Points de repère sur la culture subversive

L’élaboration des grilles de lecture est un exercice difficile car il implique de ne pas rester prisonnier de ses convictions politiques et religieuses, de son idéologie ou de sa culture du parti pris. L’étude des apports de la culture dite subversive est un exercice intéressant pour éviter les pièges cognitifs qui nous empêchent de tirer des leçons pertinentes d’expériences historiques. La recherche des auteurs qui ont tenté de produire de la connaissance sur ce sujet est généralement décevante car la plupart d’entre eux n’arrivent pas à faire les « trois pas en arrière » nécessaires pour nous permettre de retenir l’essentiel, c’est-à-dire ce qui est utile. Personne ne remet en cause aujourd’hui la pertinence des écrits de Sun Tzu parce que la période historique au cours de laquelle « L’art de la Guerre » a été écrit est suffisamment éloignée pour que les pièges cognitifs cités ci-dessus ne faussent pas la pensée de l’auteur. Or le succès enregistré par cet ouvrage est lié à l’utilité des leçons que Sun Tzu a tirées des stratégies  et des méthodes suivies pour vaincre l’adversaire.

Au cours des deux derniers siècles, les courants de la pensée occidentale pour tenter de détruire l’ennemi « subversif » se sont focalisés sur la dénonciation de ce qu’il fait afin de le diaboliser. Emprisonnés dans cette logique, ils n’ont pas cherché  à comprendre pourquoi et comment cet ennemi « subversif » a pu inventer des démarches plus pertinentes et efficaces que les leurs.

Apprendre à reconnaitre la spécificité de la culture subversive du combat par l'information

L’étude de la culture subversive n’a d’intérêt que si elle sort des sentiers battus par la matrice de l’anticommunisme primaire forgée au cours du XXè siècle.  Roger Muchielli (1) qui fut longtemps l’auteur de référence d’une partie de l’échiquier politique (située à droite et à l’extrême droite), est l’exemple même d’une démarche de réflexion qui se veut légitime de par le sens du combat qu’elle affiche mais qui aboutit en réalité à un résultat stérile.

La culture subversive se découvre d’abord dans les textes qui nous donnent les multiples clés de lecture de cet univers très particulier. Et ils sont rares. Le témoignage de Richard Julius Hermann Krebs (2) sur le Komintern est un document inégalé qui souligne notamment les grandes différences de pratique entre le monde du renseignement occidental et la nouvelle dynamique de combat par l’information qui a été inventée par des militants révolutionnaires professionnels.

Ci-dessous un  rappel des points de repère élémentaires de ce militantisme international :

  • Militants de toutes les nationalités projetés aux quatre coins du monde
  • Axe principal de pénétration : les transports maritimes.
  • Camouflage de l’organisation subversive : Bureau international du port, association des marins.
  • Prise de contrôle : les lieux de réunions, les restaurants de marins , salles de lecture et bibliothèques publiques.
  • Noyautage : organisations professionnelles et syndicats.
  • Élimination de la concurrence « idéologique ».

Le savoir faire subversif a bouleversé le mode de fonctionnement du combat par l’information comme le démontre cette fiche de travail rapportée par Krebs (alias Jan Valtin) :

Fiche de taches à accomplir pour un cadre clandestin du Komintern en mission de trois mois aux Etats-Unis (années 30):

  • Distribuer du matériel de propagande traduit dans toutes les langues dans les ports visités.
  • Dénicher dans chaque port un militant actif jugé sûr, et lui remettre de l’argent pour former un noyau d’activistes.
  • Verser des pots de vin à l’association des armateurs américains de Los Angeles pour laisser des marins communistes travailler sur des bateaux américains.
  •  Photographier et fournir une description détaillée d’un nouveau canon-harpon utilisé par les baleiniers de la California Products Corporation.
  • Etudier l’utilisation d’aéroplanes pour les grandes pêcheries de thon de la Californie du Sud et envoyer des rapports réguliers sur les conditions politiques des travailleurs américains des régions côtières.

L'invention de la guerre cognitive 

La pensée de Gramsci constitue une avancée majeure dans l’analyse des rapports de force cognitifs ainsi que dans la manière dont le faible peut se battre contre le fort. La recherche de l’hégémonie culturelle se constitue et se maintient à travers la diffusion de valeurs au sein de l’École, l’Église, les partis, les organisations de travailleurs, l’institution scientifique, universitaire, artistique, les moyens de communication de masse… Autant de foyers culturels propageant des représentations qui conquièrent peu à peu les esprits et permettent d’obtenir le consentement du plus grand nombre. Pour renverser la vapeur, toute conquête du pouvoir doit d’abord passer par un long travail idéologique, une lente préparation du terrain au sein de la société civile. Il faut, peu à peu, subvertir les esprits, installer les valeurs que l’on défend dans le domaine public afin de s’assurer d’une hégémonie culturelle avant et dans le but de prendre le pouvoir. Cette conquête de l’intérieur du système résulte du bilan d’échec du Parti communiste italien face au parti fasciste de Mussolini.

Un autre apport va lui aussi être décisif : la théorie des contradictions de Mao Tsé Toung.

En apparence, il s’agit d’une forme de langue de bois symbolisée par ce passage : « Ainsi, dans la société capitaliste, les deux forces en contradiction, le prolétariat et la bourgeoisie, forment la contradiction principale; les autres contradictions, comme par exemple la contradiction entre les restes de la classe féodale et la bourgeoisie, la contradiction entre la démocratie et le fascisme au sein de la bourgeoisie, les contradictions entre les pays capitalistes et les contradictions entre l’impérialisme et les colonies, sont toutes déterminées par la contradiction principale ou soumises à son action ».

En réalité, il s’agit d’une avancée essentielle dans ce qu’il est convenu d’appeler la guerre de l’information par le contenu : quelle est la contradiction principale dans un rapport de force informationnel. L’application de cette approche peut être déclinée de la manière suivante :

  • Attaquer l’adversaire par surprise.
  • Pousser l’autre à la faute.
  • Viser ses points faibles et discréditer ses points forts.
  • Se polariser sur la faille la plus accessible de l’adversaire.
  • Se créer des caisses de résonance partisanes démarquées.
  • Eviter l’encerclement et la destruction.

Dans la seconde moitié du XXè siècle, les Etats les plus intelligents se sont réappropriés partiellement ce type de modus operandi. Certains se sont limités à de l’expérimentation tactique, d’autres en ont fait un usage d’ordre stratégique.

 

Christian Harbulot

 

Notes

1- Roger Muchielli, La subversion, Paris, Éditions CLC, 1976.

2-Jan Valtin, Sans patries, ni frontières, Paris, Éditions actes Sud, 1997.