Le 1er janvier 2018 devait être le premier jour du règne de Vélib’2, le nouveau système de vélos en libre-service parisien déployé par Smovengo. Or, le rêve n’a été que de courte durée pour ce consortium bâti autour de la start-up montpelliéraine Smoove, petit David qui avait réussi, contre toute attente, à remporter le 12 avril 2017 l’ambitieux appel d’offre du Syndicat Autolib’ Vélib’ Métropole (SAVM), lui octroyant l’exploitation du Vélib’ de deuxième génération pour une durée de 15 ans et pour une valeur estimée à 700 millions d’euros, face au premier exploitant du concept de 2007 à 2017, le Goliath mondial de l’affichage JCDecaux.
En effet, les énormes difficultés de démarrage du service en janvier 2018 conduisent rapidement à une exaspération des usagers, qui n’hésitent pas à qualifier la situation de « Vélib’gate » sur Twitter, expression à la hauteur du fiasco ressenti par toutes les parties prenantes du projet, de l’abonné Vélib’ aux élus de Paris et des communes limitrophes et au SAVM lui-même. Cette expression de Vélib’gate sera ensuite largement relayée par les opposants à la Mairie de Paris et par la presse. Il est donc légitime de se demander quelle est l’origine de ce fiasco, quels sont les enjeux informationnels qui en ont découlé et comment la crise a-t-elle été gérée.
Des débuts catastrophiques
Le triomphe de Laurent Mercat, directeur général de Smoove, et de son consortium Smovengo, composé de la société gérante de parkings Indigo, de l’entreprise espagnole de transports publics Moventia et de la société Mobivia, spécialiste de la réparation automobile (Norauto, Midas) et de la mobilité (Via Id), n’aura duré que quelques mois. En effet, alors que Smovengo promettait une transition douce entre les deux générations de Vélib’, sans interruption de service, et 100% du dispositif installé au 1er avril 2018, soit 1400 stations électrifiées pour 20.000 vélos en circulation dont 30% à assistance électrique, de nombreux dysfonctionnements viennent compromettre cet objectif et plonger le projet dans une crise profonde. Dès le 1er janvier 2018, moins de 70 stations sont opérationnelles au lieu des 525 promises. Au 31 mars 2018, elles ne sont que 505 pour 6000 Vélib’ en circulation, et seulement 19% de vélos électriques sont déployés : le nombre de 1340 stations opérationnelles ne sera atteint qu’un an plus tard, en mars 2019.
Alors pourquoi un tel retard ? Le principal problème rencontré par Smovengo est la difficulté d’électrification des stations pour les passer à 220 volts, rendue nécessaire, non seulement par l’ajout de vélos à assistance électrique dans le parc Vélib’, mais également par le changement du modèle classique. En effet, la nouvelle génération de Vélib’ est équipée d’un boîtier électronique embarqué, la V-Box, qui pilote les décrochages/accrochages à une borne. Si la batterie de cette console est vide, le vélo ne peut plus être loué. A cela s’ajoutent d’importants dysfonctionnements de l’application à partir de laquelle les usagers louent un Vélib’ et repèrent les stations accessibles (fausses informations sur les temps de trajet, problèmes de géolocalisation ou de facturation…). Même la qualité n’est pas au rendez-vous. Réputés plus légers, plus pratiques et plus sécurisés que les anciens Vélib’, les nouveaux vélos déçoivent. Smovengo s’est en effet attaché à les alléger de 2,25 kg, pour répondre à l’une des exigences du cahier des charges, mais cela a pour conséquence une solidité moindre. Dès février 2018, le peu de Vélib’ en circulation présentent déjà des dégradations importantes au niveau de la selle, des freins, du pédalier, des pneus ou des poignées. De même, le système de sécurité des vélos, annoncé comme inviolable, s’avère très facile à neutraliser. Quant au système dit Park+ ou overflow, censé permettre de déposer son Vélib' dans une station déjà pleine, il se révèle une cause supplémentaire de débordements et de blocage. Last but not least, le service client est la plupart du temps injoignable, car sous-dimensionné.
Pour couronner le tout, les tarifs de Vélib’ augmentent à partir du 1er janvier 2018, en lien avec le changement de modèle économique du service. Ainsi, les abonnements annuels, passent de 29€ à 37,20€, soit près de 30% d’augmentation, pour un service inexistant.
