Nord Stream 2 : l’Europe et ses divergences internes face à la Russie et aux manœuvres informationnelles des Etats-Unis d’Amérique
Intégrées au National Defense Authorization Act signé par Donald Trump en décembre 2019, les sanctions américaines à l’encontre des entreprises contractantes du projet Nord Stream 2 actent de l’échec de la stratégie informationnelle offensive mise en œuvre par la présidence américaine vis-à-vis du gazoduc. Cette initiative intervient alors même qu’il ne reste plus que 10% du linéaire des conduites à installer pour parachever cette infrastructure gazière qui doit relier directement la Russie à l'Allemagne via la mer Baltique, après un trajet sous l'eau de 1 230 km. D’un coût estimé de 10 milliards d’euros, Nord Stream 2 devrait rentrer en service en 2020, et permettre de livrer annuellement 55 milliards de m3 de gaz, soit l’équivalent de 11 % de la consommation européenne. Financé pour moitié par le géant russe Gazprom, il double le gazoduc Nord Stream 1, d’une capacité équivalente.
Les sanctions décidées prévoient pour les entreprises visées la saisie de leurs avoirs sur le territoire des États-Unis, l’interdiction d’y opérer et la révocation des visas de leurs dirigeants. Les sous-traitants stratégiques du projet sont explicitement visés à l’instar de la compagnie Allseas, spécialisée dans la pose de canalisations sous-marines, directement destinataire d’une lettre cosignée le 19 décembre par les sénateurs Ted Cruz et Ron Johnson. Cette lettre précise que la poursuite des travaux par l’entreprise, « même pour une seule journée » exposerait l'entreprises à des « sanctions juridiques et économiques dévastatrices et potentiellement fatales ». Allseas a immédiatement cessé tout activité. La Russie a précisé fin décembre que le navire spécial russe "Akademik Tscherski" jusqu’ici stationné en mer du Japon, devrait néanmoins permettre, après la mise en place d’équipement spéciaux à son bord, d’achever les travaux du pipeline. Les surcoûts estimés pour le projet sont estimés de l’ordre de la centaine de million d’euros.
Les manœuvres d'influence américaines
Cette ingérence des Etats-Unis dans le projet Nord Stream 2 par le biais de l’application extra territoriale de son droit puisse ses origines dans le CAATSA (« Countering America's Adversaries Through Sanctions Act »), une loi visant respectivement l’Iran, la Russie et la Corée du Nord et adoptée par le sénat américain à l’issu d’un vote largement trans-partisan en juin 2017 (98 voix pour, 2 contre). Promulguée après quelques modifications techniques, Donald Trump émettait cependant des réserves à l’égard de ce texte, susceptible de porter « atteinte aux intérêts d’alliés », Européens notamment, tout en réaffirmant sa capacité personnelle à conclure des deals plus avantageux et permettant néanmoins l’atteinte des objectifs poursuivis. Fin octobre 2017, le Département d'État des États-Unis publiait une note précisant que les sanctions visées par le CAATSA ne s'appliqueraient pas aux accords d'investissement et de prêt décidés avant le 2 août 2017. Le montage financier de Nord Stream 2 ayant été bouclé en avril 2017, les compagnies cofinançant le projet, le français Engie, l'anglo-néerlandais Shell, l'autrichien OMV, les allemands Uniper (groupe E.ON) et Wintershall (groupe BASF) se retrouvaient de facto à l’abri de telles sanctions et le chantier débutait en 2018.
Malgré une appropriation toute relative et questionnable du CAATSA par la présidence américaine, notamment sur le volet russe (pourtant réadressé dans le projet de loi « Defending American Security from Kremlin Aggression Act » soumis au sénat le 2 aout 2018 par plusieurs sénateurs démocrates et républicains), l’hostilité américaine à la réalisation du projet Nord Stream 2 est demeurée palpable. En substitution à aux mesures coercitives que le CAATSA aurait rendu possibles, les Etats-Unis ont néanmoins privilégié une campagne informelle spéculant sur les dissensions Européennes à l’égard de ce projet, espérant sans doute que l’Europe elle-même, se mette en travers de ce projet. Pour les Etats-Unis, l’enjeu du gazoduc Nord Stream 2 est à la fois politique, car il s’agit de contenir la capacité de la Russie à faire pression sur l’Europe, et commercial, car le pays est exportateur de GNL susceptible de se substituer au gaz russe.
