Le durcissement des rapports de force entre les consommateurs et les groupes industriels agroalimentaires
Les industriels du secteur alimentaire et les professionnels de la grande distribution ont longtemps cherché à nous cacher une réalité peu reluisante en termes de qualité des produits de consommation. Suite à plusieurs grands scandales alimentaires nationaux et internationaux, la défiance des hyper-consommateurs que nous sommes devenus a suscité l’émergence de diverses réglementations sanitaires comme l’affichage obligatoire de la composition des recettes et les tableaux nutritionnels.
Des consommateurs de plus en plus avertis et exigeants
Selon une récente étude de Keedn Food, 28% des Français déclarent ne plus croire aux promesses des industriels, ni à faire confiance à leur alimentation quotidienne. Ce chiffre chute même à 18 % auprès de la tranche des 25-34 ans. Les articles de presse et les vidéos chocs sur certaines pratiques agricoles abusives semblent avoir eu raison des espérances des consommateurs français. Les critères de choix des ménages pour leurs achats alimentaires évoluent. Si le prix reste de loin le critère n°1, les 4 indicateurs suivants sont eux liés à la transparence et à la réputation. Ils s’inscrivent au cœur des comportements d’achat des consommateurs : proximité de production, certification, marque, et qualités nutritionnelles. Dans une époque où tout finit par se savoir, se partage, se commente, s’amplifie, se note et se partage à nouveau sur les réseaux sociaux, la transparence sur la qualité, la contenance, la provenance et la traçabilité des produits commercialisés fait désormais partie du « marketing mix » des industriels.
Si les industriels font évoluer leurs pratiques, ils font surtout évoluer leurs stratégies de communication. Chartes, séries d’engagements, apposition de labels plus ou moins fantaisistes se multiplient pour rassurer un consommateur qui finit par ne plus savoir à quel saint se vouer pour reconnaître des produits de qualité. Afin d’essayer de dissiper le désarroi des consommateurs, le gouvernement est également intervenu en inscrivant dans la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016 la possibilité de faire figurer un logo nutritionnel sur les emballages des produits alimentaires. Il s’agit du désormais du célèbre Nutri-Score. Il vise essentiellement à faciliter le choix d’achat du consommateur, en lui procurant un regard supposément éclairé sur la composition nutritionnelle des produits.
Le Nutri-Score a été proposé par l’Équipe de Recherche en Épidémiologie Nutritionnelle (EREN) de l’université Paris 13 qui est dirigée par le professeur Serge Hercberg (le créateur du programme « manger 5 fruits et légumes par jour »). Il est basé sur le score nutritionnel de la FSA créé par la Food Standards Agency au Royaume-Uni. La formule de calcul est publique. Pour s’y retrouver dans cette jungle de labels et d’informations illisibles et incompréhensibles, plusieurs initiatives citoyennes sous la forme d’applications comme « Yuka » ou « Scan UP » sont apparues. Gratuites et téléchargées des millions de fois, elles permettent l’évaluation et la notation des produits. Elles ont toutes des options spécifiques (régime végétarien, sans gluten, allergique…) mais affichent en temps réel des informations détaillées sur tous types de produits alimentaires. Le bonus est qu’elles préconisent des alternatives à des produits jugés « mauvais ». Autre point commun, elles s’appuient toutes sur la même base de données, celle du projet « Open Food Facts ».
Qu'est-ce qu'Open Food Facts ?
Open Food Facts est une base de données de produits alimentaires qui répertorie les ingrédients, les allergènes, la composition nutritionnelle et toutes les informations présentes sur les étiquettes des aliments. Cette base de données est disponible sur internet et sur téléphones portables avec une application du même nom. Elle est publiée sous forme de données ouvertes (open data) sous la license « Open Database Licence ». Ce qui signifie que tout le monde peut l'utiliser pour tout usage, commercial et non-commercial, tant que la source des données est mentionnée.
