L’industrie du luxe en quête d’une nouvelle dimension informationnelle


 

Nombreux sont les poncifs qui ne manquent pas pour stigmatiser une industrie du luxe aux multiples facettes, souvent méconnue et parfois méprisée par ceux qui voudraient en être, acteurs comme consommateurs. Ce 11 novembre 2019, un chiffre assourdissant a résonné comme une massue sur une porte de métal : lors de la fête des célibataires, fête des branches sèches ou des garçons seuls, les consommateurs chinois ont dépensé en ligne 1 milliard de dollars en 68 secondes. Les mêmes avaient déboursé, l'année précédente 27 milliards de dollars en une journée. Et les produits de luxe se sont taillé ici la part du lion.

Face à cette accélération éperdue du temps des consommateurs, les happy few du luxe mondial, parmi lesquels figurent au premier rang des entreprises françaises : Kering, Hermès, L’Oréal et LVMH*, n’ont eu de cesse de satisfaire les besoins de clients en permanente évolution. Car si les prix du luxe sont élevés, l’âge des acheteurs tire vers celui des préadolescents ou des millenials, souvent asiatiques, qui découvrent les joies de la société de consommation saupoudrées par leurs parents. Des clients qui sont prêts à dépenser des fortunes pour acquérir ces parts de rêve et d’identification à une classe, un rang, une culture fut-elle exogène.

 

Un positionnement à protéger

Mais ces nouveaux consommateurs du luxe expriment une volonté d’exister et de se démarquer, leurs attentes d’un service sans compromis donné par des sociétés sans taches. Cette attitude a pour effet d’accroître les tensions entre les groupes du luxe. En effet, non contents de proposer des produits attractifs et exclusifs, ces maisons doivent composer avec les multiples attentes de cette clientèle qui représente tout de même 30 % de leurs chiffres d’affaires.

Le monde du luxe est avant tout une industrie qui a rapporté à l’économie française, en 2018, 154 milliards d’euros, se plaçant à la seconde place sur le podium des secteurs les plus porteurs de l’Hexagone, juste après le secteur de l’agroalimentaire, bien avant celui de l‘armement, l’automobile et du pétrole. La France peut donc s’enorgueillir de voir figurer neuf de ses géants du luxe dans le hit-parade des 100 premières entreprises exportatrices nationales. Dopées par les ventes à l’étranger, notamment en l’Asie, ces luxueuses sociétés affichent une croissance de 4 à 5 % par an, d’autant que les indicateurs restent au beau fixe et que les prévisions d’ici à 2025 escomptent bien les voir frôler les 390 milliards d’euros de chiffres d’affaires. *

Mais se maintenir en pool position a un coût et les questions environnementales et d’éthique viennent adjoindre à la pression esthétique et stylistique déjà lourde un stress non feint. En effet, l’industrie textile dont se nourrissent les Khol (hormis le groupe l’Oréal peut-être plus axé sur la cosmétique et la beauté) est plus polluante que l’univers pétrolier. La tragédie de l’immeuble Rana Plaza en 2013 dans la banlieue de Dacca, au Bangladesh où s’engouffraient des ouvriers du textile travaillant pour l’export et qui a fait 1135 morts, a ouvert les yeux des consommateurs. Ce drame a fait prendre conscience des dérives du monde de la mode et du consommer plus. Si le luxe semble plus vertueux concernant la traçabilité de sa fabrication, le doute a quand même poussé les marques à relocaliser leur production dans des pays plus soucieux des droits sociaux.

 

De nouveaux besoins « défensifs » de l’image

L’appétence des nouveaux acheteurs pour une mode plus à l’image de la rue et des tendances qu’elle induit, a conduit les géants du luxe à acquérir d’autres marques et gonfler ainsi leur portefeuille référentiel. L’objectif étant de toucher plus de marchés et de satisfaire une clientèle jeune et profondément versatile qui compte bien utiliser à foison les réseaux sociaux pour applaudir ou honnir tel modèle, tel l’image, tel propos ou une suggestion offensante culturellement.

Les demandes contradictoires des consommateurs en quête d’un luxe plus sélectif, plus respectueux de l’environnement et des réalités sociales conduisent les marques à développer au sein de leur entreprise des départements jusqu’ici inexistants. Accusé de racisme en Chine, Gucci (groupe Kering) a dû embaucher un responsable de la diversité pour éviter les erreurs d’appréciation qui lui auraient pu lui coûter des parts de marchés. Le groupe LVMH, pour envoyer un signal fort aux millenials, à travers sa structure Kendo, finance la marque Fenty de la chanteuse américaine barbadienne Rihanna, une des femmes les plus riches au monde et des plus influentes aussi. Tandis que Vuitton, du même sérail, embauche le Ghanéen Américain Virgil Abloh comme directeur artistique de Vuitton Homme pour donner un twist plus jeune et urbain à sa gamme.

