La guerre de l'information franco-italienne au sein du groupe EssilorLuxottica

La fusion franco-italienne entre Essilor et Luxottica, en 2017, a donné naissance à un géant de l’optique valorisé à 46 milliards d’euros. Cette fusion verticale de sociétés complémentaires d’optique ophtalmique (Essilor) et de lunetterie (Luxottica) offre à l’Europe un leader mondial sans adversaire à sa hauteur : EssilorLuxottica. Porté par un réseau de distribution éprouvé, la société a des objectifs de croissance élevés, soutenue par l’innovation technologique et la pénétration de nouveaux marchés.

Ce rapprochement aura nécessité une mise en place d’une gestion commune, une flexibilité et une stratégie d’intelligence culturelle (projection à long terme, et recours aux ressources collectives locales). Dans ce contexte, un directoire mixte et d’expert a été mis en place, offrant un exécutif bicéphale et un directoire conjoint, entre Essilor et Luxottica. Toutefois Luxoticca reste majoritaire avec 31% des droits de vote via Delfin, la holding personnelle de Léonardo Del Vecchio, fondateur de Luxottica.

Les résultats de 2019 soulignent le succès opérationnel et financier de cette fusion. Le chiffre d’affaire a atteint 17,4 milliards d’euros, soit une croissance de 4,4% à taux de change constant et un résultat net frôlant les 2 milliards d’euros. Les prévisions de croissance et budgétaires pour 2020 sont également optimistes, bien qu’une partie de la presse économique internationale remette en question la pérennité de cette fusion pourtant récente.

Passé les premiers mois de fusion sans histoire, les premiers éléments de mésentente entre membre du directoire fuitent dans les réseaux. Depuis 18 mois, la bataille fait rage entre les clans français et italiens par articles de presse interposés. Chacun se renvoie la responsabilité de la rupture du dialogue et se bat selon ses règles : dialogue et argument pour les Français, menace et invective pour les Italiens.

Une aubaine pour un fond activiste


Fin aout 2019, Third Point LLC rentre au capital d’EssilorLuxoticca, avec une participation de 700 millions d’Euros. Le fond activiste a pour objectif à court terme de challenger le groupe dans son programme d’économie et d’accélérer sa transition managériale. Les rôles et méthodes des fonds activistes sont bien connus et largement décrits dans la presse spécialisée.

L’objectif d’un tel fond n’est pas la capitalisation de l’entreprise achetée mais la capitalisation et le retour sur investissement du fond lui-même. Pour imposer leur décision et augmenter leur gain à moyen terme, tous les moyens de pression sur les dirigeants sont bons : procédures judiciaires, attaques informationnelles, lobbying agressif, etc. Third Point LLC et son propriétaire, le milliardaire américain, Daniel Loeb, en sont des experts. A l’actif de Third Point LLC, le démantèlement fructueux de Sony, la déstabilisation de Nestlé ou encore de Prudential plc sont des modèles en la matière.

Chez EssilorLuxottica le programme d’économie a été porté principalement par Franscesco Miller, du clan Italien, patron  de Luxottica. Mais c’est également lui qui semble ralentir le travail du comité d’intégration des deux entités. Tant que les déstabilisations informationnelles perdurent et attisent la crise, la synergie et la fusion ne se font pas. Le double jeu est sans équivoque.

L'affaire Thaïlandaise, facteur de déstabilisation


Dans ce contexte, en décembre 2019 éclate une affaire de cyberattaque, au sein de la filiale thaïlandaise d’Essilor. En moins de 6 semaines, 190 millions d’euros ont été détournés, couvrant 17 juridictions, et impliquant 5 salariés locaux. Essilor a répondu rapidement et a mis en place des mesures correctives : salariés licenciés et un contrôle renforcé, en transparence avec les marchés. Cette cyberattaque nous pousse à nous poser deux questions : est-ce une attaque indifférenciée ou est-ce une attaque ciblée ? Et, dans le cas d’une attaque ciblée, à qui profiterait-elle ? Les enquêtes non rendues publiques ne permettent pas de révéler ce point.

Début Mars, le président, patriarche italien de 84 ans, Leonardo Del Vecchio, à l’issue de cette crise résolue demande au conseil la démission de Laurent Vacherot, un des deux directeurs généraux opérationnels, pour placer à la tête du groupe son poulain, Francesco Milleri, le second directeur général opérationnel. Le conseil d’administration n’a pas suivi. Entre temps la guerre d’information fait rage, des articles à la promotion de Leonardo Del Vecchio fleurissent, d’autres annonçant une crise interne refont surfaces. Il s’agit d’une déstabilisation par l’information, une volonté d’utiliser une crise passée pour imposer au groupe une prise de pouvoir 100% italienne.

Un clan français déstabilisé, réponse informationnelle et réponse opérationnelle


La volonté de prise de pouvoir du clan italien n’est plus un mystère, l’arrivée au capital d’un fond activiste connu pour être virulent, non plus. Le conseil d’administration d’Essilorluxottica reste ferme dans ses choix et décisions. Afin d’apaiser les tensions, et maintenir le succès opérationnel, la nomination d’un directeur général global et unique est annoncé pour fin 2020. Des communiqués de presse officiels rappellent également le succès de cette entreprise commune. La mission d’EssilorLuxottica est mentionnée dans chacun des articles : donner accès à des lunettes à 4,5 milliards de personnes souffrant de mauvaise vue dans le monde.

Le plus grand marché pour EssilorLuxottica avec 600 millions de personnes ayant une mauvaise vision non corrigée, est la Chine. La réponse à cette crise serait-elle l’Asie ? Dans ce contexte de guerre de déstabilisation informationnelle, un chantier tel que la prise du marché asiatique pourrait-elle concentrer les énergies ?  La Chine représente un marché à fort potentiel pour EssilorLuxotica, un terrain de jeu pour l’innovation produit autant que pour le retail. Jeudi 26 Mars, Essilor a annoncé un partenariat avec Alibaba Rural Taobao pour corriger la problématique des troubles de la réfraction sur la totalité du sol chinois, et en particulier dans les zones rurales (loin des réseaux de distributions, la force de Luxottica). De plus la réponse d’Essilor face à la crise du Coronavirus a été salué dans les industries.

La fin de cet énième épisode de crise est marquée par l’annonce, le vendredi 27 Mars 2020, de la demande du PDG, Laurent Vacherot, ciblé par la guerre d’information du clan Italien, d’accéder à ses droits à la retraite. Son successeur présumé, Paul du Saillant directeur général délégué, est connu pour les liens opérationnels étroits qu’il a su développer avec les équipes italiennes.

La résilience française face aux déstabilisations internes


Le clan Italien tout en servant le besoin de pouvoir de son directoire semble sous-estimer le risque du fond souverain fraichement monté au capital, et fait preuve de myopie en ne prenant pas en compte la nécessité de vision à long terme pour une structure de cette envergure.

A contrario, la réponse informationnelle et opérationnelle d’Essilor démontre la résilience et l’efficacité d’un management français, imprégné des réalités de terrains, issu des coopératives ouvrières. Malgré cette crise d’envergure, des attaques informationnelles, et un changement de direction général, Essilor, par son jeu collectif, mène le groupe vers la croissance et la conquête de marché en résistant aux stratégies de déstabilisation interne.

 

Rémi Heintz