La victoire informelle de la Chine dans la fermeture de ses frontières aux déchets extérieurs

Depuis quelques années, l’industrie du recyclage connaît un ralentissement en Europe et Amérique du Nord. Ce secteur, pourtant porteur et considéré comme étant d’avenir du fait d’importants investissements, peine à se développer autant qu’on pourrait l’imaginer. Bien qu’elle se soit déclarée dès 2015, on résume souvent cette crise à « LA décision chinoise » de ne plus vouloir importer sur son territoire certaines catégories de déchets. En réalité, le déroulé des événements est un peu plus complexe, et les décisions plurielles. Le tout donne à réfléchir sur les capacités d’anticipation et d’adaptation des Pays occidentaux et européens. Mais c’est une réelle bataille informationnelle qui s’est jouée, minutieusement préparée par Pékin qui a dépossédé ses adversaires de toute arme immédiate possible.


Pour bien comprendre ce qui s’est passé et joué, il faut revenir sur le contexte de cette décision, sur les motivations de Pékin, avant de s’intéresser à sa stratégie et son argumentaire pour enfin conclure que la Chine a écrasé ses adversaires. 

Le contexte des décisions chinoises.


Janvier 2018. Le monde médiatique traite enfin, et de manière massive, de la mise en œuvre de la décision chinoise d’interdire l’entrée sur son territoire de 24 catégories de déchets. Depuis bien longtemps la question des déchets n’avait pas fait couler autant d’encre. Aujourd’hui il en est autrement, tant les chiffres sont importants. Le fonds Mondial pour la Nature (WWF) nous informe que  300 millions de tonnes de plastique seraient produites chaque année. De l’autre, la revue Science Advances a estimé qu’au niveau mondial, environ 50 % du plastique recyclable était exporté à l’étranger.  Selon Environmental Science & Technology enfin, ce serait environ un quart des déchets électroniques produits par les pays industrialisés qui quitteraient leur territoire en direction de sept pays d’Asie et d’Afrique, et ce en 2014. 

Le commerce de déchets est principalement tourné vers l’Asie. Il a débuté dès les années 1970, dès que la Chine s’est ouverte au monde et rendue possible avec son énorme besoin en matières premières bon marché et facilement extraites. Les déchets représentaient alors un potentiel incroyable d’après Yves Schultz. Puis, lorsque les normes environnementales et les politiques d’incitation au tri et au recyclage ont commencé à être adoptées dans les années 1980 dans les pays développés, les contraintes imposées aux industries et entreprises se sont faites plus grandes. Par là, les exportations vers la Chine ont pris un tournant, s’amplifiant considérablement, lançant les industriels dans une course aux coûts de traitement les plus bas. 

La dépendance des pays européens et d’Amérique du nord n’a eu de cesse de s’accentuer envers l’Empire du Milieu. Les importations de déchets plastiques en Chine se sont envolées entre 2006 et 2012, passant de 5,8 millions de tonnes à 8,9 millions.  La Chine était jusqu’alors le plus gros importateur mondial de déchets dits « solides », avec des volumes annuels équivalents  à 56 à 60 % de la production mondiale de ces derniers. En 2016, elle a par exemple importé 7,3 millions de tonnes de plastiques, pour une valeur de 3,7 milliards de dollars. L’Union européenne a failli dans sa capacité à anticiper. Elle a pendant longtemps exporté 50 % de ses déchets en Chine. Pour le seul cas français, notre capacité de recyclage du plastique est de 400 000 tonnes, contre une production de 900 000 tonnes. Les exportations vers la Chine représentent donc environ 200 000 tonnes. 

Des décisions comme résultats logiques d'une stratégie de long terme.


