La bataille des géants de la Tech pour le contrôle des données militaires aux Etats-Unis
« Tous ceux qui vivent dans ce pays dépendent de la puissance de sa défense », avait écrit sur un blog de Microsoft Brad Smith, président de Microsoft. Jeff Bezos, CEO d’Amazon a quant à lui estimé que les Etats Unis seraient « en difficulté » si « les grandes entreprises de technologie tournaient le dos au ministère de la défense américain ». Les géants de la Tech’ sont-ils poussés par un soudain sentiment patriotique ou il s’agit d’intérêts purement économiques et financiers sous couvert de patriotisme affiché pour un marché de la défense américaine qui pèse plusieurs milliards de dollars ? Au regard de l’important contrat JEDI (Joint Enterprise Defense Infrastructure) récemment attribué par le Department of Defense (DoD) américain à Microsoft, il semble que l’administration Trump semble faire du « Tous sauf Amazon » dans son choix de Microsoft au détriment d’Amazon, Oracle ou IBM.
Microsoft gagne des positions dans le domaine de la défense et du renseignement, mais Amazon reste le leader du marché du cloud
En août 2019, Microsoft a remporté un contrat de 7,6 milliards de dollars sur 10 ans avec la défense américaine : le contrat DEOS (Defense Enterprise Office Solutions). L’objectif de DEOS est de standardiser les messageries et flux collaboratifs sous la plateforme Office 365, tout en renforçant la cybersécurité et le partage d'informations. Un an plus tôt, Microsoft a remporté 2 contrats dans le milieu militaire et du renseignement:
- En Mai 2018, la CIA a décidé d’offrir aux 17 agences de renseignements, une offre Cloud multi opérateurs partagée entre Amazon et Microsoft (Office 365). Amazon, avec son offre dédiée aux services de renseignements, était depuis 2013 la seule opérateur sur ce marché (pour un budget estimé à plus de 600 millions de dollars).
- En novembre 2018, Microsoft avait raflé un important appel d’offres pour fournir jusqu’à 100 000 casques de réalité augmentée HoloLens à l’US Army pour un montant maximal de 480 millions de dollars.
Enfin, le 25 octobre 2019, le Department of Defense (DoD) a annoncé avoir attribué à Microsoft (solution Microsoft Azure) le contrat JEDI de stockage de données en ligne dans son cloud. Ce contrat gagné vis-à-vis d’Amazon Web Service (AWS) durera sur 10 ans pour un montant maximum pouvant atteindre 10 milliards de dollars. Pour information, après cette annonce, le cours de l’action de Microsoft a bondi de 3 %. Une étude publiée en avril 2019 par le site Parkmycloud montre que Amazon reste le leader de ce marché du cloud, loin devant Microsoft, Google, IBM, Oracle, avec des services cloud qui représentent 13 % de son activité globale en 2018 en évolution de +41 % début 2019. AWS compte des millions de clients, dont Netflix, Airbnb, Palantir et GE. Les investissements massifs d’Amazon dans des nouveaux Datacenter lui permettent d’accélérer son avance. Avec sa solution Amazon Rekognition, qui permet d’identifier les visages, de détecter l’âge, le sexe et certaines émotions, en cours de test avec le FBI, et l’acquisition de Ring en 2018, montrent que le plus grand détaillant en ligne du monde est sur le point de devenir l’un des plus grands entrepreneurs de la défense des États-Unis. Amazon était donc donné grand favori pour remporter le contrat JEDI tout au long du processus lancé en juillet 2018. Comment le leader du marché a pu perdre contre l’un de ses challengers ? Est-ce que Amazon a subi des attaques cognitives habilement menées par ses concurrents afin de lui faire perdre le contrat JEDI ? Enfin, le président américain aurait-il faussé la compétition ?
Contrat JEDI : Synthèse d’une bataille cognitive entre géants de la Tech, prélude d’une guerre plus grande sur le marché militaire et du renseignement
Le contrat JEDI vise à moderniser les systèmes informatiques militaires pour faciliter le déploiement d'une nouvelle architecture de stockage dans le cloud pour 80 % des données. Le DoD a décidé, au lancement, d'attribuer la totalité du contrat à un seul prestataire, plutôt que de le scinder en plusieurs appels d'offres. Après plusieurs péripéties, en avril 2019, Microsoft et Amazon ont été les deux seules entreprises en lice, Google ayant décidé de se retirer sous la pression de ses salariés, IBM et Oracle ayant été évincés de la course. D’autre part, plusieurs autres évènements ont perturbé le cours de cet appel d’offres jusqu’à la décision du 24 octobre dernier :
Un procès à l’initiative d’Oracle qui accuse le DoD d’avoir injustement structuré ce contrat pour favoriser Amazon. Des soupçons de conflits d’intérêts impliquant Amazon qui a embauché, en cours de procédure d’appel d’offre, un de ses ex salariés passé par le Pentagone. Cette accusation, reprise par Oracle et les autres concurrents, n’était pas avérée suite à l’enquête menée par le DoD. Enfin, une analyse menée par the war_economy sur twitter permet de neutraliser cette attaque. Une remise en cause, par Oracle et IBM, du principe de choisir un seul fournisseur de service pour le contrat JEDI. Selon ces entreprises soutenues dans cette démarche par plusieurs membres du congrès américain, scinder le contrat aurait pu permettre d’optimiser les coûts et varier l’offre de service proposée.
