Secteur aérien : attaque informationnelle visant les lignes aériennes intérieures

  

 

Le transport aérien subit depuis quelques mois une pression accrue de la part de certains opposants, souvent proches des milieux écologistes. Il est vrai que la question de la régulation du trafic aérien n’avait pas été vraiment évoquée dans les grands accords internationaux sur le climat (Protocole de Kyoto de 1995, Accord de Paris de 2015). L’industrie aéronautique a néanmoins pris des engagements à l’instar de ceux contenus dans un accord conclu le 6 octobre 2016 par l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI). Si cet accord a pu être qualifié « d’historique » par certains observateurs, d’autres, en revanche, regrettent son manque d’ambition. Selon eux, d’une part, le dispositif repose sur une compensation carbone et non sur un objectif réel de réduction des émissions de CO2 et d’autre part la démarche ne sera que volontaire jusqu’en 2027, alors qu’elle devait initialement être obligatoire dès 2021. Dès lors, pour accélérer la transition écologique, certains développent d’autres idées. L’une d’elle consiste à obtenir des pouvoirs publics la réduction voire la suppression de certaines petites lignes aériennes lorsqu’il existe des alternatives de transports moins polluantes. 

Du signal faible au signal fort


La suppression de certains vols intérieurs a pu être évoquée lors des Assises nationales du transport aérien qui se sont tenus de mars à octobre 2018. Cette proposition n’a toutefois pas emporté l’agrément ni des autres participants au débat ni du gouvernement qui ne l’a pas retenue dans sa « Stratégie nationale du transport aérien en 2025 », présentée à l’issue des assises. Ce sujet a véritablement émergé dans le débat public début mars 2019 lorsque des médias, belges, français, suisses se sont fait l’écho d’une initiative du parlement néerlandais, reprise par le gouvernement, de supprimer la ligne aérienne Bruxelles-Amsterdam. Principal argument : il s’agit d’un trajet de 200 kilomètres tout aussi rapide par le rail et nettement plus écologique. 

A l'étranger, des campagnes de dénigrement s'organisent


Depuis, le débat est vif en Europe du Nord comme l’illustrent les campagnes de dénigrement visant l’avion et menées, en Suisse, sur le modèle des avertissements semblables à ceux des paquets de cigarettes « L’avion nuit gravement au climat », ou encore en Suède « Flygskam » littéralement « honte à l’avion ». La dynamique favorable dont bénéficie cette tendance remet au-devant de la scène le mouvement « Stay Grounded » (« Reste à Terre ») qui s’est retrouvé pour sa première conférence internationale à Barcelone les 12 au 14 juillet dernier. Créé en 2016 et composé de plus d’une centaine d’ONG, de syndicats, d’universitaires, de militants écologistes et de soutiens au train de nuit, ce mouvement qui s’inspire du modèle de la décroissance, lutte contre le développement massif du trafic aérien et ses émissions de CO2. Dernier épisode ultra médiatisé : la traversée en voilier de l’océan Atlantique de la jeune Greta Thunberg pour participer au sommet du Climat de l’ONU le 23 septembre prochain. Revenons en France, où il ne semble pas y avoir à ce jour de telles campagnes de « plane bashing » aussi violentes. L’agitation est néanmoins de mise et se situe essentiellement sur le terrain politique à la faveur du projet de loi Orientation des mobilités (LOM) actuellement en discussion. 


La dimension politique de l’attaque : une alliance « rouge verte » 


C’est sur le terrain politique que la polémique ressurgit au travers d’une initiative conjointe de deux députés de l’opposition. Alors que le texte revient à l’Assemblée nationale pour un examen en première lecture début juin, Delphine Batho (non inscrite et ancienne ministre de l’écologie) et François Ruffin (député France Insoumise) font alliance et décident de porter deux amendements dans le cadre de la discussion sur le projet de loi « mobilités ». Le vocabulaire choisi dans l’exposé des motifs d’un des amendements fait clairement écho au contexte post Grand débat national et au mouvement des gilets jaunes. La proposition est présentée à la fois comme une réponse au dérèglement climatique mais aussi comme une mesure de justice sociale. La démonstration est efficace. 

