L’implantation de la 5G à Monaco serait-elle un cheval de Troie européen de Huawei ?

 

  

Le 9 juillet 2019, soit un an et demi seulement après l’accord passé entre le Prince Albert et Guo Ping (l’un des vice-présidents de Huawei) lors du Forum de Davos, Monaco Telecom et le leader mondial des télécommunications Huawei inaugurent ensemble l’arrivée de la 5G dans la Principauté de Monaco.  Vingt-sept antennes ont été posées dans les différents quartiers monégasques, et c’est ainsi que la Principauté est devenue le premier état européen à être intégralement couvert par la 5G.  Cette inauguration fait figure d’exploit dans le contexte tendu des relations diplomatico-commerciales entre la Chine et les Etats-Unis. En effet, Huawei, fournisseur des infrastructures de la 5G est sous les feux d’une guerre économique. En mettant un pied dans la porte monégasque, la firme espère voir s’ouvrir celles des grands pays européens. La 5G à Monaco est donc avant tout un deal gagnant-gagnant qui permet à chacune des parties de communiquer par l’image en rassurant tant sur l’usage de la technique (risque santé) que sur la fiabilité de l’opérateur chinois (risque d’espionnage). 

  

La 5G, une technique qui divise 

Il a été beaucoup écrit sur la technologie de la 5G et son développement stratégique pour la circulation de l’information. Au-delà de l’évidente sphère commerciale, la 5G est rapidement devenue un enjeu géopolitique majeur. Ainsi, après l’Australie, le Japon, la Nouvelle Zélande et, depuis fin 2018, la Grande Bretagne, Donald Trump décide, en mai 2019, d’interdire aux opérateurs américains de se fournir en équipements auprès de « sociétés étrangères jugées à risque ». Officiellement, cette mesure d’« urgence nationale » ne cible pas spécifiquement Huawei, mais l’ensemble des firmes chinoises : « Des adversaires étrangers exploitent de façon croissante des vulnérabilités dans les services et les infrastructures technologiques de l’information et de la communication aux États-Unis. », augure alors le Président des États-Unis. Au passage, il exerce aussi une pression sur l’Europe, menaçant de ne plus coopérer (ou moins) avec les services secrets des États qui ne suivraient pas la même « discipline ». 

Tous ces soupçons sont-ils fondés ? Comme cela a déjà été relaté sur Infoguerre.com, l’Australie est depuis plusieurs années confrontée à l’influence grandissante de la Chine, tout particulièrement depuis fin 2016. D’où son scepticisme devant la neutralité affichée de Huawei. Pour eux, aucun doute : le deuxième constructeur mondial de téléphones serait un instrument d’espionnage au service du Parti Communiste chinois. Parmi leurs arguments : Huawei a été créé en 1987 par Ren Zhengfei, membre du Parti et ancien officier de l’armée populaire de libération. Il reste aujourd’hui le président de l’entreprise, et la gouvernance de Huawei demeure pour le moins opaque. D’aucuns prétendent également que des employés de Huawei auraient pu mener ci et là des actions d’hacking, possiblement commanditées par les autorités chinoises. 

  

La 5G, enjeu de patriotisme économique européen ? 

Plutôt que de combattre frontalement Huawei, l’Europe opte pour le patriotisme, se souvenant que le suédois Ericsson et le finlandais Nokia avaient leur carte à jouer. Et si la Grande Bretagne a fini par lever son blocus au printemps dernier sous l’impulsion de l’ancienne Première Ministre Teresa May, la France - elle - a choisi d’écarter Huawei, mais sans fâcher Pékin. Par quel biais ? En mettant la pression sur ses opérateurs. Du coup, si officiellement Orange et Free n’utilisent pas de matériel Huawei sur le territoire français, Orange déploie pourtant à cette période une soixantaine d’antennes 5G de la marque chinoise près de Montpellier. Officiellement pour y mener « des expérimentations à grande échelle, en circuit fermé ». La patronne d’Orange France a même fait le voyage à Shenzhen, au siège de Huawei sans toutefois dévoiler le motif de son déplacement. En réalité, les opérateurs doivent alors faire face à un dilemme : le gouvernement leur demande de se passer des matériels les plus performants et les moins onéreux du marché. 

Selon une étude de la GSMA (une association représentant les opérateurs et constructeurs de téléphonie mondiaux), le blocage de Huawei occasionnerait en effet des surcoûts de 55 milliards d’euros pour les opérateurs européens, et pourrait retarder d’au moins dix-huit mois le déploiement de la 5G sur le continent. 

