Comment la Chine est devenue un acteur incontournable à Djibouti ?


 

Les stratégies d’influence se sont considérablement intensifiées ces 5 dernières années autour du petit Etat de Djibouti (23.000 km2, moins de 900.000 habitants), ancien territoire français et indépendant depuis 1977. Djibouti revêt une importance stratégique majeure de par son positionnement sur l'axe entre la mer Méditerranée, la mer Rouge et l'océan Indien, devenue la quatrième route maritime mondiale avec 30 000 navires par an. Djibouti est également le port de l’Ethiopie, puissance économique majeure régionale sans façade maritime. Enfin, sept câbles sous-marins stratégiques dans le domaine des télécommunications, qui relient l’Asie et l’Europe, transitent au large du pays. 

En 2017, la petite République de Djibouti a créé l’événement sur la scène internationale, en accueillant la première base militaire chinoise à l’étranger. Adossée à l’immense port multifonction, lui aussi inauguré en 2017, cette base compte (officiellement) un contingent de 400 hommes chargés de protéger les intérêts et les ressortissants de l’empire du Milieu dans la région. Enfin, en juillet 2018, souhaitant asseoir encore davantage son statut de « hub économique régional » Djibouti a inauguré la plus grande zone franche internationale d’Afrique. 

Annoncée comme « la première perle » du collier que Pékin veut créer le long de l’océan Indien pour protéger l’une de ses routes de la soie, la construction de la base militaire chinoise s’inscrit dans une stratégie économique silencieuse mais non moins efficace qui impose la Chine comme partenaire privilégié de Djibouti, prenant de court les Etats partenaires historiques tels que la France ou les Etats-Unis. 

Cet essor économique, essentiellement financé par Pékin (la Chine investit 1 milliard de dollars par an, soit la moitié du PIB de Djibouti), pose néanmoins la question de la souveraineté nationale face au risque d’une mise sous tutelle économique, puis politique et militaire par la Chine. En effet, l’endettement de certains pays africains (à titre d’exemple, la dette de l’Angola vis-à-vis de la Chine s’élève à 25 milliards de dollars) a poussé les analystes à avancer le concept de la « diplomatie du piège de la dette ». 

La volonté pour Djibouti : d'un partenariat à une coopération globale avec la Chine


Disposant de nombreux atouts géo-stratégiques, les autorités nationales veulent faire de Djibouti un pôle commercial et logistique de l’Afrique de l’Est. A cet effet, des chantiers structurants ont été initiés, et le pays affiche un réel dynamisme économique (taux de croissance de 4,1 % en 2017, 6 % en 2018, 7,0 % en 2019, et des prévisions de 8,0 % sur la période 2020-2023). Les pouvoirs publics ambitionnent de faire du pays « le Singapour de la Mer Rouge », en s’appuyant sur la Chine, grand artisan de cette transformation, qui est devenue au passage, le premier des partenaires extérieurs du pays. 

Un Etat devenu stratégique 


En novembre 2017, lors d'une rencontre avec le président de la république de Djibouti, le chef du gouvernement chinois déclarait « La Chine et Djibouti continueront d’approfondir leur confiance mutuelle et leur partenariat pour qu'ils deviennent un modèle de coopération Sud-Sud ». Les deux pays « amis » et partenaires stratégiques, envisagent en effet une coopération globale. Mais ce projet entre le géant asiatique et le petit Etat africain, créant une relation asymétrique par nature, est-il réalisable ? 

L’intérêt soutenu de la Chine pour Djibouti repose sur l'avantage géographique qu’il représente : situé sur le détroit de Bab-el-Mandeb, un des corridors maritimes les plus fréquentés au monde et qui contrôle l'accès à la mer Rouge. Le pays se trouve donc sur la route maritime qui permettrait à la Chine de rejoindre l'Afrique et l'Europe par la mer de Chine et l'océan Indien, dans le cadre du projet de nouvelles routes de la Soie, connu sous le nom de "One belt, one Road" ("La ceinture et la route"). 

Des besoins de financements structurants


Depuis le début des relations bilatérales entre les deux pays en 1979, la Chine a directement financé de grands projets souhaités par les autorités djiboutiennes. Pékin a ainsi financé la construction des bureaux du ministère des Affaires étrangères et de la coopération internationale, un stade et le Palais du peuple. Cet effort a été décuplé à la suite du forum sur la coopération sino-africaine en 2000. Parmi ces grands projets de développement on recense : la construction d'un hôpital dans le pays (Arta) pour 8,2 millions de dollars ; le financement de 2,41 millions de dollars pour la construction du nouveau siège du ministère des affaires étrangères ; la création d’un aqueduc transfrontalier de 102 kilomètres d’eau potable entre l’Ethiopie et Djibouti (financé par la China Exime Bank à hauteur de 322 millions de dollars); la réhabilitation de la ligne de chemin de fer entre l’Ethiopie et Djibouti, et enfin, la création de la plus grande zone franche internationale d’Afrique. Entre 2012 et 2018, le montant des investissement réalisés par la Chine à Djibouti s’élève à 14 milliards de dollars. 