Depuis sa création en 2012, le projet Open Food Facts est porté entièrement par des bénévoles regroupés en association 1901. Il repose sur la collecte citoyenne pour alimenter la base (sur le modèle d'autres projets citoyens comme OpenStreetMap et Wikipédia), mais également sur des bénévoles pour la gestion et le développement technique. L’application permet de scanner les aliments et de décoder les étiquettes pour aider le consommateur à mieux les comprendre (numéros E des additifs, allergènes, codes emballeurs...) et donc à faire des choix plus informés.
Pour chaque produit, l’application donne deux indicateurs :
- le Nutri-Score, qui indique la qualité nutritionnelle des produits alimentaire avec une note de A à E. Il précise si un produit contient trop de gras, de sucre ou de sel ou au contraire s’il contient des fibres, des fruits et des légumes ;
- le groupe NOVA qui indique le niveau de transformation d’un produit. On attribue la note de 1 ou 2 pour un aliment brut ou simple et la note de 3 ou 4 pour un aliment transformé ou ultra transformé.
Une bataille remportée par le faible
Décrypter l’affichage des étiquettes, avoir plus de transparence et créer une énorme base de données avec la collaboration des consommateurs et des industriels du secteur étaient les objectifs premiers d’Open Food Facts. Sur ces points, c’est une réussite. Cela prouve qu’avec une grande la mobilisation, les consommateurs citoyens peuvent imposer leurs choix aux firmes du secteur. En effet, le projet ne cesse de grandir. En 2018, la base de produits alimentaires collaborative, libre et ouverte a presque doublé de taille, après avoir déjà quadruplé en 2017.
Pour leurs images de marque et leurs profits, de plus en plus d’industriels du secteur jouent la carte du soutien et de la transparence en alimentant eux-mêmes la base avec les photos et les tableaux nutritionnels des produits. Cette base est réutilisée gratuitement par plus de 100 applications mobiles et services web. Elle est également utilisée par des équipes de recherche en santé publique.
L’adoption du Nutri-Score ne règle pas le problème de santé publique
Certains industriels ont bien essayé entre 2014 et 2017 de développer et d’imposer leur propre système de notation mais comme on ne peut pas être juge et partie, le Nutri-Score a finalement été adopté. Malgré la réglementation européenne qui rend ces systèmes facultatifs, les plus grands groupes alimentaires français (NESTLE, DANONE…) acceptent de plus en plus l’affichage du Nutri-Score. L’adoption de ce système de notation force les industriels à changer les recettes des produits pour améliorer la note du Nutri-Score. Cela tire la qualité nutritionnelle vers le haut pour tous y compris pour les personnes qui ne font pas attention à ces scores.
Selon l’étude ESTEBAN, près d’un adulte sur deux de 18 à 74 ans a un problème de poids et 17% sont considérés comme obèses. Cette situation témoigne des risques sanitaires liés à l’alimentation. Un tiers des cas pourrait être évité avec une alimentation plus équilibrée. Une autre étude du ministère de l’économie estime que 33 millions de Français seront en surcharge pondérale en 2030. Les systèmes de notation ne sont finalement pas contre les industriels car ils ont l’habitude de modifier les recettes et les produits à l’infini. Ils vont s’adapter à faire du moins gras, moins salé, moins sucré et ils vont mettre pleins d’ingrédients et d’additifs à la place. On va donc reformuler des produits qui vont être ultra transformés alors qu’on sait très bien que ce sont ces aliments qui pose un vrai problème pour la santé. De plus, ces systèmes ne pourront pas lutter contre la malbouffe. Dans le meilleur des cas, ils permettront de prendre l’aliment ultra transformé le moins mauvais. Mais comme ce sont les personnes avec le plus faible pouvoir d’achat qui consomment le plus ces produits, c’est finalement presque un encouragement à continuer à consommer ces produits.
