L’ère du désordre, une grille de lecture encore mal acceptée par les milieux d’affaires français
Il n’est pas étonnant que le récent rapport de la Deutsche Bank, intitulé « L’ère du désordre – la nouvelle ère de l’économie, de la politique et de notre mode de vie », ne soit commenté en France que par les médias russes et par certains sites des réseaux sociaux. Les médias « mainstream » ne se sont pas précipités pour commenter l’analyse de Jim Reid, un des experts de la Deutsche Bank, qui annonce dans son dernier rapport la fin des quarante années de globalisation. Selon lui, la prochaine décennie sera dominée par la guerre économique entre les États-Unis et la Chine, qui si elle ne dégénère pas en conflit armé, aura des conséquences non négligeables sur les capacités de développement des Etats et des entreprises.
La crise de la globalisation
Le site rt.com introduit ainsi le sujet :
« « L’ère de quatre décennies de globalisation touche peut-être à sa fin, et nous pourrions entrer dans “l’Âge du Désordre”, qui va remodeler à la fois les économies et la politique, estiment les analystes de la Deutsche Bank dans leur dernière analyse.
» L’une des principales caractéristiques de ce nouvel Âge sera la fin de la globalisation sans entraves, a prédit l’équipe d’analystes dirigée par le stratège Jim Reid. Alors que nous avons connu “la meilleure croissance combinée des prix des actifs de toutes les époques de l’histoire, avec des rendements d’actions et d’obligations très élevés dans tous les domaines” depuis 1980, “l’Âge du Désordre” va probablement briser cette tendance.
» La détérioration des relations entre les États-Unis et la Chine est un autre thème (sur huit) qui définira la prochaine ère distincte dans les temps modernes, ère “qui est accélérée, mais non causée par la pandémie”. Les analystes notent que l’économie chinoise comblera l’écart avec les États-Unis et pourrait finalement les dépasser d’ici la fin de la décennie.
» “Un choc des cultures et des intérêts s’impose donc, d’autant plus que la Chine se rapproche de la première économie du monde”, selon le rapport.
» Heureusement, il est peu probable que cette impasse économique déclenche un véritable conflit militaire entre les deux États, comme cela se produit généralement lorsqu’une puissance montante tente de contester celui qui est au pouvoir. La guerre économique, – droits de douane, sanctions, cyberattaques, – se poursuivra au contraire, estiment les analystes. Quel que soit le vainqueur de l’élection. »
La résistance au changement du courant court-termiste
Les premiers écrits sur l’intelligence économique (pas ceux sur la veille) mettaient en avant une évidence : les rapports de force entre puissance étaient en pleine mutation. Contrairement à ce qu’affirmait Bertand Badie (1) à Sciences Po Paris, la question de la puissance n’était pas en voie d’obsolescence. La dépendance des pays européens aux Etats-Unis enclenchée depuis 1945 avait gelé notre dispositif d’alerte cognitif. Il a fallu le choc tellurique du slogan « America First » lancé par Donald Trump pour nous faire sortir de la zone de confort de la mondialisation « heureuse ». Mais la croyance d’un retour à la normale en cas de défaite de Trump incite le courant « court-termiste qui domine encore le monde des affaires français à repousser une remise en question fondamentale de son mode de pensée.
Le courant court-termiste est celui qui a considéré que la Chine était un nouvel eldorado en termes de marché. Omettant l’essentiel, c’est-à-dire la finalité stratégique d’un régime communiste, les promoteurs de la mondialisation « heureuse » ont privilégié la recherche de profit à court terme sans se soucier des conséquences provoquées par un tel choix :
- La non prise en compte de la stratégie « cachée » d’accroissement de puissance de la Chine.
- Les conséquences catastrophiques des délocalisations industrielles qui privaient nos pays de capacités de réponse immédiate en cas de crise (covid-19).
- L’absence de réflexion sur les menaces créées par certains transferts de technologie.
- La dépendance croissante de nos économies par rapport à la Chine.
- La non prise en compte des notions de moyen et de long terme à propos du développement des enjeux technologiques.
Ce courant court-termiste très influent dans les milieux patronaux français craint par dessus tout l’émergence d’un débat sur les questions fondamentales qui découlent d’un monde en désordre. La dernière université organisée par le MEDEF reflète le champ de vision très réduit des décideurs que l’on peut résumer par cette formule reprise sur le site de la Tribune:
« Ce qu’on discute aujourd’hui va dans le bon sens globalement » avec « le soutien à l’investissement, à l’emploi », estime en attendant le président du Medef, qui se dit « très soucieux d’avoir un discours positif vis-à-vis des entreprises, même si on est lucide et qu’on sait bien que ça va être difficile dans les prochains mois ». Geoffroy Roux de Bézieux gère les affaires courantes. Et ce n’est pas ainsi qu’on prépare les entreprises à la guerre économique mondiale qui risque de se substituer à la mondialisation « heureuse ».
Christian Harbulot
Notes
Bertrand Badie, L’impuissance de la puissance, essai sur les nouvelles relations internationales, Paris, Fayard, 2004.
Articles similaires :