La culture tchékiste du combat

La publication de l’ouvrage d’Emmanuel Droit (1) sur les polices politiques du Bloc de l’Est incite à se pencher sur le bilan à tirer de la matrice de renseignement créée au début de la révolution bolchévique.  L’intitulé  de la Tchéka est un premier élément de réponse . La Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage est d’abord et avant tout organe de combat politique au sein duquel s’affronteront dans un premier temps les tenants de la ligne léniniste et les représentants des socialistes-révolutionnaires de gauche qui durant l’été 1918 tentèrent un coup d’Etat par une série d’attentats dont les plus spectaculaires furent l’assassinat de l’ambassadeur allemand Von Mirbach, ainsi que l’attentat contre Lénine blessé gravement par la militante socialiste révolutionnaire Fanny Kaplan (2).

Le renseignement au service d'une doctrine de combat totalitaire

Issu d’une famille aristocratique polonaise, Félix Dzerjinski est le symbole du militant communiste de combat. Il a donc une particularité qui échappe aux principes classiques  de sélection des dirigeants de service de renseignement en Occident. Son objectif est la survie du régime. Le noyau dur de la Tchéka est composée d’une quarantaine de militants dont l’engagement remonte au début du siècle. Une grande majorité de tchékistes (4) provenaient d’un reclassement administratif ou d’un repositionnement social (anciens grévistes de comités ouvriers et anciens membres de comités de soldats). Cette caractéristique sociologique est importante car elle explique le mode de fonctionnement de l’appareil :

  • La ligne politique structure l’émergence d’une nouvelle culture du renseignement.
  • Les exécutants cherchent une rente de situation.
  • L’internationalisme de circonstance (102 Polonais en raison de la nationalité d’origine du chef, 124″mercenaires » lettons car participation active de troupes lettones à la révolution d’octobre, et même 2 Français, sur un total de 894 personnes dont 361 Russes à la fin de 1917).
  • Une grosse proportion d’emplois sont de nature administrative (un quart du personnel).
  • Une idéologie de la terreur et de la férocité « institutionnalisée » par le noyau dur dont l’implication (5)  sera déterminante lors des grandes purges des années 30.
  • La légitimation d’une vision concentrationnaire de la finalité de l’action pour contrôler la société russe.

Les transferts culturels et les logiques bureaucratiques

L’étude du déploiement des polices secrètes dans les pays de l’Est met en exergue certaines limites dans les transferts culturels du modèle tchékiste. Les pays communistes des démocraties populaires n’ont pas eu la même histoire que le parti communiste d’Union soviétique. Chacun de ces pays a adapté le modèle en fonction de sa situation. L’arrivée au pouvoir des communistes locaux a été permise par l’avancée de l’armée rouge vers Berlin. Autrement dit, le passage de ces pays au socialisme n’est pas le résultat d’un processus strictement intérieur. L’aide du « grand frère », à savoir l’URSS, a été déterminante. Notons au passage que des courants anticommunistes ont été à l’origine de mouvements de résistance dont certains ont mené une lutte armée comme ce fut le cas en Pologne jusqu’au début des années 50.

La création des polices secrètes s’est donc faite sous la tutelle d’un pays étranger, la Russie. Une telle transplantation ne pouvait avoir la même efficacité que lors de la création de la Tchéka dans l’ex-empire tsariste. La construction du modèle de la Stasi en République Démocratique Allemande fait figure d’exception. Les communistes allemands  qui vont en être les architectes sont d’anciens rescapés des camps de concentration nazis et d’anciens militants clandestins de l’appareil de combat du Komintern à l’image d’Ernst Wollweber. Le modèle de la Stasi repose sur une triple dynamique :

  • La lutte contre le capitalisme symbolisée par l’autre Etat allemand qu’est la RFA (espionnage, entrisme, action psychologique). La tentative de manipulation de fractions la société civile ouest-allemande) s’est montée particulièrement efficace lors de l’affaire des euromissiles et la création de la mouvance antinucléaire allemande qui donna naissance par la suite au Parti des Verts. Le caractère très politique de cet affrontement a contribué à durcir la structuration de la Stasi qui devait faire face à la fuite d’une partie de la population est-allemande vers l’Ouest.
  • La recherche permanente de la reconnaissance par l’URSS, marquée profondément par la guerre contre le Troisième Reich, et qui se méfiaient d’une renaissance d’un modèle national de communisme allemand.
  • La volonté de démontrer leur efficacité contre l’ennemi occidental, plus particulièrement en RFA et en Europe. Markus Wolf incarna cette démarche pendant 30 ans à la tête du Hauptverwaltung Aufklärung (HVA), le service de renseignement extérieur de la RDA.

Il est difficile de parler d’internationale tchékiste, compte tenu de ces différences mais aussi de l’héritage des contentieux historiques entre certains pays de l’Est. Selon Emmanuel Droit, la police secrète polonaise dissimula pendant un certain nombre d’années à la Stasi, l’existence d’un réseau d’espionnage en RFA, constitué à partir d’émigrés polonais. Les ressorts n’étaient pas les mêmes. Les polices secrètes des pays de l’Est ont aussi été victimes d’une certaine forme de dégénérescence bureaucratique. La culture tchékiste subit les contrecoups de la disparition progressive des communistes combattants dans les réseaux clandestins du Komintern, de la guerre d’Espagne, des mouvements de résistance contre les régimes totalitaires d’extrême droite. Les centrales de renseignement des pays frères de l’URSS se professionnalisèrent mais perdirent peu à peu leur « agressivité anticapitaliste » qui était le fondement matriciel de la culture tchékiste. Cette érosion idéologique marginalisa leur rôle pour contrecarrer le processus de décomposition qui aboutit à la chute du Mur de Berlin.

Le KGB soviétique, héritier de la Tchéka, a durablement façonné les fondements d’une partie du système russe sur lequel Vladimir Poutine, ancien officier du KGB et ancien patron du FSB, a reconstruit a politique de puissance de la Russie actuelle. En revanche, aucune police secrète de pays de l’Est n’a survécu en tant que système d’influence invisible après l’effondrement du communisme.

Christian Harbulot

Notes

1- Emmanuel Droit, Les polices politiques du bloc de l’Est. À la recherche de l’Internationale tchékiste, 1955-1989, Paris, Collection Gallimard, La Suite des temps, 2019.

2- Nicolas Werth, « Qui étaient les premiers tchékistes ? » – Persée.

3-Félix Dzerjinski, « le Tchékiste

4- George Leggett, The Cheka, Lenin’s Political Police, Oxford, Clarendon Press, 1981.

5- « En réalité, ce fut bien la « génération Dzerjinskii », entrée très jeune dans les « organes » et formée à l’école de la guerre civile, des grands massacres de « bourgeois » et autres « ennemis de classe » qui mit en œuvre les « opérations de masse » de 1937-1938. Les notices biographiques des dirigeants tchékistes nés entre 1895 et 1905, 60 % des cadres dirigeants du NKVD en 1937, révèlent des parcours de vie souvent chaotiques marqués par les immenses bouleversements de la « guerre impérialiste », de la révolution et de la guerre civile : familles brisées, éducation interrompue, expériences traumatiques de l’abandon, de l’orphelinat voire d’une vie d’enfant des rues. » dixit Nicolas Werth, « La mise en œuvre des « opérations de masse » dans L’ivrogne et la marchande de fleurs, Paris Taillandier, 2009, pages 147 à 226.