Une tactique d’endettement systémique 

Un focus sur le projet de la zone franche et la ligne de chemin de fer transfrontalière, permet de mettre en lumière la stratégie économique mise en œuvre par la Chine pour prendre pied durablement dans le pays. 

Qualifié de « projet phare » par le président djiboutien Ismael Omar Guelleh lors de son inauguration en 2018, la zone franche internationale, dénommée Djibouti International Free Trade Zone (DIFTZ), a nécessité un investissement total de 3,5 milliards de dollars et s'étend sur une superficie de 4 800 hectares. Le gouvernement est l’actionnaire majoritaire avec trois groupes chinois. Connectée aux ports de Djibouti, la zone est destinée à diversifier l'économie du pays, créer des emplois et attirer des investissements, en permettant aux compagnies étrangères d'être exonérées de taxes et de bénéficier d'un soutien logistique. Néanmoins, même si selon le président djiboutien, ce projet pourrait permettre de faire croître le PIB du pays à 11 %, des experts internationaux ont commencé à mettre en garde sur la capacité de remboursement de la dette à la Chine. Le Fonds monétaire international a également alerté le pays concernant la hausse de la dette publique, passée de 43 % du PIB en 2014 à 84 % en 2018. 

Différemment et pour conforter ses intérêts économiques en Ethiopie, Pékin s’est engagé dans la rénovation de la vieille ligne française de chemin de fer reliant Djibouti à Addis-Abeba. Ce projet de l’Ethio-Djibouti Standard Gauge Railway Share Company (EDR), est géré par un consortium d’entreprises chinoises pour une période de six ans. Il a couté 3,4 milliards de dollars, financé à 70 % par la China Exim Bank, et s’est exclusivement appuyé sur une main-d’œuvre chinoise (rappel le taux de chômage à Djibouti est de 60%). 

Ainsi, Pékin poursuit sa tactique d’endettement systémique de son partenaire djiboutien avec des projets structurants, assortis de taux d’emprunt importants. Via des contrats de "debt-for-equity" (dette contre capital), la Chine, peut lorsque le pays récepteur est en difficulté pour rembourser, transformer ses créances en actifs physiques. A titre d’exemple, le Sri Lanka qui avait emprunté 1,4 milliard de dollars pour aménager un port en eau profonde, a dû en céder le contrôle à Pékin pour quatre-vingt-dix-neuf ans fin 2017, incapable de rembourser. 

Quelles perspectives de souveraineté politique dans un contexte de dépendance économique ?


Si l'afflux d'investissements étrangers a permis d’engendrer une croissance solide (7% en 2019), il a également conduit le pays vers le surendettement, avec une dette mettant en péril la souveraineté politique du pays. On assiste ainsi à une prise de conscience à la fois nationale mais aussi internationale, en particulier depuis l’inauguration de la base militaire chinoise en 2017, concédée jusqu’en 2026. 

Une prise de conscience nationale


Officiellement, les rapports entre la Chine et Djibouti restent des plus cordiaux, mais officieusement, l’arrivée à échéance des premiers remboursements de la colossale dette publique (1,3 milliards de dollars) détenue par la Chine – plus de 60 % du PIB  – a provoqué une prise de conscience des autorités djiboutiennes. 

Le parlement djiboutien a ainsi adopté une loi controversée, en novembre 2017, autorisant le gouvernement à renégocier unilatéralement les contrats d’infrastructures stratégiques et, en particulier ceux ayant trait à la souveraineté de l’État et à l’indépendance économique du pays, afin de garantir les intérêts du pays, notamment dans le domaine de l’emploi.  « La lune de miel semble terminée », assure un diplomate, qui voit, dans les efforts actuels du gouvernement djiboutien à tisser des liens avec les Indiens ou à renouer de bonnes relations avec les Français ou les Émiratis, le désir de sortir d’un partenariat un peu trop exclusif avec les Chinois. 

Ainsi, début 2018, les travaux des deux nouveaux aéroports confiés à China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC) en 2015 ont été remis en cause (l’un devait compter deux pistes d’atterrissage, avec la capacité de traiter 600 000 tonnes de fret par an et le second devait desservir le détroit de Bab Al-Mandeb, une zone stratégique pour le commerce international et pour la Chine). Selon Africa Intelligence, l’exaspération des Chinois a atteint son comble lorsque le président de Djibouti est revenu sur sa promesse de leur laisser le monopole des zones franches dans le pays, ouvrant ainsi le jeu à des groupes indiens et émiratis. Cette volonté de concurrence vient contrer les projets de Pékin, qui pensait s’être imposé grâce à sa puissance militaire et financière et à son fameux « partenariat stratégique ». En effet, pour Benjamin Barton, professeur de relations internationales à l’Université de Kuala Lumpur « Djibouti n’est que le début d’une nouvelle ère pour la Chine. Il s’agit avant tout de protéger ses intérêts commerciaux. Jusque-là, la Chine n’avait accès à aucun port militaire dans la région. Un navire chinois est même resté cent trente-quatre jours en mer faute de port d’accueil. Autre problème, on l’a vu avec la Libye et le Yémen, la capacité de la Chine à évacuer ses expatriés en cas de guerre ou de crise grave. Les attachés de défense chinois en Afrique ont eu beaucoup de difficultés à trouver des solutions logistiques pour évacuer leurs concitoyens. La Chine a donc besoin d’un pied-à-terre permanent dans la région.» 

