L’Allemagne, première puissance économique européenne, est également une grande puissance agricole. En l’espace de quelques années, les transformations qu’elle a apportées à son industrie porcine lui ont permis se positionner comme un acteur majeur sur la scène internationale. Plus gros producteur d’Europe, elle cède aux États-Unis sa place de leader mondial de l’exportation de viande de porc en 2018, ses 4,4 milliards de dollars de revenus lui assurant tout de même le rang de second exportateur mondial1 devant l’Espagne. Ce positionnement comme fournisseur de classe mondiale de la viande qui était jusqu’en 2017 la plus consommée dans le monde – et est toujours la plus consommée en Allemagne, avec 54 kg par personne par an – ne manque pas de crisper les producteurs européens, au premier rang desquels les producteurs français. Ces derniers dénoncent depuis près de 10 ans une concurrence faussée par le dumping social et fiscal pratiqué outre-Rhin.
Montée en puissance de l'économie porcine allemande
La chute du mur de Berlin fait se rencontrer deux développements parallèles de l’industrie agricole avec un impact fort sur son économie porcine : l’Allemagne réunifiée voit sa production de cochons se contracter de 20% entre 1989 et 2000, les régions de l’ex-RDA accusant une chute de 75%. La phase de restructuration née de ce constat permet d’inverser la tendance dès 2000, lui permettant de retrouver son niveau de production dès 2007 et d’avoir un niveau d’exportation supérieur à son niveau d’importation à partir de 2009, en se basant sur plusieurs facteurs.
En bout de chaîne tout d’abord, le secteur de l’abattage bénéficie d’une main d’œuvre à bas coûts venant d’Europe de l’Est. En effet, l’absence de salaire minimum associée à la directive sur les travailleurs détachés de 1996 qui prévoit que les charges salariales soient celles du pays d’origine représente un avantage non négligeable : estimé entre 5 et 8 € de l’heure, il est près environ 3 fois moins élevé qu’en France. Les économies liées à cette faiblesse de coût du travail permettront à l’industrie d’abattage d’investir dans la modernisation des équipements et l’optimisation de la production, et de bénéficier ainsi de nouvelles économies d’échelle. Dès septembre 2010, les agriculteurs français dénoncent ce qu’ils considèrent comme une distorsion de la concurrence avec la création du « Collectif contre le dumping social en Europe » et d’une pétition en ligne. Ce collectif déposera officiellement une plainte devant la Commission Européenne en janvier 2011, avant que cette dernière ne propose de mieux encadrer l’application de la directive en mars 2012. Faisant échos aux revendications du collectif et pour augmenter la pression sur la Commission Européenne, les ministres de l’économie et de l’emploi belge déposeront à leur tour une plainte auprès de l’instance en mars 2013. La Commission européenne se saisira sérieusement du sujet à partir de 2016, pour refondre la directive des travailleurs détachés en 2018.
Une politique de subvention déguisée
Un autre facteur sur lequel s’est appuyée l’industrie porcine allemande est la structure de sa filière de production. Alors qu’en France la majorité des producteurs cumulent les activités de naissage – qui va de l’insémination des truies à la vente des porcelets à engraisser – et d’engraissement, les exploitations allemandes sont à 80% spécialisées sur l’une ou l’autre de ces activités, en se concentrant plutôt sur l’activité d’engraissement. Si cette séparation est en premier lieu géographique, avec des naisseurs plutôt dans les Länder du Sud et de l’Est et des engraisseurs concentrés dans les Länder du Nord-Ouest, elle a aussi des raisons fiscales.En effet, la plupart des exploitations agricoles allemands bénéficient d’un régime de TVA forfaitaire : ils payent la TVA sur leurs achats (à un taux de 7% sur les porcelets par exemple) mais facturent hors taxes leurs ventes. Pour compenser cette TVA payées mais non récupérées, ils bénéficient d’un remboursement de TVA forfaitaire qui correspond à 9% de leur chiffre d’affaire. Cette différence de TVA peut ainsi être considérée comme une subvention – identifiée comme telle dès 2005 par un rapport très complet de l’IFIP institut du porc, un organisme de recherche agricole – sur laquelle les agriculteurs ne manqueront pas de s’insurger. En 2015, les acteurs syndicaux de la filière porcine française crée le « Collectif contre le dumping fiscale agricole en Europe », à l’initiative notamment de l’UGPVB2, et déposent une plainte contre l’Allemagne pour fraude à la TVA.
Le collectif des producteurs français estime en effet que ce système forfaitaire est contraire à la directive européenne 2006/112/CE sur la TVA qui le réserve dans l’article 296 à des producteurs agricoles qui « se heurterait à des difficultés », et qui précise dans l’article 299 que les « pourcentages forfaitaires de compensation ne peuvent avoir pour effet de procurer à l'ensemble des agriculteurs forfaitaires des remboursements supérieurs aux charges de TVA en amont ». Se basant sur ce texte, le regroupement de producteurs estime que l’Allemagne a de ce fait accordé entre 2008 et 2015 plus de 250 millions d’euros de subventions à ses producteurs de porcs. Plus grave encore, l’Allemagne est également accusée, au travers de ses chambres d’agricultures régionales, d’avoir encouragé l’exploitation de ce système et son optimisation en incitant les exploitants à découper leur activité pour mettre en place une fraude à la TVA de type « carrousel » – qui consiste à se faire rembourser une TVA qui n’aurait pas été payée au travers d’un montage de plusieurs sociétés.
Une distorsion de concurrence mise en avant par les producteurs français
Suite à la plainte déposée par le collectif et face aux éléments du dossiers, la Commission européenne a décidé en juillet 2019 de saisir la Cour de justice de l’Union Européenne pour une mauvaise application de la directive qui crée « de graves distorsions de la concurrence ». En mars 2018, elle avait mis en demeure l’Allemagne de se conformer à la directive européenne concernant les modalités d’application du forfait de TVA, en l’autorisant uniquement pour les exploitations qui se heurterait à des difficultés et non pas à toutes par défaut. Cette application litigieuse de la directive TVA a également été relevée par la Cour des Comptes allemande dans un rapport publié en avril 2019.
Si la détermination dont ont fait preuve les producteurs français pour réduire ce qu’ils estiment être du dumping a porté ses fruits, il reste important de garder en tête que le secteur agricole et la production porcine sont des secteurs en crise y compris en Allemagne. Au-delà des questions de dumping, l’industrie du cochon souffre de problématiques environnementales, liées par exemple à la pollution des nappes phréatiques à cause de l’épandage excessif de lisier – point sur lequel la France a déjà été condamnée – ainsi que sur les questions d’actualités autour du bien-être animal et des conditions de l’élevage intensif – castration sans anesthésie, écourtage des queues –, auxquels sont confrontés les producteurs des deux côtés du Rhin. L’offensive a priori réussie des producteurs français sur leurs confrères allemands ne rééquilibrera probablement pas une industrie qui doit faire face à une concurrence mondiale et aux changements des habitudes de consommation qui s’opèrent dans les économies développées.
Cédric Joly
Notes
1 Chiffres UN Comtrade -
2 Union des Groupements de Producteurs de Viande de Bretagne.