Au titre de l’écologie, les auteurs font référence à l’éco-calculateur de la direction de l’aviation civile, selon lequel « un aller-retour Paris-Marseille en avion émet 195 kg de C0² par passager. Ce même aller-retour effectué en TGV en émet près de 50 fois moins ! ». Or, poursuivent-ils, « chaque jour, environ quatorze avions décollent de l’aéroport Marseille-Provence pour rallier les tarmacs parisiens, et pour gagner au mieux deux heures, tout au plus. Deux heures qui coûtent donc cinquante fois plus de CO². Plus de 20 % du trafic aérien en France est exclusivement métropolitain, et concerne majoritairement des villes bien reliées au réseau ferroviaire : les dix aéroports français les plus fréquentés sont situés dans des agglomérations desservies par des trains à grande vitesse ». 

Au titre de la justice sociale, on n’est pas surpris de retrouver une sémantique connotée « lutte des classes ». Ils disent « En France, la moitié des déplacements par avion est le fait des 2 % de personnes dont les revenus par unité de consommation sont les plus élevés. Pour contrer cette logique des plus riches responsables de la majeure partie des pollutions au détriment du ferroviaire, transport écologique et populaire par excellence, nous proposons de limiter le trafic aérien lorsque des alternatives en train, sans correspondance et de durée comparable, existent ». Et les députés de proposer « un amendement visant à limiter certains vols substituables par le train avec un temps de trajet comparable ». 

Dans le même temps, François Ruffin, Delphine Batho et un certain nombre de leurs collègues députés déposent une proposition de loi visant à remplacer les vols intérieurs par le train. M. Ruffin prend soin de présenter cette proposition lors d’une conférence de presse à l’Assemblée nationale le 3 juin. L’examen de ce texte n’est pas encore inscrit à l’ordre du jour. Il y a peu de chance qu’il le soit prochainement ; l’ordre du jour étant essentiellement à la main de la majorité présidentielle. 

La dimension politique de la contre-attaque 


La réaction du gouvernement ne se fait pas attendre. Dès le 3 juin, le Ministre de la transition écologique de l’époque François de Rugy se dit d’emblée opposé à la mesure qualifiée de « pas très sérieuse ». Dix jours plus tard, c’est au tour de la Ministre chargée des transports, Elisabeth Borne d’apporter son soutien au secteur aérien. Elle déclare « assume(r) parfaitement que l’Etat soutienne ces lignes d'aménagement du territoire ». Elle ajoute « n'en déplaise aux détracteurs de l’avion, je préfère une petite ligne aérienne qui désenclave rapidement et efficacement, à la construction de très grandes infrastructures de lignes à grande vitesse à la fois lointaine et coûteuse et dont le bilan carbone n'est pas des plus évident ». 

Au sein du Parlement, en plein débat sur le projet LOM, 93 élus de tous bords publient une tribune dans le JDD le 22 juin pour défendre le mode de transport aérien face à une multiplication des attaques contre l’avion. Selon eux « pour certains de nos territoires, les lignes aériennes interrégionales sont souvent le seul moyen de leur éviter un isolement mortifère ». 

Sur le plan économique, ils soulignent les conséquences qu’aurait la suppression de certaines lignes « Brest, Chambéry, Limoges, Agen, Tarbes, Brive, Toulouse, Montpellier, Clermont-Ferrand… Autant de villes qui, grâce à leur aéroport, irriguent l'activité économique d'une région. À titre d'exemple, les dix aéroports d'Occitanie génèrent 1% du PIB local ». 

Dimension sociétale de l'attaque


Du côté de la société civile le lobbying passe à la vitesse supérieure comme l’illustre cette tribune publiée le 11 juin à l’initiative du Réseau Action Climat France, cosignée par des associations et des collectifs citoyens et intitulée « Transport aérien et climat : il est temps d’atterrir ». 

Dans cette tribune, les arguments des industriels sont tour à tour critiqués et renversés. Selon les ONG : 
 

  • L’aviation civile ne représente pas 2 % de l’impact climatique mais au moins 5 % « selon le GIEC».
  • L’accord international de 2016 précité n’est pas à la hauteur des enjeux climatiques.
  • Les améliorations techniques ou opérationnelles mises en exergues par les industriels pour réduire leur empreinte carbone ne pourront suffire à contrebalancer les conséquences du développement exponentiel du trafic aérien mondial et français en particulier.


Un autre exemple pour illustrer l’engagement, souvent puissant, des ONG, en matière de lutte pour le climat. Il s’agit de ce « petit manuel d’auto-défense intellectuelle sur l’avion, le climat et la fiscalité en France » élaboré par The Shift Project, think tank « qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone ». Ce travail très sérieux de fact checking remplit largement son office. 

L’opinion publique paraît bienveillante. A en croire les enseignements d’un sondage Odoxa Dentsu réalisé pour le Figaro et France Info les 19 et 20 juin, 70 % des Français approuvent l’idée d’interdire certains trajets aériens internes. 

