Qui ne se rappelle pas avoir eu la visite à l’école de spécialistes venant nous indiquer les bonnes habitudes de consommation alimentaire. Depuis juin 2019, ce sont précisément ces interventions des industriels, dans les écoles, qui font débat. De nombreux articles et vidéos traitent de la présence des lobbies laitiers dans les écoles primaires françaises, sous l’angle de l’endoctrinement et de la manipulation.
C’est le journaliste et YouTuber de Konbini Hugo Clément, qui a lancé en premier la polémique, après être aller chercher sa belle-fille Ava à l’école. Au-delà de l’histoire qui permet d’amener le sujet, cette anecdote a remis à jour la guerre de lobbies autour du lait. Ces partis hostiles au lobby du lait (appelés les anti-lait par les lobbies laitiers) jouent sur la corde sensible de la petite enfance et de la confiance que l’on peut avoir dans ceux qui s’occupent de nos enfants. Cet argumentaire fait appel aux sentiments surtout, mais aussi à la raison. Leur stratégie consiste dans un premier temps à délégitimer les lobbies laitiers en dénonçant des pratiques amorales. Par la suite, après avoir captivé l’auditoire, ils montrent les éléments scientifiques permettant de remettre en question le vieil adage : « Les produits laitiers sont nos amis pour la vie ! »
Les vertus médicales au cœur de l’affrontement informationnel
Tout le combat repose sur les vertus médicales que l’on attribue au lait, autour de la croissance de l’enfant. Après avoir longtemps été venté pour ses composants riches en vitamine, en calcium et en oméga 3, les études sont remises en cause par des scientifiques (notamment sur les questions du lactose). Certains instituts comme l’Institut Pasteur de Lille ou l’INRA, reçoivent des demandes d’études scientifiques et médicales par des groupes industriels. Ces études montrent un nombre très important de bienfaits de la consommation de produits laitiers sur l’organisme.
Des journalistes comme Thierry Souccar, ou le Professeur Joyeux (Cancérologue) se sont intéressés aux réelles vertus du produit miracle. Ils ont établi que la consommation de produits laitiers, autant que le propose les lobbies, peut avoir de graves conséquences (notamment l’ostéoporose) sur la santé. Par ailleurs, ils ont permis à certaines études américaines, publiées dans les années 1980 et confirmées 10 ans plus tard, de revoir le jour. Ces études montraient qu’il n’y avait pas de corrélation entre la consommation de lait et la baisse du risque de fracture liées à la prise de calcium. L’OMS a d’ailleurs montré récemment que ce sont dans les zones où l’on consomme le plus de calcium, qu’il y a le plus de fracture du col du fémur. Le docteur Bernard Aranda, qui publie dans Exquidia (un site marchand qui se définit comme bio, vegan, et sans allergène), met en avant que le lactose n’a pas que des effets bénéfiques sur les fonctions neurologiques et digestives, notamment après la fin de l’enfance. Ces trois spécialistes, médiatisés et reconnus depuis quelques années sur le sujet, affirment qu’il faut non pas bannir le lait, mais bien en réduire notre consommation (à un produit laitier par jour). Ces affirmations, font face aux déclarations de l’ANSES dont les études conseillent de consommer 1200 milligrammes de calcium par jour quand l’OMS conseille de consommer 500 milligrammes. En dehors de tous les messages qui s’opposent sur le sujet, il convient poser le contexte de la présence des lobbies laitiers, leur historique ainsi que de leurs financements.
Une présence des lobbies laitiers de longue date
Depuis la IVème République, l’État est investi dans la promotion du lait. Pierre Mendes France, alors Président du Conseil, instaure en 1954 le verre de lait quotidien dans les écoles, avec le slogan : « Pour être studieux, solides, forts et vigoureux, buvez du lait ! ». Cette mesure permet à l’époque deux choses : d’une part d’écouler les stocks de lait, et d’autre part de renforcer les défenses immunitaires de la population française. Outre cette mesure, l’histoire du lait dans les écoles a suivi un fil rouge, celui de l’engagement étatique dans la consommation de lait :
- 1937 à 1938 : Distribution aux enfants d’Évreux un tiers de lait par jour (expérimenté par Pierre Mendes France),
- 1956 : Pierre Mendes France fait interdire l’alcool (remplacé par le lait deux ans plus tôt) en dessous de 14 ans dans les écoles,
- 1976 : L’Union Européenne commence à subventionner la distribution du lait dans les écoles (pour sensibiliser les élèves aux « bonnes habitudes alimentaires »),
- 1982 : Jack Lang permet aux lobbies industriels de venir dans les écoles proposer des sensibilisations aux « bons » modes d’alimentation.
Né en 1973, le Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL) quant à lui, est le lobby laitier le plus impliqué et le plus puissant dans ce rapport de force. Les financements de cet organisme sont issus d'une cotisation (contribution volontaire obligatoire) sur le lait collecté, et payée par chaque échelon de producteurs et de transformateurs. Ce paiement est rendu obligatoire par un arrêté conjoint du ministère de l'Agriculture et du ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie. Cet argent est réinjecté dans des missions de :
- Organisation des relations économiques entre producteurs et transformateurs (mise à disposition d’études et d’informations sur la filière)
- Coordination des programmes de recherche collective(connaissance de la chaine de production, gestion de la sécurité de l’approvisionnement)
- Promotion des produits laitiers auprès des consommateurs français(publicité, promotion d’informations, valorisation des qualité nutritionnelles par la science)
Ces rappels historiques nous permettent de voir que la présence d’influence du lait, n’est pas nouvelle et qu’elle a été largement « acquise » par le corps des enseignants et presque provoquée par les pouvoirs publics. Les liens établis depuis de longues années entre les lobbies laitiers et les sphères étatiques ou autorités de santé, permettent aux groupes d’intérêts d’avoir une légitimité bien assise pour se présenter en tant qu’« expert nutritionniste ».