La position de rejet de Donald Trump semble donc difficile à suivre d'autant plus que l’Europe est d’ores et déjà soumise aux incursions de Huawei. « Le matériel résidentiel chez Orange, SFR ou Bouygues, c’est du Huawei, explique Christophe Auberger (Directeur des systèmes d’ingénierie chez Fortinet, une multinationale américaine spécialisée dans la sécurité). « Aujourd’hui, si on veut acheter une clé 4G en Europe sans passer par Huawei, je ne sais pas comment on fait… En Pologne, tout le réseau mobile d’Orange est d’origine Huawei. Est-ce que ça veut dire qu’il est plus à risque qu’un réseau Nokia ou Alcatel ? La réalité, c'est qu’on ne peut pas le savoir pour l’instant... » 

  

Une brèche dans le blocus américain ? 

Aux États-Unis, certains ont les plus gros doutes sur le blocus. Après avoir suspendu la licence Android du constructeur chinois en mai dernier à la demande de l’administration Trump, Google en appelle désormais à la prudence. D’après les GAFA, le boycott de Huawei, certes efficace à court terme, pourrait nuire aux entreprises américaines et aux GAFA en particulier. D’une part, le groupe chinois devra utiliser la version open source d’Android « plus sensible aux cyberattaques, notamment chinoises ». Surtout, en riposte, la Chine risque fort de développer de nouvelles technologies qui mettront à mal « la place dominante des compagnies américaines comme Google sur le long-terme »

De fait, Walter Ji (Président Europe de Huawei), interrogé par Le Parisien à la mi-octobre, annonçait avoir : « investi 3 milliards de dollars afin de (se) passer à l'avenir de la licence payante de Google en aidant les développeurs à créer des applications pour Huawei basées sur la version gratuite et modifiable d'Android, AOSP. Huawei Mobile Services est notre écosystème d'applications alternatif à Google Mobile Services (Play Store, YouTube). Nous travaillons aussi sur un système d'exploitation pour nos smartphones et nos objets connectés. (…)». Avant d’ajouter : « Nous sommes actuellement ralentis par un défi mais nous allons remonter la pente ». Et sur les menaces de sécurité dues à l’open source, il se veut rassurant : « Tous les PC, smartphones et tablettes que nous vendons ou avons vendu auront les mises à jour et les patchs de sécurité de Google et la plupart des modèles auront même la mise à jour vers Android 10 en novembre ou décembre. Nous garantissons des mises à jour pendant tout le cycle de vie de ces produits ». 

  

La 5G, enjeu de la stratégie chinoise au cœur de l’Europe 

En plein dans la tourmente de cette guerre économique, Monaco offre à Huawei une vitrine de choix au cœur de la Vieille Europe. A tel point que, pour la première fois, un Président chinois (Xi Jinping) s’est rendu en visite d’État sur le Rocher, le 24 mars dernier, juste avant sa visite parisienne. « Huawei voit Monaco comme un centre d’excellence, observe Frédéric Genta, délégué interministériel en charge de la Transition numérique au sein du gouvernement monégasque. Pour Monaco, ce partenariat historique avec Huawei est une occasion de passer des caps numériques et de désengorger notre réseau. Nous avons aussi de nombreux projets liés aux objets connectés et aux « smart cities ». » Ainsi, des smartphones 5G équipent déjà les pompiers monégasques, et les autorités espèrent lancer d’ici à 2021 des navettes autonomes pour relier certains quartiers. 

Lors de l’inauguration du partenariat avec Monaco, Weiliang Shi (Directeur général de Huawei France) répondait lui aussi aux questions du journal Le Parisien, avec une communication affirmée : 

« Nous avons signé le contrat pour la 5G en septembre dernier, en Chine, sans problème. Avec la principauté, nous avons pris des engagements pour garantir la sécurité du réseau. Depuis 2012 que nous sommes ici, et depuis 17 ans que nous sommes en France, nous n'avons jamais eu le moindre problème. Nous allons continuer à travailler en toute transparence. » Avant d’ajouter : « La référence pour Huawei, ce n'est pas uniquement Monaco Telecom. Nous avons des contrats en Grande Bretagne, en Espagne, en Allemagne. On est en train de montrer qu'on est fiables, collaboratifs, transparents et ouverts. Quand on parle sécurité, il faut être collaboratifs, car c'est tout l'écosystème qui est concerné. (…) Nous avons signé 50 contrats dans le monde, dont 28 en Europe. La France a pris quelques mois de retard, mais elle peut rattraper ce retard très facilement. (…) Les gens attendent la 5G pas pour la 5G, mais pour les nouveaux Gafa qu'elle va pouvoir permettre de faire émerger. » 

Fiable, collaboratif, ouvert. Une stratégie de la transparence qui prend à contre-pied, sur le sol européen, la position américaine visant à ostraciser l’opérateur chinois. Quelques mois avant ces déclarations, le géant chinois a profité du Forum de Davos 2019 (un an tout juste après celui où s’était scellé l’accord avec Monaco) pour annoncer qu'il pourrait se retirer des pays l’accusant d’espionnage. « Nous ne représentons pas une menace pour la future société numérique, a assuré Liang Hua, Président de Huawei. Nous respectons complètement les lois », invitant au passage les gouvernements occidentaux à une visite de ses usines pour lever les doutes sur le sujet. 

