Guerre de l’information autour de la prise de contrôle de l’entreprise allemande Kuka Robotique
Dans une société peu sujette aux débats passionnés, le souvenir reste vif outre-Rhin lorsque l’on évoque le rachat de la société Kuka AG – symbole du « Made in Germany » – par des fonds étrangers en 2016. En l’espace d’un an, ce fleuron allemand et européen est passé sous le contrôle d’une société chinoise (le groupe Midea), et sa branche américaine a été vendue à la société américaine AIT, condition sine qua non des autorités américaines à la réalisation de l’opération germano-chinoise. Opportunité de croissance à court terme, ou perte d’un fleuron européen, de ses savoir-faire et de ses emplois à plus long terme ? La question s’est légitimement posée – et est toujours d’actualité. Qu’en est-il réellement du bien-fondé de cette opération et de la sauvegarde des intérêts allemands - et européens - à plus long terme ?
Retour sur une prédation économique étrangère autour de la société Kuka. Comment les parties prenantes à l’affaire ont-elles géré cette situation, quels ont été les éléments de confrontation informationnelle, et quel est le bilan qui peut être dressé 3 ans plus tard ? Au travers de ces éléments se pose la question centrale : les capitaux des entreprises européennes peuvent-ils rester ouverts dans leur entièreté à la prédation internationale ou doivent-ils être protégés, par l’état, voire par l’Union Européenne ?
Quelles forces en présence sur le dossier ?
Kuka AG tout d’abord. Cette société bavaroise, spécialisée dans la robotique et l’automatisation de production a été fondée en 1898 et pesait en 2016 trois milliards d’euros de chiffre d’affaires (ce dernier a triplé sur la période 2009-2016) pour un total de 12.000 employés et 25 filiales dans le monde (Europe, Asie, Amérique). Sa branche robotique équipe notamment les chaines d’assemblages des plus grands donneurs d’ordres automobile (Audi, BMW, Daimler) ou aéronautique (Airbus). Elle équipe aussi l’agro-alimentaire ou la construction. Ses marchés sont en croissance, ses clients solides et positionnés sur des marchés porteurs. La société affiche une santé financière robuste malgré une rentabilité moyenne et cherche à se développer sur le marché asiatique.
Le groupe chinois Midea est quant à lui plus jeune - fondé en 1968 - mais financièrement extrêmement puissant. Ses activités, diversifiées, vont du traitement de l’air, à l’électroménager, la climatisation, la logistique intelligente, le big data, en passant par l’automatisation industrielle. Des chiffres 10 fois supérieurs à Kuka, un chiffre d’affaires de 39,5 milliards de dollars en 2019 et plus de trois milliards de dollars de résultat sur la même période. Avec un effectif de plus de 150.000 employés, le groupe se développe à toute vitesse et rachète une multitude d’acteurs historiques, étrangers, et notamment européens.
Dans cet environnement économique, les états bien entendu sont présents. L’état allemand - qui traditionnellement ne s’immisce pas ou peu dans les affaires économiques -, mais aussi l’état américain qui garde un œil vigilant sur les transactions susceptibles d’avoir un impact sur ses intérêts nationaux. Deux organismes américains sont ainsi parties prenantes au dossier : le CFIUS (Committee on Foreign Investments in the United States) et le DDTC (Directorate of Defense Trade Control).
Le panorama ne serait pas complet sans d’autres acteurs économiques européens sollicités par l’état allemand afin de prendre des participations dans la société Kuka mais qui n’ont pas donné suite : l’allemand Siemens et le Suisse ABB. Pas intéressés (voire ne proposant pas des conditions assez attractives selon des révélations du PDG de Siemens fin 2018). Faisant un parallèle avec un sujet d’actualité, cela ressemble à la situation rencontrée par la société française Photonis actuellement en vente et approchée par des acteurs américains mais sans proposition française ou européenne.