L’une des caractéristiques politiques de la chine est qu’elle établit des stratégies qui s’inscrivent dans le temps long. Le secteur des déchets n’échappe donc pas à la règle. Dès 2013 on peut retrouver les prémices de ces choix en matière de déchets. Déjà la politique anticorruption du président nouvellement élu Xi-Jinping poussait les pouvoirs à multiplier les contrôles relatifs aux ateliers clandestins de gestion de déchets importés illégalement. Car le commerce de déchets est une activité légale, mais très encadrée. Les déchets font en effet l’objet d’une catégorisation internationale, de par principalement la  convention de Bâle (Basel). Cette convention vise à encadrer et contenir le commerce de déchets entre les pays membres de l’OCDE et de le soumettre à des règles strictes, plus ou moins exigeantes en fonction de leurs caractéristiques. 

La Chine a également lancé plus récemment une grande stratégie politique intitulée Epée Nationale (« National Sword »). Ce programme vise à intensifier les coupes et contrôles dans les importations de déchets en limitant les licences et à fermer les usines qui ne respectent pas les nouvelles normes environnementales. Car la Chine renforce de manière considérable ses normes environnementales. C’est donc le 18 juillet 2017 que la Chine notifie à l’OMC qu’elle va interdire d’ici la fin de l’année l’importation de 24 types de déchets. Les plastiques sont particulièrement touchés avec 8 familles mises sur la « liste noire » (interdiction totale). 

Dès 2017 les Pays occidentaux devaient donc s’attendre à une réduction drastique du potentiel d’accueil de la Chine en matière de déchets. Préférant prendre leur temps pour trouver une solution de replis, les exportateurs de déchets n’ont pas vu venir la seconde décision. En novembre 2018, la Chine prévient de nouveau :  32 nouveaux types de déchets seront touchés par les interdictions d’importation, et ce en deux salves. La première au 31 décembre 2018 pour 16 premières catégories, et la seconde au 31 décembre 2019 pour le reste. 

La Chine a pris l'Occident par surprise.


Les réactions à la suite de la mise en œuvre de cette première décision sont toutes aussi brutales que les mots qu’elles emploient. Pour Arnaud Brunet, directeur du Bureau international du recyclage (BIR), la fermeture de la Chine à l’accueil des déchets a été vécue comme un véritable « choc ». Un « tremblement de terre », « un séisme ».  Elle a créé une situation de « chaos » et a eu pour effet de mettre l’industrie du recyclage en « situation de stress » et de faire effondrer le cours de la valeur des déchets sur les marchés internationaux. Le prix de la matière a en effet été divisé par 3 en 2018. Du jour au lendemain, un commerce -très- lucratif s’est enfoncé dans une crise violente. C’est dans les plastiques que la chute des prix est la plus significative : le polyéthylène recyclé serait passé de  220 euros la tonne à moins de 120 euros peu après

Ce sentiment de choc est partagé par d’autres. La décision chinoise « a eu l’effet d’une bombe » pour Yann Schulz, anthropologue et historien au centre d’études sur la Chine de l’Université d’Oxford et spécialiste des questions environnementales.  Il ajoute que cela a permis « une prise de conscience de la nature mondialisée du commerce de déchets ». Précisons à ce propos que  la Chine achetait 60 % des exportations de déchets des pays du G7, elle ne va désormais en accepter plus que 10 %. 

Cette prise de conscience n’en est pas moins une « douche froide » pour Pascal Gennevière, président de Federec Papier-Carton. L’afflux de matière première papetière a créé un double problème. D’un côté, il y a eu un afflux de papiers à recycler difficile, créant des problèmes de sécurité dans leur stockage du fait de leur surnombre. D’un autre côté, pour pallier ce premier problème, les quotas de production ont été dépassés, présentant une contrevenance légale. Cela a donc inondé le marché de grandes quantités de papiers recyclés. L’offre a largement dépassé la demande, ce qui a eu pour effet mécanique une diminution des prix. Par là même, c’est la rentabilité du recyclage elle-même, déjà fragile, qui remettait en cause sa pérennité. Le BIR a demandé à l’OMC de faire changer d’avis le gouvernement chinois tout en soulignant « l’impact grave qu’une telle interdiction aurait sur l’industrie mondiale du recyclage ». 

Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises se retrouvent avec d’innombrables déchets dont elles ne savent plus quoi faire. Le coordinateur de la coalition mondiale d’ONG Break Free From Plastic Von Hermandez n’a pas hésité à utiliser l’expression de « tsunami de déchets » pour illustrer ce que nous allons connaître en Europe. Certains pays tentent de se prémunir de ce scénario catastrophe annoncé en diminuant les facultés d’importation, à l’image de la Norvège. Déjà en France, on se rend compte du grand nombre de décharges présentes sur le territoire à la suite de la mort d’un maire qui voulait en empêcher le dépôt illégal de déchets sur le territoire de sa commune. Le ministère français de l’Écologie estime qu’en 2018, 520 000 tonnes de déchets ont été déposées illégalement sur le territoire national. 

Pourquoi la Chine a-t-elle pris une telle décision ?


Si la Chine importait autant de déchets de l’étranger, c’est principalement parce qu’ils représentaient une source de matière première, plus ou moins valorisable, plus ou moins rare, qu’elle arrivait à récupérer, transformer et dont elle se servait pour la production de produits à bas coûts qui avaient pour vocation l’exportation vers les pays développés. Tout le monde semblait gagnant. 

La fin d’un besoin extérieur de matière première à faible coût 

La Chine produit annuellement environ 210 millions de tonnes de déchets ménagers (chiffres de 2017). D’ici 2030, cela pourrait passer la barre des 500 million de tonnes. En 2018, à l’heure de la mise en œuvre de la première décision, près de 40% des déchets collectés avaient pour destination la décharge, le reste étant majoritairement incinéré, parfois même sans revalorisation électrique ou thermique. La seconde décision, qui se sépare en deux étapes, permettra à la Chine d’arrêter d’importer des déchets. Elle les remplacera en effet par la mise en place et l’intensification de collectes locales. Car l’industrie du recyclage en Chine est en pleine croissance, sous l’impulsion, parfois autoritaire, du gouvernement de Pékin. La Chine se force ainsi à prendre à bras le corps son propre problème des déchets. 

Un tournant dans la perception globale de l’environnement 

Si la Chine a opéré un tournant si brutal, c’est aussi parce qu’elle s’est rendu compte que cette matière première à très bas coût avait un prix d’après certains professionnels du secteur : tant sanitaire qu’environnemental. Le laxisme d’avant 2013 sur  la qualité des déchets importés a été dévastateur par endroits sur ces questions. En effet, le secteur du recyclage traîne une réputation « sulfureuse », où s’entremêlent corruption, trafic ou encore pollution excessive. Nombre de chargements ne correspondent pas à la catégorie réelle qui leur est attribuée. Ces fraudes documentaires sont monnaie courante pour faciliter les exportations de déchets soit non recyclables, soit dangereux, voire même toxiques, ou radioactifs (comme en témoignent les affaires italiennes sur les épaves coulées en Méditerranée). C’est la cause principale de la récente crise diplomatique  opposant les Phillippines au Canada, ou plus anciennement la réutilisation, par les partisans de Laurent Gbagbo, de la pollution d’Abidjan par le Probo Koala, contre la France qui le dénonçait à l’ONU. En 2013 et 2014, des entreprises canadiennes avaient qualifié des déchets qu’elles exportaient comme « Plastiques à recycler », alors que ces derniers n’étaient composés que d’ordures ménagères et autres déchets peu valorisables et dangereux. Sur les 103 conteneurs parvenus à destination, 69 vont retourner au Canada

Des décisions au cœur de la guerre commerciale avec les États-Unis


Pour les États-Unis, premier exportateur mondial de déchets, cet impact serait « dévastateur » pour Robin Wiener, le président de l’ISRI - Institute of Scrap Recycling Industries. Ces décisions s’inscrivent dans un contexte de tensions grandissantes entre les USA et l’empire du Milieu dans le conflit économique que les deux géants se livrent actuellement. Ce revirement est une arme diplomatique qui fonctionne à merveille. La Chine a créé un chaos, une panique dans les pays occidentaux, incapables de se débrouiller seuls dans la gestion de leurs déchets. 