En mars 2019, la firme poursuit son offensive médiatique. Inauguration d’un centre spécialisé dans la cybersécurité à Bruxelles pour répondre aux accusations d’espionnage, dépôt d’une plainte contre le Canada qui a arrêté en décembre sa directrice financière, poursuites judiciaires contre Washington qui empêche les administrations du pays d’utiliser son matériel… Non, Huawei ne va pas se taire tel un « agneau silencieux », affirme alors le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, apportant là son total soutien à l’entreprise. Quelques jours seulement avant la visite de Xi Jinping à Monaco. 

  

Et les partenaires de Huawei dans cet accord ? 

L’état de Monaco va pouvoir communiquer sur le terrain de l’innovation et de la technologie, en modernisant son image, notamment par le biais de son programme « Extended Monaco ». Pour rappel, les activités financières et d’assurances représentent la principale activité de Monaco (presque 20% du PIB). Souvent considéré comme un paradis fiscal, la Principauté se débat avec l’affaire du « monacogate ». L’implantation au pas de charge de la 5G et son lancement médiatique vont permettre de dynamiser son image. 

Cependant, pour les habitants, l’usage de la 5G reste encore hypothétique car peu de smartphones sont compatibles à ce jour, à l’exception du…Huawei Mate 20 X 5G et de deux modèles Xiaomi. D’ailleurs, à ce jour seule une trentaine de ces téléphones 5G ont été vendus dans la principauté. « Le catalogue est encore assez mince mais le jour où Apple va proposer un téléphone, cela va changer la donne », prévoit Martin Péronnet, Directeur Général de Monaco Telecom. De son côté, Apple l’annonce pour 2020. Du côté du sud-coréen Samsung, ce serait imminent. 

Monaco Telecom, de son côté, partiellement détenu par Iliade (maison mère de Free), oblige son propriétaire, Xavier Niel, à tenir un discours qui tient du grand écart. Pour rappel, en France, si Orange et Bouygues ont finalement fait le choix d’Ericsson, la firme présidée par Xavier Niel, Free, a conclu un accord avec Nokia pour déployer la 5G en France et en Italie, préférant donc éviter de faire affaire avec Huawei. « En retenant Nokia, le groupe fait le choix de la technologie européenne et de l’indépendance stratégique », précise Iliad dans un communiqué. Du coté monégasque, Xavier Niel se réjouissait il y a peu de la couverture intégrale de Monaco par… Huawei. Pour la Principauté, l’opérateur a optimisé l’ensemble de l’infrastructure de son réseau mobile et de ses équipements avec les briques technologiques du géant chinois.Vanter la technique au point de Huawei coté Monaco, et louer le patriotisme européen coté français. Xavier Niel joue à une certaine forme équilibriste. 

  

Monaco, le deal gagnant-gagnant 

De toute évidence, le contrat Huawei-Monaco Telecom est une bonne opération pour les deux parties. Pour Monaco d’abord, dont les réseaux 3G et 4G sont déjà fournis par Huawei, et qui bénéficie ainsi d’une montée en gamme technologique. Pour Huawei ensuite, qui voit Monaco comme le laboratoire européen de ses innovations depuis 2012. Le déploiement de le 5G sur le Rocher semblait donc comme un passage obligé. En espérant qu’il achève de convaincre les pays réticents. 

La stratégie du cheval de Troie employée par Huawei a déjà donné quelques résultats en Europe. L’Allemagne et la Grande Bretagne ont semble-t-il assoupli leurs positions. La politique des petits pas permet de ne pas agiter le chiffon rouge du côté des Etats-Unis. Quid pour les citoyens ? En attendant d’être équipé d’un mobile premium, certains monégasques se soucient de l’arrivée de la 5G. Un groupe Facebook a même été créé : 5G Monaco compte plus de 400 membres qui partagent leurs craintes et pointe une technologie « encore plus nocive pour les êtres humains et l’environnement ». C’est effectivement l’une des grandes controverses soulevées par l’usage de la 5G. 

Quoiqu’il en soit, le gouvernement monégasque se veut rassurant : « C’est un sujet que nous avons pris très au sérieux, mais il n’y a pas d’inquiétudes à avoir, explique Frédéric Genta. Nous allons respecter une fourchette dix fois plus sévère que les normes de l’OMS. D’ici à la fin de l’année nous publierons aussi un cadastre qui précisera la force des champs électromagnétiques par quartiers. Dans ce dossier, le principe de précaution guide toujours nos choix ».  

 

Guillaume Gascoin