De son côté, Djibouti s’inquiète du nombre de militaires chinois beaucoup plus nombreux que prévus sur son territoire, et de certains exercices de l’armée populaire, notamment avec des blindés de types 095 et 90-II, les plus modernes jamais utilisés en Afrique. 

Les réactions des partenaires historiques


Dans le même temps, conscients des enjeux géostratégiques du territoire (notamment comme base de projection dans les domaines de la lutte contre le terrorisme et la piraterie) et afin de contrer l’influence croissante chinoise désormais acteur économique incontournable du pays, les partenaires historiques que sont la France et les Etats-Unis (depuis 2001) se montrent plus présents. 

Ainsi, le chef de la diplomatie américaine argue que les investissements américains vont dans le sens d'une "croissance soutenable", quand les investissements chinois encourageraient une forme de "dépendance". Quant au commandant des forces américaines pour l'Afrique (AfriCom), « les États-Unis ne seront jamais capables d'investir autant que la Chine en Afrique, mais l'heure est venue d'en tirer les conséquences stratégiques ». Ce changement de posture s’inscrit dans un contexte plus global de montée en puissance militaire de la Chine, en passe de devenir, début 2020, la première puissance maritime mondiale, devant l’US Navy, avec un deuxième porte-avions en test, un autre en construction et quelques 400 navires de surface et sous-marins. Longtemps considérée comme une nation défensive, la Chine se structure désormais pour projeter son armée au-delà de ses frontières. Cette prise de conscience américaine est d’autant plus exacerbée qu’à Djibouti, la base US est située non loin de la base chinoise, et qu’historiquement, jamais les soldats des deux pays n’ont été aussi près les uns des autres. 

La France, qui reste en 2019, la seule nation ayant une base à Djibouti assortie d’un accord de défense envers le pays, a également opéré un mouvement retour. Conscient des enjeux liés à cet axe stratégique vital pour la défense et la sécurité du pays (projections Méditerranée/mer Rouge/océan Indien), le président français y a effectué une visite en mars 2019. Le président Emmanuel Macron a rappelé que la France dispose toujours à Djibouti de sa plus grande base militaire à l’étranger (1450 hommes) et qu’elle y remplit pleinement les obligations de ses accords de défense dans une région en bouillonnement constant. Le président français a également déclaré lors de sa conférence de presse conjointe avec son homologue djiboutien, Ismail Omar Guelleh :"Djibouti a joué un rôle majeur dans la sécurisation de la Somalie. Notre souhait est de poursuivre cette coopération (...) et d'intensifier la lutte contre la piraterie»…"Je ne voudrais pas que des investissements internationaux viennent affaiblir la souveraineté de nos partenaires historiques ou à fragiliser leur économie dans la durée. Parce que le bon investissement, c’est celui qui permet de donner du travail et d’améliorer le cadre de vie au quotidien", a enfin averti M. Macron, au sujet de la stratégie chinoise. Face à la Chine, le président français a voulu proposer une approche différente, l'enjeu pour la France étant de conserver son influence dans un pays qui suscite les convoitises des grandes puissances et de promouvoir un autre modèle de développement pour son ancienne colonie. "Les entreprises (françaises) sont en mesure de proposer un partenariat respectueux", faisant implicitement référence à la société française Colas qui à plusieurs reprises, a répondu à des appels d’offres lancés par Djibouti en matière de terrassement et de travaux publics, mais sans pouvoir aboutir face à la concurrence chinoise. 

La Chine a beaucoup misé sur Djibouti et sa position stratégique dans la Corne de l’Afrique. En cinq ans, Pékin a injecté quelque 14 milliards de dollars (11 milliards d’euros) dans l’économie djiboutienne, en appliquant sa stratégie, comme dans d’autres régions : d’abord le civil, ensuite le militaire, aboutissant à réduire considérablement la souveraineté et l’indépendance nationales. L’endettement de pays d’accueil comme Djibouti atteint des seuils qui rendent vite tout remboursement impossible et ce, d’autant plus, que la croissance n’est pas inclusive et ne profite pas à la majorité de la population. Structurellement débiteurs, ces mêmes pays deviennent ainsi les vassaux de la Chine, ou l’application des concepts de guerre de Sun Tzu : gagner la guerre sans la faire… 

 

Claire Forgues