Aux États-Unis, les pertes liées directement à cette décision chinoise sont énormes. Les coûts de traitement étant privés de rabais chinois, le manque à gagner est devenu parfois considérable. Pour Don Slager, dirigeant de Republic Service, numéro deux du recyclage aux États-Unis, celui s’élèverait pour son entreprise à 132 millions d’euros de chiffre d’affaires. L’ISRI donne des chiffres éloquents : la Chine a importé en 2016 des États-Unis 16,2 millions de tonnes de déchets « solides » dont  5,6 milliards de dollars ne concernent que des métaux usagés ; 150 000 emplois américains dépendent des exportations de déchets en Chine et s’en retrouvent menacés. 

Les stocks s’accumulent, la place manque, la pollution commence à se faire sentir et les décharges, si elles venaient à accueillir ces déchets, seraient très rapidement débordées. Cela est également source de tensions sociales internes virulentes, comme cela s’est illustré dans l’affaire de la décharge de Nonant-le-Pin en France. Dans l’immédiat, l’impact a été qualifié de dévastateur par le Bureau international du Recyclage. 

Quelle a été la méthodologie chinoise ?


« Transformer ses matières premières sur son sol plutôt que de les exporter brutes, afin de créer de l’emploi, de développer des expertises et de générer de la valeur ajoutée… » Ceci est une prescription que la France et les institutions internationales ont longuement énoncée aux pays en développement. La Chine a réussi à retourner cette préconisation des États développés contre eux, mais de manière subtile. Elle n’a en effet pas dénoncé directement et constamment les fraudes documentaires des États exportateurs de déchets. De plus, elle s’est abstenue de dénoncer publiquement les pratiques de fraude documentaire auxquelles se livraient les pays occidentaux comme évoqués précédemment. Elle ne le fera que dans sa notification à l’OMC, soit de manière très discrète. Le ministère chinois de l’Environnement explique dans ce texte que « Nous constatons que de grandes quantités d’ordures souillées et de détritus dangereux sont mélangées à des déchets solides recyclables, ce qui entraîne une forte pollution de l’environnement en Chine ». La Chine a donc montré que sans elle, les pays développés ne pouvaient respecter les principes qu’ils ont demandé aux pays en développement de respecter. Mais elle est allée encore plus loin, en basant ces décisions sur un argument implacable à l’heure actuelle : l’Environnement. 

La base environnementale des décisions chinoises 

Sur ce terrain, le Président chinois ne finit plus lui aussi de faire parler et couler de l’encre. Alors que son pays n’est pas véritablement considéré comme un modèle en matière de respect de l’environnement, il danse une nouvelle fois à contre-pied. Il n’hésitait pas à  déclarer à Davos que l’accord de Paris sur le climat était « une victoire remportée avec difficulté », et que l’ensemble des signataires « doivent s’y tenir ». Cette déclaration visait en sous-main la récente élection de Donald Trump à la maison Blanche, réputé pour être climatosceptique. Il ajouta qu’il fallait« rééquilibrer » la mondialisation et la rendre « plus inclusive », assurant que « personne ne sortirait vainqueur d’une guerre commerciale ».  C’est néanmoins bel et bien ce qu’il exécute avec sa politique désormais axée pour partie sur l’environnement. Le Quotidien du peuple justifie cette première décision par la volonté de « protéger les intérêts environnementaux de la Chine et la santé des personnes ». En réalité, ce média ne fait que reprendre dans le texte le « plan d’application pour l’interdiction de l’importation de déchets solides », qui s’inscrit dans le cadre de la « réforme globale ». Adopté le 18 avril 2017, et publié le 27 juillet de cette même année, il précise que cette interdiction vise “toute importation de déchets solides présentant des risques importants pour l’environnement et pour la santé de la population ». 

