L’attaque d’Elon Musk envers Arianespace : première étape dans la guerre informationnelle de domination de l’espace ?

  

 
Lanceur historique de l’Europe, Ariane s’apprête à prendre un virage décisif avec l’avènement prochain (juillet 2020) de la 6ième version de la fusée européenne, qui permettra une économie de près de 50% sur la version actuelle d’Ariane 5, soit un cout d’environ 10.000 dollars par kilo contre 20.000 dollars actuellement. Néanmoins, la technologie reste classique, et se base sur une fusée non réutilisable, facteur limitant malheureusement les économies par lanceur puisqu’il faut une nouvelle fusée à chaque lancement. 

Poussé par SpaceX à reconsidérer sa copie, les Européens envisagent donc une contre-offensive via l’adoption d’une stratégie très similaire à SpaceX qui consiste à pouvoir réutiliser le premier étage de la fusée en utilisant une procédure de « toss back » similaire à son concurrent américain (récupération du premier étage par un atterrissage vertical en modulant la puissance du moteur): un plan de développement est actuellement à l’étude avec une première mouture en 2020-2021 via un petit lanceur dénommé Callisto, puis la mise en place d’un lanceur beaucoup plus lourd avec le lanceur Themis planifié pour 2023-2025. 

Cette stratégie semble coller à la feuille de route de SpaceX et son lanceur Falcon-9 réutilisable. La stratégie de communication d’Arianespace repose ici sur une volonté de couvrir fonctionnellement les caractéristiques du lanceur Falcon-9 de SpaceX tout en se démarquant en proposant une offre complémentaire de lanceur lourd pour les clients nécessitant des charges de mise en orbite très importantes. Ultimement, le projet Ariane Next devrait voir le jour en 2028-2030 et proposer une nouvelle réduction des coûts (via la sérialisation de moteurs simples et petits, plutôt que l’utilisation de gros moteurs complexes comme les Vulcain actuels). 

SpaceX : face cachée de la politique aéronautique américaine


Le 21 février 2019 SpaceX, par l’intermédiaire de son bouillonnant PDG Elon Musk, accusait publiquement son compétiteur européen Arianespace de concurrence déloyale. Cette information a été initialement publiée via le site des Echos

L’attaque informationnelle semble avoir été initiée via le canal du « Department of Trade » américain (au moyen d’une lettre directement envoyée par Elon Musk à Edward Gresser, « Assistant US Trade Representative for Trade Policy and Economics »). Dans la lettre envoyée au département du commerce, il est fait état explicitement d’une estimation de 13,2 milliards d'euros de subventions accordées par l’ESA et l’Etat français entre 1998 et 2012. Dans cette lettre, Elon Musk indique qu’« il faudrait un accord qui garantisse qu'Arianespace ne reçoive pas de traitement préférentiel et que les membres de l'Union ne discriminent pas les fournisseurs non européens ». Cette stratégie de communication est dans la lignée directe du positionnement politique d’Elon Musk en faveur des mesures protectionnistes présentées par Donald Trump. On peut citer la série de tweets datant de mars 2018, où Elon Musk avait notamment relayé des publications du président américain sur le sujet, en y apportant ses commentaires, critiquant au passage la concurrence chinoise. Du protectionnisme américain face aux importations de véhicules chinois, à l’attaque d’Arianespace pour concurrence déloyale du vieux continent européen, la tactique semble être la même et la méthode bien rodée. 

Emmanuel Macron avait rappelé que malgré la présentation médiatique de SpaceX décrite comme une startup privée, cette société ressemblait plutôt à une entreprise publique américaine supportée par le contribuable américain. SpaceX n’a cependant de cesse de se présenter comme un outsider de la NASA dans la course vers Mars, et tente ainsi d’effacer sa proximité institutionnelle au bénéfice d’une communication décalée de "startuper", loin du rigorisme institutionnel d’Arianespace. 

Le débat biaisé sur les subventions


Face à cette attaque qui pourrait précéder une amende imposée à Arianespace, la France considère cette action comme un simple « bruit de fond » selon Jean-Yves Le Gall, directeur du CNES et ancien PDG d’Arianespace. Quant à Stéphane Israël, patron d'Arianespace, les mêmes certitudes demeurent en annonçant qu’Arianespace "en valeur, est 70% commercial et 30% institutionnel", soit l'inverse de celui de son principal concurrent, l'américain SpaceX, qui est à 75% institutionnel et à 25% commercial, selon. 

A l’heure où les négociations sur les traités commerciaux sont en cours entre les Etats-Unis et l’Europe, cette lettre peut mettre la pression sur certains états membres de l’UE quant aux subventions à accorder au programme spatial européen (notamment lors de la réunion du Conseil de l’Agence spatiale européenne qui se déroulera en Novembre 2019 à Séville) et qui définira la feuille de route d’Ariane 6 et ses nouvelles évolutions, y compris vers la réutilisation (via les projets Callisto, Themis puis Ariane Next). Les Allemands pourraient être tentés de réduire leurs subventions et continuer à utiliser les lanceurs SpaceX pour la mise en orbite de leurs satellites commerciaux. Ils demeurent un contre-poids très sceptique face à la France réclamant ce protectionnisme européen. 

Enfin, sur le plan financier, SpaceX étant temporairement fragilisée par le demi-échec de sa levée de fonds de novembre 2018 ou Elon Musk n’a finalement levé que la moitié des 500 millions de dollars initialement espérés, cette action pourrait être une méthode de déstabilisation du concurrent européen à l’heure de sa propre fragilisation financière, et de la mise en danger de son projet de réseau de satellites bas orbite dénommé « Starlink »
 

Patrice Touraine