Qu’est-ce qui est vert et qu’on attend ? Le nouveau Vélib’ en crise
Excédés par les multiples dysfonctionnements liés au changement d’opérateur du Vélib’, les usagers font part de leur colère sur les réseaux sociaux dès le début du mois de janvier. Parmi les nombreux jeux de mots et quolibets – « Après où est Charlie, où est Vélib’ ? », « Qu’est-ce qui est vert et qu’on attend ? le nouveau Vélib’ », ou la « Vélib’érézina » imaginée par l’association Paris en Selle – le hashtag #Vélibgate s’impose sur Twitter, puis envahit les médias en tant que fer de lance de leur mécontentement. Face à l’irritation des usagers du Vélib’, qui font gonfler la polémique, les élus de la Ville de Paris réagissent à leur tour, décrétant le remboursement des abonnements tant qu’un service acceptable n’est pas rétabli – mesure qui restera en vigueur de janvier à août 2018 – et menaçant Smovengo de lui imposer des pénalités financières à hauteur d’1 million d’euros par mois de retard dans le déploiement du service.
Cette situation coûte cher à Smovengo qui doit faire face à de nombreux surcoûts d’installation et de maintenance. L’entreprise refuse de payer des pénalités. En voulant rattraper son retard imputé à la difficulté de raccorder les bornes au réseau électrique, Smovengo installe alors des batteries sur les stations, batteries qui doivent être rechargées quotidiennement par un salarié de l’entreprise. Or, à partir du 17 avril 2018, une quarantaine de salariés de Smovengo en charge de la maintenance et de la régulation des Vélib’, pour la plupart ex-employés de Ciclocity/JCDecaux, se mettent en grève, revendiquant de meilleures conditions de travail et une rémunération plus élevée, ce qui paralyse encore plus le service. Le prêt de vélos à assistance électrique est suspendu le temps de raccorder davantage de stations au réseau électrique, soit jusqu’à la mi-juillet 2018. Cette grève d’avril 2018 – jugée illicite le 14 mai 2018 par le Tribunal de Paris faute de préavis de 5 jours déposé avant le début de la grève – représente le pic de la crise du Vélib’2 et aboutira au licenciement d’une trentaine de salariés en juin 2018. Ces derniers porteront l’affaire devant le conseil des Prud’hommes où ils seront déboutés le 11 avril 2019. Au plus fort de la crise, beaucoup d’abonnés se détournent du service, faisant chuter le nombre total d’abonnements à 130.000 en juin 2018, contre 290.000 du temps du Vélib’1.
Le Vélib’gate, une vengeance de JCDecaux ?
Smovengo, critiqué de toutes parts dès le mois de janvier 2018 et tout au long de la crise, fait preuve d’une étrange stratégie de communication, s’exprimant de façon très sporadique et tardant à faire amende honorable. L’entreprise ne reconnaît en effet à cette période aucune faute qui lui serait imputable. Au contraire, lorsqu’il se fait enfin entendre, Jorge Azevedo, directeur général du consortium, se décharge sur une série de tiers.
Dans un communiqué à charge, daté du 11 mars 2018, il n’hésite pas à affirmer que le retard dans le déploiement du service Vélib’2 serait principalement orchestré par son prédécesseur, JCDecaux. En effet, à l’issue des résultats de l’appel d’offre au printemps 2017, ce dernier avait déposé un recours en justice, demandant l’annulation du contrat, au motif que son concurrent n’avait pas respecté l'article L 1224-1 du code du travail obligeant le gagnant à reprendre les 320 salariés qui géraient le premier Vélib'. Il a ensuite récidivé en s’appuyant sur un possible conflit d’intérêt autour de Nicolas Mercat, le frère du président de Smoove. Selon Smovengo, cette action en justice aurait sensiblement retardé la contractualisation des obligations entre le SAVM et Smovengo ainsi que la mise en production des nouveaux Vélib’ et la préparation des installations. Elle aurait également attisé le conflit social avec les salariés qui débouchera sur la grève du mois d’avril suivant. JCDecaux, débouté en première instance, tentera en vain des recours jusqu’en octobre 2018.
Smovengo reproche ensuite à JCDecaux d’avoir fait preuve de mauvaise volonté dans le démontage des anciennes stations Vélib’, retardant d’autant l’installation des nouvelles. Sur ce point, il accuse également Enedis d’avoir plusieurs semaines de retard dans l’électrification des stations, retard à l’origine de la plupart des dysfonctionnements du service, ce qu’Enedis démentira par un communiqué du 13 mars 2018. « Le travail en soi n'est pas compliqué. L'emplacement des bornes et des stations est identique, même s'il faut plus de puissance pour recharger les vélos. L'ennui, c'est que l'on reçoit la liste des bornes à installer le vendredi pour le lundi, ce qui complique l'organisation des équipes », déplore Eric Salomon, directeur régional d'Enedis.
