La nécessité d'une intelligence de l'innovation

Le monde de l'ingénieur a joue un rôle capital dans le formatage des esprits du monde industriel français. Son apport a été décisif et continue de l'être. Excepté sur un point : la prise en compte des confrontations qui jalonnent les problématiques de développement. Il existe peu de séquences de l'histoire de France au cours desquelles cette réalité fut considérée comme un enjeu incontournable.

L'oubli de notre propre Histoire


Les conflits de toute nature auxquels durent faire face les pouvoirs issus de la Révolution, affaiblirent la France sur le plan économique. Napoléon Bonaparte mit au point un dispositif pour rattraper le retard technique accumulé lors des guerres révolutionnaires. Il confia au chimiste Jean Antoine Chaptal en charge du Ministère de l’Intérieur la lourde tâche de défendre l’industrie française naissante. Ce dernier s’en acquitta notamment en fondant avec les trois Consuls la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN) dont il assura la présidence jusqu’à sa mort en 1832; L’objectif était double : relever le défi britannique dans le domaine technique et industriel en suscitant l’innovation technologique par des concours et des prix, et diffuser le renseignement et l’information récoltée outre Manche dans les manufactures françaises.

Cette mémoire opérationnelle a été perdue par la suite et seuls certains secteurs très particuliers comme l'industrie de défense ou le nucléaire militaire ont bénéficié d'une vision stratégique durable et donc d'une mémoire opérationnelle qui associait la capacité d'invention à la nécessité de penser l'affrontement économique avec un adversaire.

La leçon asiatique


Pour compenser leur retard par rapport aux révolutions industrielles européennes, les Japonais ont dû chercher au début de l’ère Meiji une partie des connaissances nécessaires au développement hors de leurs frontières. Cette démarche particulière est symbolisée à l’époque par le slogan « un pays riche, une armée forte ».

Cet objectif impliquait la création d’une économie de souveraineté au sens large du terme (construction navale militaire et civile, infrastructures portuaires, usines d’armement moderne, transports logistiques, énergie).

Un cas d'école nippon de l'intelligence de l'innovation


Au XIXe siècle, l’association des entreprises de pêche était une des plus puissantes compte tenu de l'importance de cette activité au Japon.

Ses mille membres étaient renseignés régulièrement par ses soins sur l'évolution du marché intérieur et des marchés étrangers prioritaires. L'association se chargeait aussi de déceler les innovations techniques étrangères et de transmettre ce savoir dans les écoles de formation de techniciens dont elle avait la charge.

L'association intervenait en aval du système productif en utilisant l'information dans la commercialisation des produits. Ses employés recueillaient des échantillons de produits conditionnés en conserves pour les soumettre à un jury spécialement habilité à se prononcer sur la qualité des produits présentés. Le jury, composé de fabricants, de commerçants, de représentants du secteur hôtelier et de l'intendance de l'armée impériale, décernait à la fin de ses travaux une norme de qualité au nom de l'association.

Cette faveur était très recherchée par les conserveries car elle leur garantissait un volume de commandes fermes de l'armée et des subventions de l'Etat.

La réappropriation chinoise


Pour rattraper son retard sur les pays industrialisés, la Chine communiste n’avait pas d’autre choix que de suivre un chemin parallèle à la voie empruntée par le Japon de l’ère Meiji. Le passage à l’économie de marché a obligé ce pays à prendre des raccourcis par le biais des transferts de technologie et des captations de connaissance dans les pays industrialisés. La rapidité d’exécution de la manœuvre (un siècle pour le Japon, trente pour la Chine)  souligne l’intensité de la démarche chinoise qui est comparable aux démarches japonaise et coréenne dans la mesure où l’optique de développement est indissociable d’une vision politique de puissance.

Le Japon devait combler son retard dans la plupart des domaines industriels. Les priorités d’intérêt national (marine, ports, industries de défense) nécessaires à la préservation de l’indépendance nécessitaient une remise à niveau rapide des connaissances par rapport aux nations les plus avancées et constituant une menace potentielle.

Le rattrapage des économies occidentales a été possible par une pratique du raccourci, c’est-à-dire en assimilant le niveau le plus élevé de la connaissance technique développé des pays en cours d’industrialisation.

Emmanuel Meneut, ancien intervenant à l'EGE, avait très bien défini au cours des années 2000 ce processus dans le cas de la construction d'une industrie chinoise de l'éolien :

Le processus de mise en place des chaines éoliennes peut être découpé en quatre phases dont chacune a permis d’atteindre un niveau de capacité cumulée :

  • Phase 1 : démonstration et incubation, 1986-2000, 404 MW.
  • Phase 2 : sécurisation du marché national 2001-2004, 765 MW.
  • Phase 3 : croissance des acteurs nationaux, 2005-2007, 5 871 MW.
  • Phase 4 : domination du marché domestique, 2008-2011, 62 733 MW.
  • Phase 5 : conquête du marché mondial.


En 2010, la Chine a supprimé ses requis de 70% des composants d’une éolienne produit localement, car toutes les turbines installées sont désormais produites par des entreprises nationales. Depuis 2008, le régime de taxes sur les turbines importées a été réactivé sur cette période pour les turbines de faible puissance, inférieure à 2.5 MW, destinées à tirer profit des gisements de vents faibles. Il s’agit aussi d’encourager la montée en puissance des éoliennes chinoises vers des capacités plus importantes.En 2011, les entreprises chinoises dominaient  80% du marché national. Le résultat de cette phase est l’émergence de groupes éoliens chinois d’envergure mondiale qui déstabilisent les entreprises occidentales.

L'urgence de greffer cette grille de lecture de l'intelligence de l'innovation dans le monde français de l'ingénieur


En 2020, la confrontation entre la Chine et le reste du monde exige un changement d'attitude dans la manière de penser du monde français de l'ingénieur. Il n'est plus possible de continuer à nier cette différence de mode de pensée. La manière dont le monde de l'ingénieur s'est tenu à l'écart de ce type de paramètre révèle une partie de nos carences d'analyse dans la compréhension des autres modes de développement, axés en partie sur la construction de la puissance et sur la conquête des marchés extérieurs.

 

Christian Harbulot