L’éditorial de La Croix du 16 avril rappelle un fait marquant au sujet de l’innovation « Les catastrophes ont souvent été pour l’humanité un moteur de progrès. Au XIXè siècle, les épidémies de choléra ont abouti à des avancées importantes en termes d’hygiène et de qualité de l’habitation (…). Le coronavirus peut avoir pour vertu d’accélérer la coopération scientifique, économique et sociale. » La contrainte nécessite d’être inventif. Avec des moyens, du temps, de l’argent, du personnel, et des approvisionnements limités nous devons créer et régler des problèmes concrets. En revanche plusieurs acteurs se confrontent et s’opposent sur les méthodologies et les philosophies attenantes à l’innovation.
L'innovation au XXIème siècle
L’innovation en ce début de siècle est devenue un véritable business en forte croissance, atteignant 1 186 milliards de dollars pour l’Europe, la Chine et les États-Unis en 2015. Ces démarches sont initiées par les départements de R&D publics ou privés. Elles sont essentiellement fondées sur le modèle inductiviste, autrement appelé O.H.E.R.I.C. Observation, Hypothèses, Expérience, Résultat, Interprétations et Conclusions. Il s’agit de la première étape de la science.
En médecine, pour dépasser l’invention, l’innovation doit prouver son efficacité et son innocuité. Il s’agit d’un processus long et essentiel, afin d’éviter la mise sur le marché de médicament, vaccins soit inefficaces ou dangereux. Ainsi l’inspiration de l’innovation médicale est transgressive, mais la vérification de la vérification de la causalité doit respecter les principes scientifiques de la recherche médicale. Sinon, les résultats sont pas nécessairement interprétables, au mieux sans intérêt, au pire néfaste.
Le cas du Professeur Raoult, échec d'une médecine disruptive
Dans le domaine particulier de la santé, la recherche scientifique est très encadrée. Les protocoles très précis des essais cliniques sur la personne humaine sont les seuls garants d’une recherche de qualité et d’un niveau de preuve élevée. Ces garde-fous sont violemment dénoncés par le Pr Raoult comme étant un problème méthodologique en période de crise. Néanmoins, les empêcheurs de tourner en rond avaient eu le nez creux : les études internationales très récentes, bien menées, n’ont pas mis en évidence d’intérêt de cette molécule, en revanche, elles ont mis en évidence une surmortalité évidente par intoxication.
La communication du Pr Raoult, nous rappelle, à bien des égards, celle menée par Benveniste en 1981 sur les preuves de l’efficacité de l’homéopathie ou celle de Macchiarini sur l’intérêt du remplacement trachéal par des matériaux synthétiques… jusqu’au retrait de tous ses articles et à son limogeage du Karolinska Institute. L’innovation médicale sans preuve d’efficacité est un danger pour la science, et pour la communauté scientifique et, in fine, pour les patients.
L'innovation frugale
En cette période de crise, l’innovation n’est pas uniquement au service de la recherche scientifique et de médicaments. Elle peut également accompagner les soignants, ou être mise en place dans les entreprises, pour préserver la santé des employés.
A l’opposé d’une démarche scientifique de recherche et d’innovation, nous avons identifié « l’innovation frugale ». Cette approche de l'innovation a pour but, dans un contexte de rareté, de développer des produits ou services de meilleure qualité et plus abordables. Elle est sous les feux des projecteurs en cette période de crise. Navi Radjou, une des figures de proue de l’innovation frugale, promeut cette démarche et présente dans un article publié dans l’ADN de l’innovation un grand nombre d’initiatives.
Certaines sont portées par de grands centres de recherche : le MIT, avec son système de respiration artificielle, en open source ; d’autres par des industries en lien avec des universités : le robot Français pour désinfecter les hôpitaux ; ou encore directement par les centres de soin : Décathlon, en Espagne, en Italie accompagne chercheurs et hôpitaux à adapter du matériel déjà existant afin de protéger soignants et patients. L’innovation frugale qui était une façon de développer des projets innovants dans des délais courts et de manière peu coûteuse n’est plus l’apanage des pays en voie de développement.
La recherche médicale confrontée au développement de nouveaux services
Dans les deux univers décrit ci-dessus nous observons deux approches répondant à deux besoins différents : la recherche médicale versus le développement de nouveaux services et produits. L’information donnée par les médias de ces deux sujets d’innovation est perméable et favorise la confusion.
Une partie de la communauté scientifique s’oppose à une démarche disruptive de la recherche et du développement. Ils font entendre leurs voix à travers les réseaux sociaux et la presse. Leurs critiques concernent principalement la forme et l’objectif des démarches qu’ils jugent « court-termistes ». Tel qu’Olivier Berné qui critique sur Twitter, relayé par Libération, la démarche de l’armée Française qui a lancé un appel à projets à travers l’Agence de l’innovation de la défense.
Les détracteurs des initiatives nouvelles peuvent être également des institutions. Par exemple, le conseil de l’Europe appel au principe de précaution pour les applications de géolocalisation des personnes atteintes du COVID. Les algorithmes automatisés représentent un risque potentiel pour les libertés individuelles, et donc pour les droits de l’homme. Les détracteurs sont moins nombreux, mais soutenus par des instances fortes, soucieux du principe de précaution. Ils préconisent l’absence d’utilisation d’application liberticide plutôt que d’accompagner les centres de recherche sur des applications à l’utilisation juste.
Les soutiens à l’innovation frugale ont développé une réponse par l’action : un nuage informationnel. L’activisme de la société civile a créé un grand nombre d’article dans un premier temps sur les réseaux sociaux, relayé ensuite dans la presse écrite afin de noyer le message des entités conservatrices. Nous pouvons recenser 3 850 articles sur le masque EasyBreath de Décathlon en moins d’un mois dans la presse Française, 3 660 en Italie, 4 640 en Espagne.
L’opinion publique développe un jugement de valeur positif autour de l’innovation, en période de crise. Les résultats et l’approche séduisante déchaînent un rouleau compresseur médiatique, qui entraîne dans son sillage les instances publiques, les universités, les industries et des pans entier d’une économie. L’innovation frugale devient séductrice. Nous avons vu le cas de l’armée française, mentionné précédemment, nous pouvons complété par l’action des industries de la région toulousaine, ou encore par la mobilisation de l’ensemble des biotech pour fournir des tests de dépistage.
Un processus d'appropriation collective
Cette guerre de l’information et de confrontation de deux philosophies semble décalée en cette période de crise sanitaire, économique et sociale. Mais elle est inévitable, car elle marque une rupture et permet le changement collectif. « L’innovation est une destruction créatrice. La nouveauté doit faire l’objet d’une appropriation. Cette idée est majeure pour les sciences sociales comme pour les pratiques gestionnaires. L’innovation représente ainsi une activité collective. »(1) La guerre d’information dans le contexte d’innovation est nécessaire car repose sur le développement simultané de la création et de la destruction.
Rémi Heintz
- Norbert Alter L’innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000.