Stratégies d'encerclement cognitif à propos du changement des modes de consommation

 A l’instar du monde dans lequel elle évolue, la société française est soumise, en ce début de XXème siècle, à de très nombreux changements. L’avènement des technologies de communication, la prise de conscience des impacts écologiques des activités humaines, la repolarisation du monde… sont autant de facteurs qui engendrent et guident cette mutation. La transformation de l’environnement informationnel dans lequel évolue la population engendre un changement des modes de consommation et du contexte législatif.

Un des changements engendrés par ce nouvel environnement est la volonté croissante de la population de consommer mieux. Cette nouvelle attente se traduit de deux façons : une mise en valeur progressive des circuits courts, pour mieux consommer pour l’environnement, et l’achat de produits meilleurs pour la santé, pour mieux consommer pour soi. Pour pouvoir appliquer ce second principe, il est nécessaire que les consommateurs puissent disposer d’informations fiables, et c’est sur ce point que se livre une guerre informationnelle féroce.

Les initiatives controversées


Les premières opérations de cet affrontement se sont d’abord jouées dans les coulisses des institutions officielles. Une première volonté d’affichage simple, un feu tricolore qui témoignerait du caractère nutritionnel plus ou moins bon du produit, est proposée au Parlement Européen avant d’être écrasée en 2011 par le lobby industriel suite à une campagne de communication massive auprès des élus dans laquelle il a investi près d’un milliard d’euros Un affichage complexe et basé sur les valeurs par quantité et en pourcentage des apports recommandés est finalement adopté.

La contre-attaque vient en France en 2016 de l’Assemblée Nationale qui, dans le cadre de la loi de modernisation du système de santé, met en place un affichage multicolore aisément compréhensible du plus grand nombre : le Nutri-score. Bien que facultative, cette mesure est fustigée par les groupes agroalimentaires qui évoquent une stigmatisation de leurs produits et les dangers économiques qu’elle représenterait. Ceux-ci avaient en vain proposés d’autres affichages, puis d’en déployer plusieurs parallèlement « pour voir le plus efficace », ou plus vraisemblablement pour entretenir la confusion chez les consommateurs. Ce nouvel affichage, soumis dès son déploiement à la bonne volonté des industriels, peine donc à se mettre en place.

Manœuvre d'encerclement cognitif avec l'application mobile Yuka


Face à la stratégie de flou informationnel poursuivie par les industriels, et à l’ère des smartphones et d’Internet, la réponse ne pouvait venir que des consommateurs eux-mêmes. Cette réponse prit notamment la forme d’une application mobile : Yuka. Cette application, née en 2017, a vocation à fournir à ses utilisateurs des données sur les produits qu’ils achètent. Informations nutritionnelles, présences d’additifs et origines du produit (sa « dimension biologique ») sont analysés et aboutissent à une note sur 100. Un moyen rapide d’évaluer ses aliments avant de les mettre dans le panier.

L’application connait un succès croissant et le nombre de téléchargement va en augmentant : en janvier 2019 étaient annoncés 8 millions de d’utilisateurs,  11 millions à l’été et 17 millions en décembre. La preuve que la problématique soulevée est véritablement un question de société L’engouement autour de cette application est évidemment perçue comme une menace par le lobby agro-alimentaire qui voit au travers de cet outil un risque pour l’image de ses marques. Sourçant au départ ses données dans la base indépendante et collaborative Open Food Facts, puis ayant par la suite construit sa propre base, Yuka s’est placée hors de portée de leur influence et mis en place ce qu’ils redoutaient : une évaluation indépendante et explicite de leurs produits, aisément accessible.

La guerre des plateformes


Face à cette attaque informationnelle, les lobbyistes de l’ANIA (ou association nationale des industries alimentaires) ont du trouver un axe de contre-attaque. Se défendant d’un affichage trop complexe car il serait « trop complet », ils annoncent tout d’abord travailler à une base de données exhaustive des produits alimentaires qui pourra ainsi alimenter les applications dont ils ne nient pas l’utilité face à la demande des consommateurs. Ce faisant, l’ANIA s’efforce donc d’apparaître comme un acteur pleinement coopératif. Le but réel de pouvoir contrôler en partie les données alimentant ces applications « rebelles » semble pourtant évident.

Se fondant sur cette base qu’il souhaiterait officielle, Le lobby annonce ensuite l’arrivée d’ici la fin du premier trimestre 2020 d’une plateforme numérique permettant de l’alimenter et d’y accéder: Num-Alim. Cet outil, présenté comme utilisant des donnes « ouvertes, fiables et exhaustives », apparaît donc comme un concurrent d’Open Food Fact mais alimenté et surveillé par les professionnels. Lors de l’annonce d’Alim-Num, la création de nouvelles applications mobiles est clairement encouragée. Il semble donc que l’ANIA, en plus de souhaiter contrôler au maximum les données transitant sur les produits alimentaires, espère réduire l’impact de Yuka par l’augmentation du nombre d’application du même type.

L’association s’efforce également dans ce but de mettre en avant les plus de sa base par rapport à celle de son adversaire, sans doute pour que d’éventuelles start-up se saisissent de ces données qu’elle peut fournir. Les communiqués insistent ainsi sur la possibilité de tracer par exemple l’origine des produits au travers d’éléments de langages assez identifiables : qui ne voudrait pas savoir où sont cultivés les petit-pois de la boite qu’il s’apprête à acheter ?  Suite au lobbying déjà effectué par les industriels lors des différents affichages, les axes d’attaques informationnelles de l’ANIA sont néanmoins apparus évident aux yeux du public et ont été décriés par les médias, seulement défendus par des entités dépendant directement de l’association. Il restera à juger lors du déploiement de Num-Alim de l’efficacité de cette campagne.

Des défaillances dans la plateforme Yuka


Si la tentative des industriels pour faire de l’ombre à Yuka semble être vouée à faire long-feu, d’autres voix s’élèvent néanmoins pour faire la critique de l’application. Son principe même n’est pas remis en cause, ni son utilité qui est largement saluée, d’autres éléments ne font pas consensus. Certains relèvent tout d’abord que la base de données de Yuka elle-même n’est pas à l’abri d’erreurs, notamment du fait qu’elle est alimentée par les « utilisateurs », ce qui laisserait donc une porte d’entrée dérobée aux industriels qui souhaiteraient revoir la notation de certains produits. Si ces accusations sont réfutées par l’application, elles sèment néanmoins une graine de doute que viennent encore alimenter ce que certains voient comme erreurs ou partis pris.

Le système de notation lui-même est remis en cause, notamment par Serge Hercberg dont les travaux sont à l’origine du Nutri-Score. Le questionnement général notamment revient sur la proportion donnée aux 3 éléments évalués et cité précédemment, et sur la rigueur scientifique avec lesquels ils seraient associés.Il faut néanmoins noter que le docteur Hercberg, même critique sur cette notation, considère comme des outils utiles ces applications qui montrent ainsi aux industriels l’inutilité de combattre l’affichage proposé par le Parlement… témoignant ainsi du fait que si la guerre entre Yuka et les industriels ne fait sans doute que commencer, celle qui l’a provoqué n’est pas encore terminée.

                                                                                                                                                                                                                                                     Arnaud Laborde