Les questions d’inclusivité, en faisant appel à des mannequins noirs, asiatiques ou seniors autant pour les défilés que les campagnes publicitaires participent aussi de cette volonté de rassurer les consommateurs et de se départir de cette réputation de marques muséales, réfractaires aux changements et aux pulsations du monde.

Aujourd’hui, les consommateurs ont besoin d’être rassurés le respect des normes environnementales, la responsabilité sociale des entreprises, et même l’engagement culturel ou sportif. Ces marqueurs sociétaux doivent désormais être autant pris en compte que l’emplacement idoine d’une boutique de luxe.

 

La recherche d’une charte de bonne conduite

A la suite des différentes réunions internationales sur le climat de ces dernières années, celui qui sera assez imaginatif pour produire des sacs en respectant un cahier des charges green et clean, de façon artisanale mais sophistiquée, aura fait un grand pas dans la guerre économique à laquelle se livre aujourd’hui la grande poignée des maisons de luxe française et mondiale. Stella McCartney a été une des premières marques du luxe affordable à bannir le cuir animal et la fourrure de ses collections, préférant des offres synthétiques et biodégradables. Stella McCartney se revendique comme une marque de mode vegan et elle a été suivie, avec parcimonie, par des marques comme Jean-Paul Gaultier, désormais addict du No fur. Il est vrai que plusieurs créateurs avaient fait les frais des manifestations anti-fourrures de l’association Peta (People for the Ethical Treatment of Animals) dont les actions commandos ont été largement relayées par les médias.

En 2010, les plus grandes maisons françaises signaient une charte de bonne conduite. Que disait-elle ? Elle rappelait, avec force et vigueur, que la protection des ressources naturelles (soie, cuir, laine, fourrure, coton bio...) était une condition nécessaire à un devenir économique toujours plus radieux. À telle enseigne que des marques, à l'instar de Gucci qui ne propose plus de fourrures animales, ont fait des émules remarquées. Armani n'en propose pas davantage. Cependant, le groupe LVMH se démarque de cette prise de position. Comme l’expliquait Antoine Arnault, en charge de la communication et de l’image de LVMH et PDG du chausseur de luxe Berluti, « Nous avons également décidé d’affirmer clairement que nous continuerions à travailler avec du cuir, de la fourrure et des peaux exotiques. En tant que leaders dans ce secteur, il est de notre responsabilité de préserver ce savoir-faire, mais de le faire correctement et de façon transparente. Il appartient à chaque entreprise au sein du groupe de faire son choix. Nous devons être réalistes : les clients continueront à acheter ces produits, et nous préférons qu’ils trouvent auprès de nous des pièces de qualité, produites dans un environnement aussi éthique que possible. »**

Si l'heure est peut-être à un strict respect des codes de bonne conduite écologique, mais chacun l’interprète comme il l’entend, selon ses intérêts économiques. À mots couverts, les grands patrons du luxe français, américain et italien assurent que produire dans un cycle vertueux, est bon pour les marques, leur image et leur croissance. Comme l'industrie automobile au sortir des années 2000, produire propre et le faire savoir fait désormais partie des codes du Luxe.

La hausse du cours du coton a fait réfléchir plus d'un groupe afin de concevoir un textile plus économique et moins polluant. Mais les matières fabriquées à partir de pulpe de bois, comme la viscose ou le modal se sont révélées nocives. Elles interviennent à partir de la déforestation des fortes tropicales et la confiscation des terres autochtones. L’américain Ralph Lauren s'est engagé à lutter contre la déforestation et à mieux contrôler la traçabilité de ses approvisionnements, après avoir été épinglé par une ONG sur ce sujet. Son Earth Polo, lancé durant l’été 2019 comme le polo le plus écolo, fait à partir de bouteilles en plastique recyclé, a fait bien des envieux.

En août dernier, lors du G7 qui s'est tenu à Biarritz, Emmanuel Macron a annoncé avoir nommé François-Henri Pinault, PDG de Kering, à la tête d’une mission hautement stratégique dans le secteur. Sa fonction : mobiliser l'industrie de la mode et du luxe pour réduire son impact environnemental et pour faire des propositions pour que la France soit exemplaire en la matière. Là encore, les guerres entre mastodontes ont rejailli : Pinault a réussi à fédérer 37 marques autour de lui, sauf LVMH qui a communiqué sur des projets lancés il y a près de trois décennies pour prouver son antériorité dans le débat.L'engagement écologique qui se dilue dans une quête vertueuse multiforme est une question d'image, de communication bien comprise pour aller affronter ensuite des marchés mouvants, lucratifs et changeants au gré des clics.

 

François Thomas


 

 

* Avec un chiffre d’affaires de 10,1 milliards d'euros en 2018, la maison Chanel ne fait pas partie des Khol, ces « licornes » du luxe, bien que complètement intégrée à ce clan exclusif.

 

** Interview réalisée par Godfrey Deeny pour Business of Fashion le 27 septembre 2019.