Les effets de la crise sanitaire, économique et sociale due à l’épidémie de COVID-19 n’épargneront pas la vie intellectuelle et artistique. En cette période de déconfinement, le principe de précaution prévaut : les grands rassemblements et événements culturels ne pourront pas avoir lieu cet été. Les grands musées resteront fermés les semaines à venir. Les retentissements économiques seront majeurs sur ce pan de notre économie lié au tourisme et à notre attractivité internationale. L’annulation des festivals estivaux est estimée entre 2,3 et 5,8 milliards d’euros de pertes. Les restrictions imposées au musée entraineront une diminution estimée à plus de 50 % de leur chiffre d’affaire sur l’année 2020. Les institutions artistiques d’envergure internationale font le bilan. Et les pertes se chiffrent en centaine de millions de dollars.
Un marché en mutation
Face aux restrictions, les institutions publiques et les acteurs du marché de l’art et de la culture tentent de s’adapter rapidement pour maintenir l’exposition des œuvres, mais aussi les transactions. Les galeries et foires ont développées, avec l’aide des nouvelles technologies, des solutions d’expositions numériques. La Frieze, foire d’art contemporaine londonienne, a créé pour son évènement annuel, en mai 2020, une viewing room. Cette migration numérique est une révolution dans ce milieu traditionnellement fermé, rétif aux solutions digitales, où les prix se chuchotent et restent confidentiels.
Par ailleurs, les plus petits acteurs ou les artistes eux-mêmes se sont mobilisés pour assurer le maintien des transactions et vendre leurs œuvres en direct ou pour des associations. Il s’agit par exemple de l’initiative d’Artist support pledge, qui a utilisé uniquement les réseaux sociaux pour faire son travail de communication et d’influence. La crise du COVID et le confinement mondial a été un catalyseur pour accélérer le passage du monde de l’art au numérique.
La nouvelle offensive des GAFAM
Cette situation est également une aubaine pour les géants du web : les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Le marché devenant numérique, une place pour les grands influenceurs de notre monde se créé. Google a activé une stratégie de communication massive. Récit d’une attaque du marché préparée et bien organisée. En 2011, Google a créé Google Art Project, un service dédié à l’art. Cette plateforme est restée confidentielle, principalement utilisée dans le cadre des recherches des étudiants en art, elle recensait 150 musées et 32 000 œuvres d’arts, pour environ 55 000 musées dans le monde. L’accumulation des œuvres démarrait, sans publicité.
L’offensive de Google a commencé en 2018 avec le changement de nom de sa plateforme culturelle : Google Art Project devenait Google Art & Culture ; et le lancement très médiatisé de la première exposition cent-pour-cent en ligne regroupant le plus grand nombre d’œuvres de Frida Kahlo, jamais réunies. Google Art & Culture a été identifié par Alphabet, Maison mère de Google, comme un relais de croissance. Les attentes sont importantes : les revenus générés doivent avoir des taux de croissance supérieurs à ceux de l’ensemble de l’entreprise américaine.
La France bien ciblée
En pleine période de confinement, l’offensive est poursuivie par une guerre informationnelle bien rodée. Les réseaux ont été minutieusement sélectionnés, et le message a été ciselé. Pour le marché français aucun moyen de communication n’est épargné : la presse généraliste et d’information est influencée par de nombreuses dépêches, favorables à Google Art & Culture. La cartographie des relations a été minutieusement préparée. La presse spécialisée dans l’art mais également dans les milieux annexes : Architecture, Design, et mode relaient un message portant des valeurs de générosité, accessibilité et qualité. Enfin, les réseaux sociaux ont été utilisés en communication directe avec le compte Twitter de Google Art & Culture, ou indirect avec des influenceurs (ici nous prenons l’exemple de MLB The Show, suivi par 230 k d’abonnés). Le cas de Google n’est pas isolé. L’ensemble des GAFAM sont mobilisés dans cette captation du marché.
La démarche de Google Art & Culture, en reproduisant les œuvres, n’est pas répréhensible. Les pièces représentées sont, pour la plupart, tombées dans le domaine public. De plus le travail de référencement est fait avec l’aval des institutions possédant les œuvres. En revanche, à travers les notions de liberté, d’accessibilité et de modernité mis en parallèle avec le monde confiné, Google souhaite donner à Google Art & Culture une place institutionnelle. Le choix de ce timing, pour une offensive massive, est une façon habile de masquer le but : la maîtrise de l’information et des données à des fins d’exploitation par la maison mère ou par un tiers. L’objectif des GAFAM, longuement analysé dans des contextes de guerre d’information, n’est plus un mystère. En collectant nos données Google peut suivre le raisonnement des individus, mais également influencer ces derniers en leurs envoyant des informations dans le but de faire évoluer leurs propres consommations. Le don a toujours une contrepartie. L’Art et la culture était un des derniers bastions libres.
L'importance des programmes nationaux de numérisation culturelle
Sur le sujet de la captation des données, et de leurs potentiels manipulations, la contre-attaque informationnelle passe principalement à travers un certain nombre de lanceurs d’alertes se trouvant dans nos institutions publiques. Les premiers politiques Français à réagir se sont concentrés sur la notion de moyens, en déplorant le manque d’acteurs nationaux et la longueur d’avance de Google. C’est le cas de Bertrand Lavaud, adjoint au maire du XVIIe arrondissement et consultant en numérique, dans sa tribune dans Les Echos. La réponse du Ministère de la Culture a été de renforcer les programmes nationaux de numérisation des contenus culturels.
Dans un second temps, la question des méthodes et du but de Google a été soulevée par des enquêteurs allant plus loin en décrivant précisément moyens et armes utilisées par Google face à nos institutions et directeurs de musée. Cette démarche défensive, d’apport de clefs de lectures par la presse aux dirigeants, est très intéressante.
Grace à ces alertes et décryptages, les conservateurs se mobilisent pour une nouvelle culture. La présidente du musée Guimet assume une politique de recentrage et relocalisation des expositions. En affirmant vouloir valoriser les fonds méconnus des musées et arrêter de déplacer les œuvres, Sophie Makariou contre-attaque le modèle d’hier, où les expositions étaient jugées au nombre de chef d’œuvres exposés et non à la médiation culturelle. Un article décryptant la dernière exposition du Louvre expose les rouages et ce jeu. Google Art & Culture est ainsi relayé à un modèle passé, et la vision de demain semble sans GAFAM, mais avec un travail scientifique minutieux de commissariat et médiation. Cette vision a été fortement relayée par les influenceurs, conservateurs et acteurs de la culture sur les réseaux sociaux. Ce fut, par exemple, la story Instagram de Paul Perrin, conservateur au Musée d’Orsay.
Rémi Heintz