La Mairie de Paris ne serait certainement pas opposée à ce que JCDecaux soit présentée comme la brebis galeuse. En effet, le modèle économique de JCDecaux du temps de Vélib’1 ne jouait pas en faveur des finances de la capitale. En février 2016, un rapport d’audit de l’inspection générale de la Ville de Paris avait confirmé que l’équilibre du contrat du service Vélib’ était défavorable à la Ville en raison d’avenants venus le modifier à la demande de JCDecaux, au sujet de l’extension du service Vélib’ à 30 communes limitrophes et de la sous-estimation du vandalisme. Ainsi, plus le service s’étendait, plus son coût augmentait pour la Ville de Paris. L’appel d’offre de mai 2017, érigeant le prix comme principal critère d’attribution du marché, aurait donc pu être rédigé de façon à ce que le candidat sortant ne puisse pas être retenu.
Contrairement au vainqueur du marché Vélib’2, JCDecaux, autoproclamé « n°1 mondial de la communication extérieure » est bien rôdé à la communication de crise. S’il a très mal digéré sa défaite du 12 avril 2017, il apprécie d’autant moins les attaques de son concurrent. Albert Asséraf, son directeur général multiplie les interventions dans la presse pour « dénoncer des contre-vérités inacceptables ». Selon lui, le retard induit par le recours judiciaire laissait encore huit mois à Smovengo pour préparer le lancement de Vélib 2, alors qu’en 2007 lors du déploiement du premier service Vélib’, JCDecaux n’avait eu que 4 mois et demi pour déployer 750 stations avec 10.000 vélos. Un communiqué du 5 mars 2018 fait également le point sur les supposés démontages au compte-goutte des anciennes stations. Ainsi, JCDecaux aurait démonté 548 stations au 31 décembre 2017, et 797 au 1er mars, dont 324 seulement auraient été remontées par Smovengo à cette date. Au mois de juillet 2018, afin d’enfoncer le clou sur un Smovengo justement très affaibli par la grève des ex-Ciclocity, JCDecaux se paye le luxe d’une campagne de communication comparative insidieuse, tout d’abord sur la situation sociale des deux entreprises, en communiquant sur son obtention du label « Happy at Work for starters » puis sur la performance des services Vélib’2 et Vélo’v, le système de vélos en libre-service de la ville de Lyon, pour lequel JCDecaux a réussi à déployer 4 000 nouveaux Vélo’v dans la nuit du 17 au 18 juillet 2018, de quoi faire amèrement regretter le choix de Smovengo aux Parisiens. Le géant publicitaire récidive deux mois plus tard pour louer le succès de cette opération. Entre temps, il a également déployé un nouveau service de vélos à Nantes, le bicloo, dans la nuit du 21 au 22 août. La vengeance est un plat qui se mange froid !
Le Vélib’gate, un problème de gouvernance ?
Cependant, Smovengo ne tient pas JCDecaux comme seul responsable du fiasco que l’entreprise vit. En effet, le consortium n’hésite pas à s’en prendre aux élus de la Ville de Paris en critiquant vertement la gestion administrative du projet par le SAVM, les accusant de graves insuffisances face à la multiplicité des intervenants techniques qu’il aurait, d’après eux, fallu mieux manager afin de tenir les délais. De plus, le cahier des charges technique rédigé par le SAVM aurait manqué de précision. Enfin, six semaines auraient été perdues par le SAVM pour la validation des designs des bornes et des vélos. « Pour que l'opérateur exécute bien sa tâche, encore faut-il que le donneur d'ordre assume toutes les responsabilités qui lui incombent. » n’hésitent-ils pas à affirmer. Or, le fait qu’un délégataire d’un marché public s’en prenne publiquement à son donneur d’ordre demeure un fait exceptionnel en communication de crise.
La Mairie de Paris et le SAVM ne l’entendent pas de cette oreille. Pour comprendre ce fiasco, Anne Hidalgo commande à l’inspection générale de la Ville de Paris, en juillet 2018, un audit, sur les manquements éventuels qui auraient conduit à la crise, dont les résultats ont été rendus publics le 28 mars 2019. Les conclusions du rapport confirmeront que le passage du projet Vélib’2 à l’échelle métropolitaine a rendu sa gouvernance bien plus complexe qu’elle ne l’avait été pour le Vélib’1. L’évolution fonctionnelle du service vers plus de technologie (assistance électrique, géolocalisation, surcapacité de stationnement, disponibilité en temps réel…) telle que demandée dans le cahier des charges, associée à des délais de mise en œuvre contraints, ont également généré d’importants retards dans son déploiement, posant la question d’un objectif initial de « Vélib métropolitain et électrique » trop ambitieux. Le rapport considère néanmoins que Smovengo n’était pas prêt, lui reprochant d’avoir « théorisé une offre sans être en mesure de garantir sa réalisation dans les délais impartis ».
