Conflits informationnels autour des chargeurs de portable

Un siècle et demi après la révolution industrielle, et suite à la naissance des mouvements écologistes et de nombreuses études scientifiques, l’Homme prend progressivement conscience que son action a un impact sur l’environnement. Ce changement de vision a surtout lieu en Occident, et plus particulièrement en Europe, où les mentalités des consommateurs évoluent progressivement dans le sens d’un « mieux consommer » et dans une économie plus durable. Mus par ce changement de paradigme sociétal, les mondes politiques et économiques s’adaptent, tant par véritable conscience écologique que par opportunisme… et c’est notamment le cas au parlement Européen. C’est dans cette arène aux multiples acteurs et aux différents niveaux d’enjeux que se jouent de complexes parties d’échecs, et particulièrement sur la question des chargeurs d’appareils mobiles.

Il convient tout d’abord de restituer les faits qui marquent les jalons de la confrontation qui nous intéresse ici :

  • Il y a 10 ans, fin 2019, émergeait à la commission européenne de nouvelles normes qui encourageaient les fabricants de téléphones à déployer des chargeurs universels. Jusque-là, chaque industriel  proposait son propre matériel, évidemment non compatible avec celui de ses concurrents. L’esprit de ces normes européennes était à la fois concurrentiel et écologique : un consommateur pourrait facilement changer de marque sans devoir mettre au rebut tous les équipements liés et avec l’obligation d’en acquérir de nouveaux. L’effet a été notable et, une décennie plus tard, on ne compte plus que 3 types de chargeurs quand il en existait dix fois plus auparavant.
  • Fin janvier 2020, une nouvelle étape est initiée par le lancement de débat ayant vocation à aboutir d’ici la mi-2020 à une législation contraignante imposant un unique type de chargeur sur tous les téléphones commercialisés en Europe : l’USB-C. Les objectifs poursuivis sont les mêmes que 10 ans auparavant.


Face à ces nouvelles législations, une entreprise freine pourtant des quatre fers : APPLE.

Le combat d'APPLE


La firme à la pomme est en effet la créatrice et l’unique utilisatrice de l’un des 3 matériels restants : le port Lightning. Face à ce port très spécifique, ses 2 concurrents sont le micro-USB et l’USB-type C qui ont été adoptés par tous les autres fabricants, notamment SAMSUNG et HUAWEI, qui partagent avec APPLE le podium mondial du secteur . La réalité de ce conflit commercial et informationnel, c’est donc tout d’abord le combat d’APPLE pour maintenir sa spécificité face à une standardisation demandée par le législateur, le secteur industriel et la société en générale.

Invoquant à la fois la nécessité d’une diversité des technologies pour maintenir un élan d’innovation, et l’impact écologique que provoquerait l’abandon de son port compte tenu du remplacement nécessaires de tous les accessoires de ses appareils, APPLE joue justement sur la fibre écologique pour maintenir son système à part, source d’importants profits de par les ventes qu’il engendre auprès d’une communauté d’utilisateurs globalement fidélisée. Compte tenu que l’entreprise n’avait pas eu autant de scrupules lors l’abandon de la prise jack sur son matériel, ce qui lui avait permis de vendre de nouveaux adaptateurs et accessoires à ses clients sans soucis de l’augmentation de l’empreinte écologique engendrée, on comprend que la logique du combat d’APPLE est davantage économique ici, d’autant que la firme se targue justement d’être une bonne élève en matière d’écologie.

Face à cette démarche de standardisation et au-delà des arguments écologiques, l’entreprise de Cupertino a tenté de faire jouer son influence auprès de l’institution européenne. D’une part elle a augmenté considérablement son budget de lobbying à Bruxelles pour travailler dans la durée : de 250 000 € en 2011, il est monté à 2 250 000 € en 2017, soit une hausse de 800% en 6 ans. D’autre part en rencontrant des responsables européens, notamment des membres du cabinet d’Elżbieta Bieńkowska, commissaire européenne, spécifiquement sur la question des chargeurs, et même directement Ursula von der Leyen, présidente de la commission européenne à Bruxelles lors du dernier Forum économique de Davos. La proposition de loi ayant pourtant commencé son cheminement au parlement, on ne peut que constater ici l’échec de ce lobbying, tout du moins concernant la préservation de son porte Lightning.

La concurrence en embuscade


S’intéresser à cet échec, c’est comprendre que d’autres forces ont été en mouvement en même temps, et que si APPLE a su rencontrer des dirigeants européens sur ce sujet, d’autres ont peut être su cibler les personnalités plus influentes et dans de meilleurs contextes. Comme indiqué précédemment, l’entreprise fait ici front seule face aux secteurs, et il va sans dire que ses concurrents ont tout intérêt à voir une telle législation se mettre en place : elle le permettrait de vendre leurs accessoires aux utilisateurs d’APPLE, et peut être même de récupérer des parts de marchés face à un adversaire affaibli. C’est à travers ce prisme qu’on va maintenant s’intéresser aux actions de SAMSUNG.

  • Grand concurrent d’APPLE, leader mondial du secteur, le coréen a également été réticent à l’intégration d’un chargeur universel et préféré conserver le micro USB dans une premier temps, pour les mêmes raisons de maintien de son écosystème, puis a finalement joué le jeux de la standardisation. Dans cette phase de réticence comme celle de la coopération, SAMSUNG a travaillé Bruxelles sur la durée avec les mêmes armes que son adversaire : un budget renforcé (1 250 000 € en 2020 , quasi nul en 2011 , avec un pic à 2 000 000 en 2015), et des rencontres de dirigeants… Notamment Anthony Whelan (digital policy adviser de Ursula von der Leyen) directement à Bruxelles et sur la question des chargeurs commun, alors que quelques jours avant APPLE rencontrait la présidente de la commission à Davos. Entre rencontre entre deux conférences à un forum international avec un grand responsable, ou réunion directement dans ses locaux avec son conseiller sur les sujet numériques, on peut observer que la seconde est plus efficace : 2 jours plus tard, la loi sur les USB type-C était annoncée.
  • En conflit avec APPLE depuis de nombreuses années, SAMSUNG a surement vu ici l’opportunité de bousculer la position de son adversaire en Europe, et occuper le terrain là où ses deux principaux concurrents pourraient être en difficulté pour diverses raisons : économiques pour APPLE qui devra faire face à la remise en cause de son écosystème et qui, contrairement à SAMSUNG, n’a pas su sentir le vent tourner et basculer à temps vers le standard ; politico-économiques pour HUAWEI qui a du mal à faire son trou sur le vieux continent face à la méfiance engendrée par les soupçons d’espionnages par la République Populaire de Chine.


Le débat est loin d'être clos, et les résultats de l’examen du projet de chargeur standard permettront d’observer les évolutions de ce conflit informationnel.

 

 

 

Arnaud Laborde