritime veut passer à l’étape suivante, il doit se préparer à évoluer pour faire face à un certain nombre de défis, comme[xi] :

  • Transformation des activités : Porter une attention particulière aux activités les plus porteuses, accroissement de la conteneurisation et des activités liées au gaz naturel liquéfié
  • Transformation économique : le regroupement de plus en plus poussé des armateurs, couplé à l’accroissement de la taille des porte-conteneurs. Ce qui a pour conséquence une augmentation importante de la concurrence interportuaire, tout en limitant les marges de manœuvre tarifaires des ports
  • Transformation énergétique : volonté européenne de décarboner l’économie, dans un environnement dépendant des hydrocarbures et du charbon. Seule la diversification des activités pourra permettre aux ports de ne pas souffrir de ce manque à gagner.
  • Transformation environnementale avec une attente de la société de plus en plus importante à l’égard de l’environnement, veiller à réduire la pollution afin de préserver la biodiversité, tout en prenant à bras le corps des opportunités liées à l’économie circulaire dans des clusters industrialo-portuaires
  • Transformation numérique dut à la digitalisation des acteurs clés des clusters industrialo-portuaires. Un facteur clé pour la compétitivité et la fluidité logistique du domaine maritime.
  • Transformation fiscale : Revenir sur le statut fiscal des GPM antérieur à 2014, qui à la suite d’une décision du Conseil d’État a mis fin à l’exonération de fiscalité foncière.

Le point faible des infrastructures

À ceux-ci s’ajoute le défi de pallier notre manque d’infrastructure afin de desservir nos ports, 80% des acheminements portuaires français passent par le routier, alors que 50% du fret conteneurisé du port d’Hambourg est acheminé par voie ferroviaire ou fluviale.[xii]

Une question sur laquelle l’État semble enfin se pencher, comme le montre le plan de relance du fret ferroviaire de 4,7 milliards d’euros, qui a pour objectif de favoriser de déploiement d’un axe seine ferroviaire[xiii]. La question des transports va toutefois bientôt se retrouver problématique pour l’unité des ports français. Le canal Seine-Nord-Escaut est un défi à relever pour le développement portuaire français. Cette infrastructure fluviale est construite dans le but de relier les bassins de la Seine et de l’Oise au réseau européen à grand gabarit entre Compiègne et Aubencheul-au-Bac[xiv], donnant ainsi un accès direct à l’île de France aux ports « Nord européens »[xv]. Un projet offrant la potentialité de créer un bassin d’emploi (environ 10 000 emplois directs et indirects annuellement[xvi]) dans le nord de la France, mais tout en mettant en danger l’axe Le Havre-Paris au profit d’un axe Anvers-Paris. Un risque de court-circuitage qui pourrait s’avérer fatal dans l’état actuel de nos ports face à la concurrence.

Les ports français sont à la croisée des chemins, l’écart s’est déjà creusé avec nos concurrents nord-européens. D’autres ports étrangers, comme celui de Barcelone, semblent avoir compris que l’époque n’était plus à l’attentisme, mais à l’accroissement du contrôle d’hinterlands nationaux et étrangers. Le défi posé par le projet chinois des routes de la soie, Belt and Road Initiative, dont le terminus étant la ville allemande de Duisbourg, pourrait être un coup fatal porté à nos ports français. Depuis 2018, l’État semble prendre conscience petit à petit des menaces qui guettent le domaine portuaire français. Est-ce que la Covid-19 suffira pour réveiller définitivement nos gouvernants du péril en la demeure ? Nous pouvons toutefois observer que plusieurs signaux ont été envoyés ces derniers mois. Le constat des défis a été fait, il ne reste plus qu’à savoir si l’État français est prêt à les relever, et à présenter enfin sa stratégie nationale portuaire, promis en 2017 par l’ancien Premier ministre.

 

Paco Martin

 

Notes

[i]  Article du Monde sur le retour du Ministère à la mer :

[ii] Rapport d’information n°580 de Michel Vaspart, enregistré à la Présidence du Sénat le 1er juillet 2020

[iii] Article du Monde présentant la ZEE française.

[iv] Rapport d’information n°580 de Michel Vaspart, enregistré à la Présidence du Sénat le 1er juillet 2020, page 18.

[v] Dunkerque, Le Havre, Rouen, Nantes-Saint-Nazaire, La Rochelle, Bordeaux, Marseille

[vi] Rapport d’information n°580 de Michel Vaspart, enregistré à la Présidence du Sénat le 1er juillet 2020

[vii] Dans le N°5106 par Paul Tourret, Cartographie des hinterlands « gagnables » par les ports français.

[viii] Article d’Alexandre Laidi sur infoguerre.

[ix] Rapport n°012059-01 La Transformation du modèle économique des Grands Ports maritimes.

[x] Présentation des objectifs de l’association Norlink ports.

[xi] Rapport n°012059-01 La Transformation du modèle économique des Grands Ports maritimes

[xii] Rapport d’information n°580 de Michel Vaspart, enregistré à la Présidence du Sénat le 1er juillet 2020, page 40.

[xiii] Haropa Mag de septembre 2020.

[xiv] Rapport d’information n°580 de Michel Vaspart, enregistré à la Présidence du Sénat le 1er juillet 2020, page 69.

[xv] Dunkerque, Zeebrugge, Anvers, Rotterdam, Duisbourg, etc.

[xvi] Rapport n° 368 (2018-2019) de M. Didier Mandelli, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 6 mars 2019.

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