Retour en arrière quant à cette « Affaire Kuka »
Le groupe Midea est entré au capital de Kuka en février 2016 en rachetant 13,5% des parts de l’entreprise et a soumis une offre de rachat d’actions en mai 2016 pour 4,6 milliards d’euros, portant les parts du groupe Midea à 94,55% de la société Kuka AG. Il est à noter que 25% des parts étaient détenues par un actionnaire allemand, la société Voith, qui s’est également vue proposée le rachat de ses parts pour 1,2 milliards d’euros. Midea a su faire une offre attractive auprès des actionnaires en leur rachetant leurs actions à un tarif bien supérieur au cours en vigueur. A ce sujet, le patron de Voith, Hubert Lienhard, a déclaré dans un entretien au journal économique allemand Handelsblatt en 2016: "Nous nous considérons clairement comme les gagnants"… Vraiment ?
Le gouvernement allemand, n’ayant pas trouvé, ni les arguments de blocage (notamment juridiques), ni de repreneurs allemand ou européens, a donné son feu vert à l’été 2016, soit trois mois après l’offre initiale de Midea. Est-on sûr que durant ce laps de temps toutes les options ont sérieusement été envisagées ?
Par ailleurs, compte tenu de l’implication de Kuka dans des applications militaires et de sécurité aux États-Unis (notamment dans la fabrication aéronautique – tout comme en Europe !), les CFIUS et DDTC américains se sont également penchés sur ce dossier, et en particulier sur la filiale américaine du groupe bavarois : Kuka Systems Aerospace North America. Ainsi face à la crainte de fuites de savoir-faire au profit du repreneur chinois, la société Kuka a été contrainte de céder sa filiale à une société américaine : AIT – Advanced Integration Technology.
Cette situation met clairement en évidence une impuissance des autorités européennes, et en particulier allemandes, à peser dans le processus décisionnel du rachat d’un de leur fleuron national, à se coordonner avec les acteurs économiques en présence, et le bilan est sombre : ni plus ni moins qu’une vente au détail de notre industrie, une branche de pointe cédée à une société américaine, le groupe cédé dans son ensemble à une société chinoise, et un avenir de facto incertain pour les savoir-faire, les emplois et les perspectives de Kuka.
Une guerre de l'information : quels enjeux et quelles contradictions ?
Une lumière crue a subitement été jetée sur un cas concret de tentative - réussie - de prise de contrôle d’une société européenne, par un fond étranger sur la base de critères essentiellement financiers, et de promesses in fine non tenues. Des contradictions apparaissent dans le jeu des acteurs et dans les faits, tel que nous l’observons trois ans après l’affaire.
Sous l’angle de la sphère économique : une opération financière juteuse et des garanties… mais une stratégie exclusivement chinoise.
Kuka et ses actionnaires signent une opération financièrement attractive : nous l’avons vu précédemment, des actions vendues au-delà de leur prix réel, un investisseur puissant en mesure de dynamiser le groupe et de renforcer l’accès à un marché important : le marché asiatique.
La rapidité de la transaction surprend (3 mois entre l’entrée initiale au capital de Kuka par Midea et leur proposition de rachat). En s’y penchant de plus près on constate que cette opération n’est pas isolée, et semble même correspondre à une stratégie coordonnée visant à capter des technologies, des savoir-faire de sociétés européennes au profit d’intérêts chinois. En effet, le groupe Midea et d’autres sociétés chinoises ont réalisé des opérations similaires en Europe mais aussi dans d’autres régions du monde. Pour n’en citer que quelques-unes on retiendra : le rachat par Midea en 2017 de la société israélienne Servotronix motion control, le rachat par ChemChina (numéro 1 de la chimie en Chine) du fabricant de produits agricoles Syngenta (suisse), du constructeur de pneumatiques Pirelli (italien) mais aussi du fabricant allemand de machines-outils KraussMaffei, ou bien le rachat par Estun Automation de la société anglaise Trio Motion Technology…
Ces opérations semblent s’inscrire dans la stricte lignée du plan chinois « Made in China 2025 » visant à développer des entreprises chinoises dans les secteurs technologiques de pointe (IA, robotique, etc.) et à capter leurs savoir-faire, l’Europe demeurant une cible privilégiée. L’objectif clairement affiché n’est pas d’investir pour développer, ou maximiser les profits d’une entreprise européenne, mais bien de capter les technologies permettant de développer l’industrie chinoise et de s’assurer un rôle de premier plan en ligne avec leur stratégie nationale. Est-ce une coïncidence que les garanties conclues avec Kuka ne courraient que jusqu’en 2023 (maintien du siège, de la R&D, des emplois…) ?