Le reste des lobbies est essentiellement composé de scientifiques et médecins, issu de l’INRA ou d’instituts financés par des recherches industrielles. Le Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur, l’Agence Nationale de la Recherche et la Banque Publique d’Investissement sont en charge du financement et du contrôle de l’INRA. Il existe également d’autres lobbies comme le Fonds Français pour l’Alimentation et la Santé (FFAS), Programme National Nutrition Santé (PNNS), ou encore Agence nationale de sécurité sanitairede l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) qui ont beaucoup de liens avec les industriels et les politiques français.
Un changement de champ de rapport de force
Le débat à l’origine de scientifique contre scientifique sur des questions purement médicales, change de centre avec un combat cognitif d’industriel à activistes. Les arguments portant par exemple sur la différence d’apports nutritionnels en fonction de la provenance du lait (bio ou non / industriel ou non) émergent et viennent se placer au centre du débat.
En effet, les différents changements sociétaux au niveau de nos habitudes de consommations alimentaires induisent une modification des argumentaires avancés par les partis. Aujourd’hui ceux qui s’opposent aux lobbies laitiers nous invitent à réfléchir sur les enjeux de surproduction, d’environnement et de méthode de communication. Le fait de changer de champs de rapport de force, bouleverse les positions de fort et de faible, et met en évidence que les lobbies laitier n’ont « que la science » comme carte maîtresse. Cela les oblige à revoir entièrement leur stratégie et leur positionnement autour de leur responsabilité sociale pour l’avenir.
L’entrée en scène d’acteur comme Konbini, Hugo Clément (proche de L214), ou de toutes sortes de blogs à tendance écologiste, viennent modifier les modalités d’action de groupes d’intérêts comme : La CNIEL, Les produits laitiers ou les industriels et centres de recherches. Les moyens utilisés, comme par exemple la contextualisation autour de la belle-fille d’Hugo Clément, touchent à l’affect des individus et permettent de les identifier au débat. Les lobbies, n’étant pas préparés à cette crise informationnelle, se voient soumis au silence médiatique. Les articles traitant de « l’endoctrinement des enfants par les lobbies laitiers » sont donc les mieux référencés sur les moteurs de recherches, ce qui ne permet pas à chacun d’aller voir des deux côtés du débat.
Une guerre informationnelle où les parties s’affichent
Paradoxalement, la guerre informationnelle autour de la consommation du lait, est un rapport de force où les partis s’affichent sans discrétion. Ce qui marque par ailleurs ce conflit, c’est le fait que les moyens de communication de lutte utilisés par les deux camps sont très simples, et donc adaptés aux enfants. Les petites plaquettes et jeux proposés par la CNIEL dans les écoles montrent principalement une grande réflexion des lobbies pour atteindre les enfants, pour qu’ils les considèrent comme une vérité générale, en vue d’en parler aux parents (qui naturellement veulent le bien de leurs enfants).
Depuis plus d’un an, le financement de chaînes YouTube, est un vecteur bien choisi aujourd’hui. Les célèbres Mister V et Théo Juice ont fait une vidéo sur ce sujet, ou les Produits laitiers commentent en affichant leur financement à l’origine de la vidéo. Sur Twitter on peut voir des commentaires des produits laitiers permettant de s’interroger sur le financement du « tour de France » de Loris Giuliano. Le youtubeur se cache à peine d’être financé, puisqu’il l’affiche clairement (verre de lait en main) dans plusieurs vidéos, notamment celle sur les sites de rencontre à Lille. Enfin, les nombreux nouveaux journaux et blogs (facile d’accès et destinés aux plus jeunes), sont affiliés d’une manière ou une autre à la sphère écologiste, vegan, et tout ce qui touche aux nouvelles tendances de consommations alimentaires. Ces sites d’informations reprennent en cœur au même moment l’information, ce qui peut nous faire douter quant à leurs interconnexions.
Bien que les « anti-lait » affichent une volonté de ne pas communiquer sur la cible des enfants, cependant, nous pouvons clairement voir que leurs moyens de communications sont également adaptés aux enfants. Le centre du combat cognitif s’étant déplacé, tous les lobbies alimentaires de quel côté que ce soit ont intégré les dynamiques d’influence autour des enfants et les problématiques qui y sont associées. Ce combat scientifique mute aujourd’hui vers un combat de responsabilité sociale, à l’heure du tribunal médiatique. C’est sur ce sujet-là que les partis considérés comme « anti-lait » ont déjà gagné la bataille de l’information, en jouant sur tous les nouveaux moyens de communication et les subtilités du discours associées à cette guerre de l’information. Présent à 360°, les « antis-lait » obligent les lobbies laitiers à quitter le secteur des écoles, pour se mettre en conformité avec les opinons grandissantes.
Jean-Théophane Soviche
Bibliographie :
Gérard Debry, Lait, nutrition et santé, Lavoisier, 2001.
Gilles Guellier, La vache qui pleure ! Retour au lait naturel, une question de santé, Nouveau Monde Editions, 2016.
Thierry Souccar, Lait mensonge et propagande, Thierry Souccar éditeur– 2008.