L’homme providentiel de la sortie de crise
Au printemps 2018, le SAVM somme Smovengo de présenter un plan de sortie de crise afin d’assurer l’augmentation régulière du nombre de Vélib’, de résoudre les dysfonctionnements mécaniques, informatiques et électroniques du service, et de finaliser le déploiement dans toute la Métropole, faute de quoi, son contrat pourrait être résilié. Smovengo s’exécute dans un communiqué du 03 mai 2018 où il présente un plan de sortie de crise en 3 étapes : rétablir au plus vite un service minimum, proposer un service simplifié dans un périmètre maîtrisé, et finaliser le projet une fois le service stabilisé.
Dans la foulée, fin juin 2018, un nouveau directeur général de Smovengo est nommé, Arnaud Marion, spécialisé dans le redressement des entreprises en crise. Celui-ci semble avoir joué un rôle majeur dans la résolution de la crise de 2018 en mettant en place des actions qui ont permis un retour à des conditions acceptables de fonctionnement du service Vélib’ dès la rentrée 2018. Tout d’abord, il décide l’augmentation sensible des effectifs affectés à la maintenance des vélos, passant de 105 à 234 employés ainsi que l’amélioration de leurs conditions de travail, leur accordant les mesures réclamées par les grévistes d’avril 2018. Il s’attaque ensuite aux problèmes informatiques qui rendent aléatoires le décrochage et le rendu des Vélib’ ou qui faussent le calcul de la durée de la course directement liée à la facturation des usagers, en recrutant des cadres de haut niveau. Enfin, il modifie le modèle de vélos de façon à ce qu’il soit plus résistant et en le dotant notamment d’une nouvelle fourche. In fine, ce plan de la dernière chance parvient à convaincre le SAVM qui renouvelle sa confiance à Smovengo en septembre 2018, lequel s'engage en retour à atteindre la mise en service des 1 400 stations prévues d'ici la fin du premier trimestre 2019.
Au printemps 2019, Smovengo semble avoir enfin assumé ses responsabilités et redressé la barre. Les innombrables bugs qui rendaient aléatoire le décrochage des vélos ont nettement diminué et avec 1200 stations ouvertes et 12.500 vélos en circulation, dont 2500 bicyclettes électriques, le service est revenu à un niveau de fonctionnement acceptable, pour preuve, la publication d’un communiqué de fin de crise par la Mairie de Paris le 18 mars 2019. Smovengo devra cependant s’acquitter de 8 millions d’euros de pénalité et renoncer à 22 millions d’euros que le consortium aurait dû toucher de la part des communes limitrophes de Paris faisant partie du SAVM.
Le vendredi 13 septembre 2019, jour de grève de la RATP, Velib’ bat son record historique de fréquentation, atteignant 175.000 courses et au 27 octobre 2019, les statistiques officielles annoncent que 1340 stations réparties dans 55 communes ont été ouvertes pour accueillir plus de 15.900 vélos, des chiffres proches de l’objectif du cahier des charges initial. En septembre 2019, fort de ce bilan positif, Arnaud Marion passera les commandes de Smovengo à Ghislaine Mattlinger, directrice adjointe du groupe Indigo, et à Jacques Greiveldinger, directeur général du groupe Rouiller qui a remplacé Jorge Azevedo. En parallèle, Laurent Mercat a discrètement quitté la présidence de Smoove et a été relégué à des fonctions de développement et de partenariat pour l’entreprise dont il a vendu ses parts à Viad Id, l’incubateur de start-up spécialisées dans la mobilité de la société Mobivia.
Quant à JCDecaux, le géant publicitaire est-il sorti gagnant du Vélib’gate ? Rien n’est moins sûr, car il perd en début d’année 2019 un nouveau marché parisien, celui du mobilier d’information qu’il détenait depuis plusieurs décennies, contre son concurrent historique, l’américain Clear Channel. Au bilan, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi et comment un marché aussi stratégique pour la Ville de Paris que celui du Vélib’ a-t-il pu être confié à un prestataire qui visiblement n’avait pas l’envergure suffisante pour déployer correctement le service ? Était-ce une opération de déstabilisation politique pour décrédibiliser Anne Hidalgo et les élus socialistes de la Mairie de Paris, ou une vengeance économique avec pour cible JCDecaux ? Quel était le réel objectif du consortium Smovengo ?
Anne-Lucile JAMET