Sous l’angle de la sphère politique : un risque pour la souveraineté et l’économie nationale.
L’état allemand identifie des risques : prise de contrôle par une puissance étrangère, délocalisation, transfert de technologies « made in Germany » et d’informations (de deux ordres : i) les savoir-faire de fabrications des robots mais aussi, ii) des procédés de production des clients de Kuka : automobile, aéronautique et autres). Cela peut conduire au développement de concurrents asiatiques, et à terme à la destruction d’emplois et à un impact économique en Allemagne. Il est cependant surprenant que face à ces risques, la décision soit prise très rapidement de donner le feu vert à cette opération (en août 2016, soit 3 mois après l’offre chinoise). Malheureusement faute d’alternative industrielle et d’arguments juridiques (malgré une tentative infructueuse d’utiliser la raison de sécurité nationale), le gouvernement n’a pu peser sur ce dossier.
Même risque, traitement différent aux États-Unis. Ainsi arguant un risque d’atteinte à des activités militaires et de sécurité, un veto est mis sur l’opération, et ce dernier s’est avéré payant comme nous avons pu le voir précédemment. Une fois la filiale américaine « Kuka Systems Aerospace North America » vendue à un acteur américain (AIT - Advanced Integration Technology -), ce blocage n’avait plus de raison d’être et le gouvernement américain donnera son assentiment à l’opération en décembre 2016.
Sous l’angle de la sphère sociale : des risques pour le maintien de la stratégie et des emplois, des promesses non tenues.
Face à une potentielle perte de contrôle décisionnel, stratégique, managérial, voire technologique, il est demandé que cette cession s’accompagne de garanties. Ainsi des garanties seront apportées par Midea en vue de conclure le rachat, telles que : garantie sur la protection des données sensibles récoltées par les robots chez les clients, maintien de la direction et du siège de Kuka en Allemagne, maintien des emplois (12 .600) pour les 7,5 ans à venir (soit jusqu’en 2023), maintien des équipes R&D et des sites de production en Allemagne, indépendance de Kuka en Europe, aide au développement en Chine. Bien que limitée dans le temps, les garanties semblent solides, nous verrons que malheureusement, comme dit l’adage, les promesses n’engagent que ceux qui y croient…
Quel bilan 3 ans plus tard ?
La presse locale se fait régulièrement l’écho de craintes sur la pérennité des emplois de Kuka et des difficultés de l’entreprise, de même qu’une crainte pour ce secteur industriel, en partie due à une conjoncture moins favorable sur le marché de la production automobile (d’autres crises étant passées par là : diesel gate, baisse des marchés européens et asiatiques, guerre commerciale US/Chine, etc.). Les derniers chiffres évoqués mi-décembre 2019 font état de transferts et suppressions de 350 postes dans un horizon proche.
Au niveau de la gouvernance de l’entreprise, on peut noter un autre engagement non respecté, à savoir le départ du PDG Till Reuter deux ans après la vente. Ce dernier avait été maintenu à son poste et prolongé jusqu’en 2022, mais il a néanmoins quitté l’entreprise en 2018. La raison invoquée : « la dégradation de la relation de confiance avec l’investisseur chinois »... Les profils des trois principaux dirigeants de la direction actuelle de Kuka, montrent une prédominance de la sphère financière (l’actuel PDG est l’ancien directeur financier de la société). Une nouvelle ère pour Kuka ? D’un point de vue financier, si ce n’est une hausse des investissements, on peut noter une dégradation progressive de la santé financière de l’entreprise et de son image sur les marchés. L’action qui était à 85€ lors du rachat avait commencé par croitre significativement pour atteindre 208€ par action en octobre 2017, avant d’entamer une chute continue depuis (l’action était à 36 € mi-janvier 2020). Forte dégradation de la profitabilité (qui est passée de 4,3% en 2016 à 1,1% du chiffre d’affaire en 2018) et baisse de ce même chiffre d’affaires : - 8,5% entre 2017 et 2018 pour atteindre 3,3 milliards d’euros.