La réaction des acteurs économiques


En France, les compagnies aériennes sont regroupées au sein de la Fédération Nationale de l’Aviation Marchande (FNAM) qui assure la défense et la promotion du secteur. La FNAM représente plus de 100 000 emplois dont 72 000 emplois dans les compagnies aériennes et 30 000 dans l’assistance en escale et gestionnaire d’aéroports. Autre acteur important : l’Union des Aéroports Français & Francophones Associés qui a pour principale mission de défendre et de promouvoir les intérêts de la communauté aéroportuaire française auprès des décideurs français et européens. Enfin, les industriels de l’aéronautique et spatiale qui regroupent les constructeurs et fabricants d’équipements sont représentés par le GIFAS (Airbus, Dassault, Thalès, MBDA etc.). Le GIFAS représente une profession dont le chiffre d’affaires 2018 est de 65,4 Mds€ - avec 85% du chiffre d’affaires consolidé à l’export - emploie directement 195 000 personnes et consacre chaque année 11 % de son chiffre d’affaires à la R&D. L’aérien est donc un secteur économique stratégique bénéficiant, à ce titre, d’une proximité naturelle avec la sphère publique. 

Globalement, face à l’agitation autour de la pollution générée par le transport aérien, les responsables du secteur font valoir, souvent de façon très concrète, les efforts déjà fournis en la matière et les engagements pris pour atteindre des objectifs visant à réduire les émissions de CO2. A titre d’exemple, Transavia France indique-t-elle sur son compte Twitter « 66 grammes par passager par kilomètre : ce sont les émissions de CO2 de Transavia France. Nous avons réduit notre consommation unitaire de 14 % entre 2011 et 2018. Aujourd’hui, la consommation de carburant est de 2,63 l/pax 100km ». 

Au plus fort de la crise, au mois de juin dernier, plusieurs responsables décident de prendre la parole dans les médias notamment à la radio et dans la presse. A l’instar de cette tribune du patron de l’Union des Aéroports Français publiée le 19 juin – habilement intitulée « La suppression des lignes intérieures : une mesure contre les régions françaises » –  leur discours met l’accent sur le rôle incontournable joué par le transport aérien intérieur : 
 

  • dans le développement économique et social des territoires,
  • pour satisfaire au besoin de mobilités des français, notamment ceux souhaitant se rendre vers les hubs parisiens,
  • quant à la nécessité de fluidifier et de faciliter le tourisme par l’acheminement des millions de visiteurs étrangers vers les principales régions françaises.


« Développement des territoires », « mobilités », « tourisme », « régions » … en usant de cette rhétorique « territoriale », les auteurs de ces prises de parole tentent, par ce positionnement « girondin », de répondre au malaise qui a explosé dans le pays avec le mouvement des gilets jaunes et qui a été le catalyseur des fractures territoriales qui se sont aggravées ces dernières années. En surfant sur cette vague, l’objectif est assez clair. Il s’agit de légitimer, de rendre indispensable, de rendre nécessaire, les petites lignes aériennes. Quelle est la cible ? Le grand public, Les citoyens ? Le pouvoir politique ? Tous. 

Plus classiquement, ils insistent enfin sur la nécessité de développer la filière biocarburant tout en rappelant systématiquement les efforts déjà entrepris. 

L’ensemble de cette argumentation a finalement été synthétisée dans la déclaration commune de l’ensemble de la filière. Elle résume ainsi le rôle du secteur : 
 

  • Un apport incontestable à la société et à l’économie.
  • Un engagement résolu pour contribuer à la lutte contre le changement climatique.
  • Des acteurs soucieux de s’inscrire dans l’économie circulaire et la protection de la biodiversité.

Une stratégie des acteurs économiques qui semble porter ses fruits pour l'instant 


Menace réelle ou pas, cette attaque informationnelle est en tout cas prise au sérieux par les acteurs concernés. Au titre de la lutte pour la réduction des émissions de CO2, la régulation du secteur aérien se limite à la mise en œuvre d’outils de fiscalité écologique. 
Le gouvernement, ayant finalement choisi de ne pas taxer le kérosène, a décidé, en contrepartie, début juillet l’instauration d’une nouvelle taxe écologique. Elle sera intégrée au projet de loi de finances 2020 et s'appliquera à toutes les compagnies aériennes au départ de l'Hexagone. La suppression de certaines petites lignes intérieures n’est donc plus à l’ordre du jour. Pour le moment … 

 

Jérémy Simon