Un changement à la tête du secrétariat d’état à la défense avec l’arrivée de Mark Esper en juillet 2019 en remplacement de Jim Mattis supposé « Amazonphile » par les concurrents. Oracle a espéré que l’arrivée de ce nouveau Secrétaire d’état allait redistribuer les cartes de et changer la décision qui se profilait. Le choix de Microsoft semble indiquer que non… Dans cette bataille, Oracle et les autres concurrents par leurs stratégies d’attaques envers Amazon sont arrivés à faire intervenir Le Président américain dans l’attribution de ce contrat. Certains experts tels que Steve Kelman, ancien responsable fédéral des achats, pensent que si tel est le cas, ce serait « inapproprié et atypique » qu’un président intervienne dans l’attribution d’un marché.
Le DoD affirme de son côté que « Tous les candidats ont été traités équitablement et évalués conformément aux critères d’évaluation énoncés dans l’appel d’offres ». Les éléments d’informations publiques semblent infirmer ce point de vue. En juillet dernier, le Président américain, ait affirmé avoir reçu un « très grand nombre de plaintes » des challengers de Amazon relatives à l’appel d’offres JEDI. Il a dit « regarder le sujet de très près », supposant qu’il pourrait intervenir dans la décision.
La stratégie d’Oracle et d’IBM a consisté à attaquer et à occuper le terrain. Oracle et ses lobbyistes ont bien intégré que depuis l’élection de Donald Trump, la grille de lecture a changé et ce président n’hésite pas à s’immiscer dans tous les domaines, souvent de manière flagrante. C'est d'autant plus vrai s'il s’agit d’Amazon, étant donné les relations « inamicales » entre Donald Trump et Jeff Bezos (CEO d’Amazon et propriétaire du Washington Post). Cette analyse semble confirmée car selon CNBC, dans un livre à paraitre, l’ancien secrétaire d'Etat à la Défense, Jim Mattis, y expliquerait que, à l’été 2018, Donald Trump lui a clairement demandé de "dégager Amazon AWS" du contrat JEDI. Ce que Jim Mattis n’a pas fait.
Le président américain semble avoir peser dans la décision de choisir Microsoft dans le cadre de JEDI. Dans l’un des axes de son attaque consistant à « dégager » Amazon, Oracle n’a pas hésité à faire de la manipulation d’information. Une infographie, à l’origine créée par Kenneth Glueck, vice-président exécutif d’Oracle, aurait circulée et aurait même été présentée à Donald Trump selon CNN. Cette infographie, qui semble être une fake news, montre des responsables d’Amazon au cœur d’un vaste complot dit « A Conspiracy to Create a Ten Year DoD Cloud Monopoly ». Ce complot viserait à attribuer à Amazon le contrat JEDI de 10 milliards de dollars sur 10 ans et lui permettre ainsi créer un monopole « Cloud » au sein du DoD. Au final, le contrat JEDI a été attribué à Microsoft le 24 octobre 2019.
La contre-attaques d'Oracle et d'IBM
En analysant les manœuvres des concurrents d’Amazon, il apparait clairement qu’Oracle a eu une attitude très offensive visant à attaquer et à casser le duo de leaders. A coup d’informations controversées, non vérifiées, de critiques du contrat et de lobbying, Oracle et IBM ont réussi à attirer l’attention du président Trump. Compte tenu du tempérament impulsif de ce dernier et de son animosité à l’égard de Jeff Bezos, le locataire du bureau ovale s’est senti obligé d’intervenir dans le processus. Oracle et IBM dans leurs stratégies espèrent maintenant qu’Amazon porte l’affaire devant les tribunaux fédéraux. Ces derniers « casseraient » ainsi la décision du DoD et ainsi le processus reprendrait de zéro.
Oracle et IBM, loin d’espérer gagner cet important appel d’offres devant les 2 leaders du marché, ont une stratégie d’attaque qui nous semble claire. L’effet final recherché est de créer un sentiment de peur dans l’opinion américaine du fait d’une nouvelle position monopolistique d’Amazon ou Microsoft (dans une moindre mesure) dans les milieux de la Défense. Ce sentiment devrait amener l’opinion politique et civile à demander que le contrat JEDI soit scindé entre plusieurs acteurs. La meilleure négociation de prix associé, ainsi qu’une offre plus diversifiée soutiendraient aussi ce changement.
Amazon n’a pas encore communiqué la suite à donner à cette affaire. Une chose est sure, quelle que sera la suite donnée à cette affaire, il est clair que la dépendance du Pentagone à l’égard de la Silicon Valley augmente, vu que les investissements des entreprises seront toujours plus importants que ceux du gouvernement américain. Il y aura donc irrémédiablement un champion dans ce domaine. Dans sa stratégie de défense, Amazon a tout intérêt à être ce champion. L’entreprise a donc tout intérêt à porter l’affaire devant les tribunaux fédéraux. JEDI n’est qu’une étape, car face à plus grande menace à laquelle elle fait face (mesures antitrust), le développement d’Amazon dans le secteur public et le leadership dans le domaine du cloud gouvernemental lui donnera la possibilité d’influencer les réglementations qui pourraient l’affecter.
Ernest Gbehi