La stratégie de Pékin est implacable. Ses efforts au niveau environnemental sont considérables depuis quelques années. Ce pays a choisi de réduire la part du charbon et en soutenant les énergies renouvelables, de passer le plus possible à l’électrique notamment avec d’immenses investissements dans le domaine des batteries, de fermer des mines (environ 6000 sites) qui seraient irrespectueuses des normes environnementales, etc. Le gouvernement chinois veut par là une industrie du recyclage plus propre qu’il pourra montrer au monde entier. Cela est aussi une réponse informationnelle à l’encontre du  documentaire de Wang Jiu-liang : « Plastic China » qui dénonçait ces problèmes liés aux plastiques. Les résultats chinois se feront connaitre et voir rapidement, du fait de l’utilisation de la coercition. 

La Chine met en avant le respect des instances internationales 

Contrairement à ce qu’on en dit, la décision chinoise n’est pas strictement brutale. Pour reprendre le cheminement déjà beaucoup énoncé, la Chine a notifié le 18 juillet 2017 à l’OMC ses intentions, qu’elle a mises en œuvre début 2018. Si l’on prend les dates, elle a même partagé ses volontés avant que ne soient officiellement publiées les conclusions de la « réforme globale ». Elle a donc pris la peine d’informer au préalable ceux qui bénéficiaient de ses services – avec certes un délai restreint. De plus, on n’a de cesse de dire que la Chine critique et dénonce les instances et organisations internationales qu’elle considère comme prônant un modèle occidental. L’OMC est pleinement ciblée par ces critiques. Néanmoins, c’est bien à cette institution que Pékin s’est adressé pour notifier aux acteurs mondiaux du commerce ce qu’il en sera prochainement des déchets. 

Cela peut montrer que la Chine n’a pas adopté ces décisions dans le simple but de nuire à ses concurrents ou adversaires dans sa guerre commerciale actuelle. Ou c’est un coup de génie pour ne pas lui coller une image qui illustrerait une volonté de nuire. En plus de l’argument environnemental, la Chine base ses décisions dans une lutte contre la criminalité internationale. Le directeur de la coopération internationale du ministère de l’environnement chinois précise le 20 juillet 2017 que « motivés par l’appât du gain, certains contrevenants chinois et étrangers importent illégalement des déchets en Chine, causant de nombreux problèmes. Nous devons lutter contre ces transferts illégaux ». 

Pourquoi la Chine a gagné cette guerre par les choix informationnels qu'elle a opéré ?


A l’heure du « Make Our Planet Great Again » d’Emmanuel Macron, à l’heure de la COP 21, des feux de forêt en Amazonie, de l’avancée toujours plus précoce du jour du dépassement, il est très difficile pour les pays occidentaux, cibles de ces décisions chinoises, de les attaquer.  La raison d’ordre environnementale fait autorité. Elle n’est peut-être qu’un prétexte pour mettre les Occidentaux dans l’embarras, mais son utilisation empêche toute opération contre-informationnelle efficace. 

L’impossibilité de contrer les arguments utilisés 

Il est impossible pour certains États de tenter la moindre critique à leur égard. En effet, bien que la Chine puisse pallier ces baisses d’importation par son propre marché intérieur, et que les investissements dans le secteur de la collecte et du recyclage de déchets soient considérables sur son territoire, elle a besoin d’expertises et de savoir-faire extérieurs. Elle reste donc pleinement ouverte sur ce sujet, mais la concurrence est très rude. Certains s’amusent à dire qu’en Chine « on ne plaisante pas avec la préoccupation environnementale ». La sécurité et le respect de l’environnement sont devenus des préalables au business », indique Benjamin Chan Piu, directeur de l’activité déchets dangereux de Suez en Chine. Suez est précisément une société concernée par la conquête du marché chinois sur ce secteur. 