Cette situation trouve-t-elle ses origines uniquement dans un ralentissement du marché automobile comme le communique Kuka ou ce rachat en 2016 y joue-t-il un rôle ? La question mérite d’être posée. Le PDG de Siemens exprimait en 2018 (à l’issue du départ du PDG de Kuka) des craintes quant à la stratégie chinoise, et envisageait l’option de créer une branche robots au sein de sa société. Quel gâchis alors qu’une fusion aurait pu voir le jour 2 ans plus tôt…Toujours est-il que Kuka a annoncé début 2019 la mise en place d’un plan de réduction des coûts de 300 millions d’euros d’ici 2021 ainsi que des réductions de postes, sans toutefois remettre en cause son plan d’investissement de 500 millions d’euros. Les chiffres avancés sont de l’ordre de 350 postes en Allemagne (mi-décembre une annonce portait sur une réorganisation de sa branche robotique et la réduction de 165 employés à Obernburg et 90 employés à Augsburg). Qu’en est-il donc du maintien des emplois jusqu’en 2023 tel que cela avait été annoncé lors du rachat ?
Evolution de la politique allemande en matière de prédation économique
Cette démarche de prédation économique de la part d’entreprises chinoises n’est pas nouvelle, ni isolée. On peut espérer que cet exemple - traumatisant pour l’Allemagne et dont l’ensemble des conséquences reste encore à apprécier - amène les autorités allemandes et européennes à un sursaut, à un renforcement du cadre régissant ce type d’opérations, et lui donnant enfin de nouvelles marges de manœuvre. Faute de quoi la situation peut être amenée à se reproduire voire même à s’accélérer.
Peut-on laisser la possibilité d’une prise de contrôle de nos sociétés, et à fortiori de nos champions nationaux, par des capitaux étrangers ? Autant il apparaît important de pouvoir continuer à bénéficier de ces investissements, à fins de développement dans un contexte globalisé, pour autant il reste vital de cadrer ce type d’opérations et d’en garder le contrôle. Ne pas se fixer des critères économiques comme seul et unique cap. Quid de la stratégie industrielle que les pays européens veulent déployer, de la pérennité de leurs entreprises et de leurs emplois ?
Fait encourageant néanmoins, l’Allemagne a acté en novembre 2019 un durcissement des règles sur les investissements étrangers dans les secteurs high tech, comme la robotique ou l’intelligence artificielle (IA). Des mesures protectrices ont également été présentées par le ministre de l’économie allemand telles que la possibilité pour la banque publique d’investissement KfW de prendre des parts dans des sociétés (exemple récent de l’opérateur électrique 50Hertz, convoité par la société China state grid en 2018) ou bien de l’obligation pour tout investisseur de rendre publique toute acquisition d'une part de capital supérieure à 10% dans les secteurs de l'intelligence artificielle, de la robotique, des semi-conducteurs, de la biotechnologie et de la technologie quantique, et autoriser le gouvernement allemand à les passer au crible (jusqu'ici, seuls les investissements étrangers dans les secteurs jugés vitaux pour le pays comme l'énergie, la défense, l'eau, l'approvisionnement alimentaire, les télécommunications, les finances et les transports, pouvaient être soumis à une enquête de sécurité nationale).
L’environnement évolue, encouragé par des électrochocs comme a pu l’être le cas Kuka. Il faut cependant qu’une véritable prise de conscience ait lieu, dans les sphères économiques et politiques, afin de s’assurer que ces situations ne se multiplient pas, et que les pays européens se définissent un cap industriel et reprennent l’initiative. En avant !
Alexandre Souchet