Le projet de gazoduc Maroc-Nigéria au cœur d’une lutte informationnelle

Le projet de gazoduc Maroc-Nigéria (ralliant le Nigéria au Maroc en traversant 14 pays) pourrait devenir une référence de relation Sud-Sud, tant au niveau économique que politique. Il permettrait de connecter les ressources gazières nigérianes aux pays de l’Afrique de l’Ouest et au Maroc pour desservir l’Europe par la suite. Il existe déjà deux gazoducs dans la zone Afrique du Nord-Ouest, le « West African Gas Pipeline », qui relie le Nigéria au Ghana, en passant par le Bénin et le Togo, et le gazoduc Maghreb-Europe (également nommé « Pedro Duran Farell ») qui relie l’Algérie à l’Europe via l’Espagne (Cordoue) en passant par le Détroit de Gibraltar et le Maroc. Le projet de gazoduc Maroc-Nigéria devrait donc relier le West Africain Gas Pipeline. Ce projet s’inscrit également dans la diplomatie ouest-africaine puisqu’il impliquerait la plupart des pays membres de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest).

La stratégie des acteurs impliqués


Le gazoduc Maroc-Nigéria devrait mesurer environ 5 660 kilomètres de long. Il longerait la côte Ouest Africaine en traversant ainsi 14 pays : Nigéria, Bénin, Togo, Ghana, Côte d’Ivoire, Liberia, Sierra Leone, les trois Guinée, la Gambie, le Sénégal, la Mauritanie et le Maroc. Le prix est estimé pour l’instant entre 20 et 25 milliards de dollars.

Ce projet a été annoncé en Décembre 2016, lors de la visite d’État du souverain marocain au Nigéria. En Mai 2017, des accords de coopération ont été signés à Rabat pour engager les deux parties à parrainer une étude de faisabilité (terminée en Juillet 2018) ainsi qu’une pré-étude des détails (FEED) rendue au premier trimestre 2019. En Juin 2018, des accords relatifs à sa construction sont signés à Rabat. Dans la phase de pré-études, il s’agit pour les États traversés et la CEDEAO de signer des accords relatifs à sa construction mais aussi de valider les volumes de gaz disponibles pour l’Europe et d’entamer les discussions avec les opérateurs du champ « Tortue » (ressources gazières) au large du Sénégal et de la Mauritanie (ces deux pays ont signé un accord en Décembre 2018 afin d’exploiter en commun le champ gazier Tortue-Ahmeyim) et approcher des clients européens.

Les différents acteurs du projet estiment que celui-ci permettrait de booster les industries régionales, soutenir la création de pôles industriels, faciliter l’essor des secteurs de l’industrie, de la transformation alimentaire et des engrais, mais aussi d’améliorer la compétitivité des exportations entre pays africains. Il permettrait donc à l’Afrique de l’Ouest de s’auto-suffire dans ces domaines-là.

Il faut rappeler également que ce projet de gazoduc s’inscrit après la découverte de gaz dans la province de l’Oriental Marocain, qui amène le Maroc à un plan gazier appelé « Gas to Power ». Différents acteurs sont mêlés autour de ce projet de gazoduc Maroc-Nigéria. Il a vu le jour sous l’impulsion tout d’abord du Maroc, à travers son souverain, Mohammed VI, et son Ministre de l’Énergie des Mines et du Développement durable, et du Nigéria à travers son Président, Muhammadu Buhari. Le Nigéria est le 22ème producteur mondial de gaz, 5ème exportateur dans le monde et premier en Afrique. La CEDEAO aura, elle, un rôle moteur dans la négociation des accords et l’encadrement de la construction du gazoduc dans la mesure où les États traversés par le gazoduc en font partie.

Les parties prenantes privées et les perturbateurs de la société civile


Des acteurs privés sont également impliqués jusqu’ici, notamment des cabinets britanniques comme Pempsen qui est intervenu dans l’étude de faisabilité et la pré-étude de détails du gazoduc. L’ONHYM (Office National des Hydrocarbures et des Mines du Maroc) et la NNPC (Nigerian National Petroleum Corporation) ont également joué un rôle prépondérant dans la mesure où ils ont effectué le tracé du gazoduc, tracé offshore et onshore, ont choisi la société Pempsen et ont réalisé avec elle la première phase du projet avec la pré-étude de détails (FEED). Des banques internationales de développement vont également être sollicitées afin d’obtenir les financements du projet, pour accompagner les fonds souverains des deux pays qui sont pour le Maroc Ithmar Capital et pour le Nigéria le Nigerian Sovereign Investment Authority (NSIA).

Des ONG ont d’ores et déjà commencé à dénoncer le projet pour plusieurs raisons à travers un collectif de 40 ONG . Elles adoptent une stratégie offensive en dénonçant les arguments économiques avancés par le Maroc et le Nigéria. Notamment, dans un communiqué appelé « Gazoduc Nigéria-Maroc : aucun intérêt pour nous », elles estiment qu’un tel gazoduc détruirait les moyens de subsistance de millions de personnes au regard des activités de pêche (détérioration du milieu marin) et donc entraînerait la privation de sources de revenus pour de nombreuses personnes. Ces ONG défendent aussi le fait que ce projet serait un gouffre financier entraînant l’augmentation de la dette des pays dans la mesure où 25 milliards de dollars ne seraient pas suffisants. Elles avancent également que la population ne profite aujourd’hui aucunement des infrastructures déjà en place du fait que les investisseurs étrangers rapatrient tout ou partie de leurs bénéfices.