Les scientifiques et les spécialistes de la nutrition prônent une approche holistique et globale. Ils rappellent que l’on ne mange pas des nutriments mais des aliments. Il ne faut pas réduire l’aliment à quelques nutriments ou calories. Dire qu’il faut diaboliser le fromage et le lait à cause d’un mauvais score est faux. Il faut juste en manger de temps en temps. Anthony Fardet, chercheur en nutrition préventive à l'INRA précise que si vous consommez une amande entière et une amande broyée finement, vous avez la même composition, le même tableau nutritionnel (avec une matrice différente) mais pas le même effet sur la santé. Ces scores ne vont donc pas améliorer les problèmes de santé publique.
La bataille pour la maîtrise des données
Au même titre que les GAFAM, les industriels du secteur ont bien compris qu’au-delà du système de notation et d’affichage, la clé de la réussite réside dans le fait de maîtriser les données. Afin de freiner le libre accès aux données du secteur, les industriels de l’alimentation ont décidé d’ouvrir un catalogue numérique des données alimentaires. Persuadés qu’il leur faut reprendre le contrôle de l’information numérique pour lutter contre le « food bashing » et ce qu’ils appellent le « marketing de la peur », les industriels de l’alimentation ont déposé, en juin 2019, les statuts d’une Société Coopérative d'Intérêt Collectif (SCIC). Baptisée « Num-Alim », elle a pour mission d’agréger des « bases de données » agroalimentaires, tout en engageant la constitution d’un catalogue numérique des produits, « CodeOnline Food », qui intégrera ces données.
La SCIC « Num-Alim » réunit quatre partenaires d’influence :
- l’Association Nationale des Industries de l’Alimentation (ANIA), lobby officiel du secteur. Déclaré comme groupe d’intérêt à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) ;
- Coop de France, l’association des coopératives du secteur agricole ;
- la fondation Avril, créée par le groupe d’Oléoprotéagineux du même nom ;
- le Fonds Français pour l'Alimentation et la Santé (FFAS), un fonds de dotation créé par l’ANIA, qui sert de think-tank au lobby.
L’accès à ce catalogue sera d’ores et déjà conditionné à l’adhésion à l’organisme privé chargé de la création du catalogue (GS1), une structure associative d’entreprises qui fournit au niveau mondial les codes-barres et QR Codes. Cette modalité remet en cause l’open data (données gratuites et ouvertes) et le partage des données sur lesquels s’appuient les applications de consommateurs. Elle privatise de fait les données, et les place à la merci des choix du lobby de l’industrie. Et ce avec le soutien, voire un financement gouvernemental. Stéphane Gigandet, le fondateur de l’application « Open Food Facts », a dénoncé « une tentative pour contrôler le recueil, la diffusion et l’utilisation des informations sur les produits alimentaires ».
Alors que plusieurs mois auparavant, les industriels se disputaient un combat farouche entre eux et envers l’avis des consommateurs pour imposer un système de notation favorable à leurs produits, ils s’entendent aujourd’hui pour affirmer que les sources d’ »Open Food Facts » ne sont à leurs yeux, ni fiables, ni exhaustives, ni à jour. L’ancien PDG de Nestlé France, Richard Girardot devenu président de l’ANIA assure que « les données sont erronées », que « celles transmises par les consommateurs ne fonctionnent pas » et que « certaines références ne sont plus sur le marché ». « Enfin, nous pourrons disposer d’une source fiable, exhaustive et à jour pour guider les consommateurs dans leurs choix ».
Étonnamment, on dénombre pour ce projet de nombreux financements des acteurs économiques et des géants de l’agroalimentaire. Les très sucré « Ferrero » et « Mondelèz » mais aussi les fromagers « Unibel », « La Vache qui rit », ou encore la fédération de la charcuterie (FICT) et bien d’autres personnalités amies. C’est tout simplement le futur contrôle de ces données par l’industrie qui inquiète les animateurs des applications citoyennes.
Maxence Tettamanti