Le poids international croissant du technologique et du juridique sur l’Environnement 

Suez ne se plaint pas de ces nouvelles contraintes environnementales. Bien au contraire. Cela constitue une opportunité de développement et de spécialisation. « Nous apportons des solutions innovantes, des règles de management éprouvées et un retour d’expérience dans le monde entier », se félicite Jean-Pierre Arcangeli. La Chine est donc un laboratoire immense d’innovation environnementale. Elle permet aux entreprises de se forcer dans le respect de normes environnementales et dans l’innovation pour en tirer au maximum profit. Par là, en 2015 le chiffre d’affaires généré par Suez en Chine s’est élevé à 1,2 milliard d’euros. Dans cette optique de croissance, Suez va ouvrir une nouvelle entreprise en Chine – Derun Environment – pour la gestion de l’eau et des déchets. « Jamais une entreprise occidentale n’avait signé un accord de ce niveau, englobant à la fois les métiers de l’eau et des déchets », se félicite Marie-Ange Debon, directrice générale adjointe de Suez, chargée de l’international. Elle contribue par là au succès de ces décisions chinoises et y apporte son soutien. Mais Suez a un concurrent de taille en Chine : Véolia. Là encore une entreprise française, ce qui accentue de nouveau le fait que toute critique, de la part de la France en particulier est impossible. La Chine va encore plus loin. A partir du 1er janvier 2018, toute institution et entreprise devra s’acquitter d’une « taxe écologique » concernant l’air, l’eau, la pollution sonore ou encore la production de déchets. 

Les retombées collatérales des décisions chinoises


La Chine ayant fermé ses frontières à l’importation de déchets, les exportateurs ont redirigé leurs flux vers des pays moins stricts comme l’Indonésie ou la Turquie selon le rapport du réseau d’ONG Alliance globale pour les alternatives à l’incinération. Mais les autres pays d’Asie, face à la prise de conscience de la quantité dont il était question ne veulent plus non plus être « terre d’asile » pour des déchets dont personne ne veut. En Malaisie, les importations de déchets plastiques  ont triplé depuis 2016. En 2018, cela représentait la quantité de 870 000 tonnes. Passé ce cap, le pays est arrivé à saturation. Les autorités malaisiennes « exhortent les pays développés à cesser d’expédier leurs déchets chez [eux] ». Ces « petits États », le plus souvent insulaires, n’en peuvent plus. Et ils le font savoir. La bataille diplomatique – assez violente – est déclarée, et le champ de bataille privilégié est… Twitter. 

Les Philippines sont les leaders sur ce terrain, et arrivent à mettre à mal un Etat qui passait pour un modèle social pendant longtemps : le CANADA. Le sulfureux président philippin, Rodrigo Duterte, a déclaré qu’il allait « déclarer la guerre au Canada » s’il ne récupérait pas les 69 conteneurs, stockés depuis six ans. Le Canada s’était engagé à reprendre ses déchets. Néanmoins, le délai fixé au 15 mai 2019 n’a pas été respecté. Dans la foulée de son dépassement, Manille a rappelé son ambassadeur et l’ensemble de ses consuls généraux du Canada. Le porte-parole du président Duterte, Salvador Panelo, st même allé jusqu’à menacer de renvoyer directement les conteneurs vers le Canada et de les déverser dans leurs eaux territoriales. 

A la suite de cette décision lourde de conséquences, le Canada accepte de rapatrier directement ses conteneurs. Le ministre des Affaires étrangères philippin Teodoro locsin tweet alors « Baaaaaaaaa Bye, comme on dit », traduisant à la fois l’exaspération, la victoire diplomatique, le la totale disparition de respect envers la puissance polluante. Les Canadiens ont quant à eux répondu par le communiqué suivant : « nous nous sommes engagés auprès des Philippines et nous travaillons étroitement avec eux ». La dissonance de langage est incroyable. La victoire de Manille l’est par K.O. La satisfaction de Pékin, d’avoir porté atteinte à l’image de ses concurrents sans y laisser la moindre trace, immense. L’image du Canada restera pendant longtemps impactée dans l’opinion internationale… À la fois pollueur et tricheur sur le non-respect des traités internationaux (convention de Bâle) et de la qualification font aux déchets. 