Les tentatives européennes de rééquilibrage
En complément des circuits diplomatiques, les actions de communication offensive ont alors été multipliées. Au sommet de l’OTAN en Juillet 2018, le président américain Donald Trump met publiquement en cause l'Allemagne « prisonnière » de la Russie et exige à nouveau l’abandon du projet. En janvier 2019, Richard Grenell, l’ambassadeur des Etats-Unis pour l’Europe, l’Allemagne et le Danemark, écrit à plusieurs entreprises dont Uniper et Wintershall, pour les mettre en garde contre des sanctions dans l’éventualité de leur participation au projet. Et d’enfoncer le clou dans une tribune publique le mois suivant accusant explicitement l’Europe de nourrir la politique expansionniste de la Russie : La dépendance de l’Europe au gaz russe présente un risque pour cette dernière et pour l’«Ouest » dans son ensemble, elle participe indirectement au financement des intervention militaires russes, citant en exemple la Syrie et l’Ukraine, et des manœuvres de déstabilisation informationnelles ciblant les institutions Européennes et les Etats Unis.
Par les initiatives de son ambassadeur, les Etats-Unis ont ainsi tenté de peser sur les négociations en cours au même moment sur l’amendement du troisième paquet énergie au niveau européen, ces discussions techniques visant avant tout à aligner la position de l’ensemble des pays européens quant au gazoduc Nord Stream 2. En dépit de l’hostilité motivée de plusieurs pays de l’Europe de l’Est et du Nord à l’égard du gazoduc, les ambassadeurs des vingt-huit Etats membres de l’UE ont néanmoins su trouver un compromis (seule la Bulgarie a voté contre) : l’amendement adopté ensuite à une large majorité par le parlement européen dispose que l’exploitation de gazoducs sous-marins, dont le Nord Stream 2, doit respecter les règles anti-monopoles définies dans le « troisième paquet énergie ». En étendant ces régulations aux pipelines offshore dans les eaux territoriales européennes, l’UE a visé à modifier substantiellement la structure du projet Nord Stream 2 pour y rééquilibrer ses intérêts, sans toutefois compromettre l’aboutissement de ce projet (la société d’exploitation du pipeline a naturellement déposé plainte auprès du tribunal européen contre cette disposition, mais il ne fait que peu de doute qu’un accord sera trouvé au vu de l’état d’avancement du projet).
D’un style typiquement européen, cette réponse technocratique aux divergences d’intérêts et aux préoccupations relatives à la sécurité énergétique exprimés au sein et à l’extérieur de l’Union a également constitué une double réponse informationnelle de l’UE. Aux Etats-Unis d’une part : l’Europe est en mesure -quoique tardivement et dans un appareil quelque peu symbolique- de prendre collectivement ses propres dispositions en matière de sécurité énergétique. A l’Allemagne d’autre part : en plaçant le projet Nord Stream 2 sous la coupe de la régulation européenne, l’Europe rappelle à l’Allemagne que les externalités stratégiques de ce projet s’inscrivent dans un cadre européen qui dépasse largement l’approche quasi exclusivement nationale et commerciale défendue outre Rhin, notamment au détriment des pays est-européens impactés. Ces derniers voient leurs rentes du transit actuel de gaz par les pipelines terrestres menacées à terme : c’est par extension de leur résilience future à l’influence russe dont il est question s’ils venaient à être exclus des flux de transit gazier.
Illustration néanmoins de la persistance des dissensions au sein des pays européens, l’office polonais anti-monopole infligeait le 8 novembre 2019 une amende de 40 millions d’euros au groupe gazier français ENGIE pour avoir “refusé, de manière répétée et sans fondement légal”, de lui fournir des informations sur le financement du gazoduc Nord Stream 2, précisant qu’ « il ne s’agissait que d’une étape ». Quelques jours auparavant, le Danemark avait autorisé la construction du gazoduc Nord Stream 2 dans ses eaux territoriales, ôtant ainsi théoriquement le dernier obstacle à la finalisation de cet ouvrage.
Maxime Zeller