Des rapports de forces économiques et diplomatiques entremêlés 


Afin d’appuyer son projet, le Maroc met en avant le développement économique de l’Afrique de l’Ouest pour tendre à plus d’indépendance vis-à-vis de l’extérieur, notamment l’indépendance énergétique à travers le gaz. La construction d’un tel gazoduc permettrait l’électrification de la région et pourrait être bénéfique à plus de 300 millions de personnes. Également, un tel projet placerait la région comme nouveau pôle d’approvisionnement pour l’Europe face à la Russie, la Norvège et l’Algérie.

En opposition aux arguments du Maroc, l’agence américaine de notation internationale Fitch Solutions a rendu public un rapport remettant en cause la pertinence du projet à cause des complications soulevées par le nombre de pays impliqués et de leur législation en vigueur. De nombreuses difficultés seront à surmonter lors de la mise en place d’un cadre politique, juridique, technique et financier global entre les 14 pays co, ainsi que la présence sur le marché européen déjà très concurrentiel de la Russie, de la Norvège et de l’Algérie.

Le Maroc et l’Algérie[1] s’affrontent dans un rapport de force économique dans le cadre de l’exploitation conjointe d’un gazoduc dont le contrat de redevance doit être renégocié à l’horizon 2020. En effet, les redevances versées au Maroc pour le gazoduc Maghreb-Europe sont en baisse au premier trimestre 2019 par rapport à la même période en 2018, selon la Trésorerie générale du Royaume. Ainsi, l’annonce du futur projet lui donne une marge de manœuvre supplémentaire  par rapport à Alger à propos d'une éventuelle renégociation des prix. La réalisation due projet de gazoduc Maroc-Nigéria risquerait de concurrencer ce gazoduc sur le long terme.

Sur ce sujet sensible, l’Algérie est justement sous pression. Si au lendemain de sa réélection, le président nigérian annonçait officiellement la relance du projet de 2002 visant à construire un gazoduc reliant l’Algérie au Nigéria, ce dernier n’a pour renoncé à son partenariat avec Rabat.

Le Maroc à l'offensive


La diplomatie marocaine appuie ce projet afin d’obtenir une place prépondérante en Afrique du Nord et de l’Ouest. Dans le passé, le pouvoir marocain avait pris ses distances avec l’Union Africaine et la CEDEAO, notamment à cause de la question sahraouie. Depuis 15 ans, le Maroc mène une offensive politique et économique pour faire reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental et développer l’influence du royaume pour s’affirmer en tant que puissance régionale. Or, le Nigéria soutenait l’indépendance du Sahara Occidental contrôlé par le Maroc.

L’Afrique de l’Ouest est cependant le premier partenaire commercial du Maroc en étant la principale destination de ses exportations, et son premier fournisseur. Le Maroc a donc réintégré l’Union Africaine tout en étant toujours en phase de négociation pour la CEDEAO. Le Nigéria est un interlocuteur précieux pour Rabat puisqu’il est la deuxième économie du continent, après l’Afrique du Sud, et qu’il faut son accord pour intégrer la CEDEAO. Si le Maroc obtient une neutralité bienveillante sur ses ambitions africaines, son entrée dans la CEDEAO lui sera facilitée. L’annonce d’un projet en commun confirme le rapprochement de ces deux pays qui est stratégique pour les ambitions marocaines.

La concurrence entre le Maroc et l'Algérie


Si le Maroc et le Nigéria mènent à bien leur projet et arrivent à opérer une incursion sur le marché européen, ils se placeraient en leaders de la coopération Sud-Sud et permettraient de jeter les bases des aspirations panafricaines. L’Europe, dans ce projet, gagnerait aussi à élargir le panel de ses fournisseurs en gaz, dont elle est aujourd’hui très dépendante. Ces rapports de force illustrent la concurrence entre l’Algérie et le Maroc pour asseoir une sphère d’influence en Europe et dans la région nord-africaine. Ils démontrent aussi que le Nigéria joue un rôle de leader dans la région et que le développement énergétique de la région en dépend. Notons que la découverte récente de gaz dans la province de l’Oriental marocain pourrait aussi jouer en faveur du Maroc, puisque le Nigéria aurait encore plus intérêt à soutenir le gazoduc Maroc-Nigéria du fait de son besoin en gaz.

Lola Gerber


 

[1] L’Algérie ne semblerait pas soutenir le projet qui pourrait concurrencer le gazoduc déjà existant et qui approvisionne déjà l’Europe via l’Espagne. Alger avait également un projet de cette envergure qui, face aux risques sécuritaires de la région, n’avait pas réussi à obtenir les financements.