Une relocalisation en Asie du Sud-Est profitable à la Chine 

La Chine n’a pas eu à dénoncer les pratiques des États exportateurs de déchets : d’autres s’en sont très bien chargés. Mais elle a su tirer profit de la délocalisation des exportations vers les pays d’Asie du Sud-Est. En effet, les industriels chinois du recyclage y ont transféré leur activité. La Chine a donc continué à tirer profit du commerce mondial du déchet sans en subir les effets néfastes sur l’environnement et la santé publique. La Malaisie, pays le plus impacté par le transfert chinois des déchets, accueille une importante minorité chinoise alors qu’au Viêtnam les intermédiaires chinois sont très nombreux. Tous opèrent dans le secteur, légal ou dissimulé, du « recyclage ». Les diasporas chinoises ont ainsi pu faire de grands profits et les envoyer dans leur pays d’origine. 

La possibilité chinoise d’être à la pointe du recyclage 

La Chine, avec le manque d’anticipation des pays occidentaux, a réussi à prendre de court ces derniers dans leur adaptation nécessaire. L’Union européenne, par le biais de son Parlement, prend tout juste conscience de ce problème. Dans une note de 2018, il est recensé que moins de 30 % des déchets plastique sont recyclés en Europe. Il est noté que pour endiguer l’augmentation de la production de plastique, l’Union doit prendre des mesures concrètes. Mais pas pour en augmenter le recyclage. Les parlementaires ont également alerté sur le fait que l’UE exportait près de la moitié de ses déchets plastiques qui ont été collectés en vue d’être recyclés. Cela en 2018 ! soit après la mise devant le fait accompli. Dans le même temps, Shanghai est un site pilote dans le couplage des secteurs chimique et du recyclage. Cette réflexion de long terme permet à la Chine de prétendre être à la pointe de la circularisation de l’économie. Les municipalités étudient « ce qui se faisait de mieux dans le monde ». Cela amène même à se trouver dans des situations où « les normes qui y sont appliquées sont parfois bien plus strictes que partout ailleurs »  selon Jean-Pierre Arcangeli. D’aucuns voient dans les décisions chinoises une opportunité pour l’Europe d’être indépendante dans le traitement de ses déchets. Mais le secteur étant extrêmement concurrentiel, la Chine a déjà pris une avance considérable qu’il sera difficile de rattraper. 

Dans cette affaire, la Chine a donc gagné sur tous les points. Elle a réussi à prendre des mesures s’inscrivant dans le cadre de la guerre économique qu’elle livre aux États-Unis, tout en endommageant, peut-être de manière collatérale, les pays européens. Mais son tour de force réside dans le fait que ces actions sont impossibles à dénoncer et critiquer du fait de leur base environnementale. Les réorientations dans l’urgence des pays exportateurs de déchets ont même poussé leurs nouveaux « clients » à les critiquer vivement et publiquement. Se considérant eux-mêmes comme des petits États, ils ont dans l’esprit qu’ils n’ont rien à perdre et prennent la liberté de passer outre toutes les convenances diplomatiques usuelles. 

Enfin, la Chine va forcer son secteur industriel à s’adapter au tournant qu’elle opère. Si les entreprises opérant dans les domaines impactés souhaitent voir leur activité perdurer, ils n’ont d’autre choix que de s’adapter. Par là, la Chine passe pour une nation qui se donne les moyens d’atteindre les objectifs environnementaux et climatiques qu’on attend d’elle, en allant peut-être même plus loin dans ce que laissent à penser ses annonces. Elle se force également à se doter d’une industrie du recyclage à la pointe de ce qui peut se faire dans le monde, ce qu’elle ne manquera pas de montrer par la suite, vantant alors son modèle de réussite. 

 

Charles de Bisschop