Les affrontements économiques entre puissances sur le continent africain

Le continent africain est le terrain d’une guerre d’influence sans précédent entre les grandes puissances : Chine, Etats-Unis, Russie, mais aussi Japon, Inde et Turquie… Ces pays ont remis le cap sur l’Afrique avec un objectif : tisser de nouveaux réseaux d’influence et contrer la montée en puissance de leurs ennemis. La nouvelle politique américaine vise d’abord à contrer la présence chinoise et russe sur le continent. Des pays qui ciblent « délibérément et de manière agressive leurs investissements dans la région pour avoir un avantage compétitif sur les Etats-Unis », a justifié John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump. En 2014, les échanges commerciaux économiques entre les États-Unis et l’Afrique ont franchi la barre des 73 milliards de dollars, contre 222 milliards de dollars pour la Chine. En ligne de mire du voyage du président américain au Kenya, il y avait donc Pékin. Il n’y a pas si longtemps, les États-Unis faisaient la course en tête en termes de volume d’échanges commerciaux avec l’Afrique. Les chiffres du Sénat américain montrent ainsi que 70 % de l’aide chinoise sur le continent va à la construction d’infrastructures : 2 200 kilomètres de lignes de chemin de fer sont en construction, des routes, des ponts ou encore une cinquantaine de stades… La Chine et l’Union africaine (UA) ont ainsi finalisé les grandes lignes d’un vaste projet d’infrastructures destiné à relier les capitales africaines au moyen d’autoroutes, de trains à grande vitesse et de liaisons aériennes ; “C’est le projet le plus important jamais signé par l’Union africaine avec un partenaire”, a souligné la présidente de la Commission de l’UA, Nkosazana Dlamini-Zuma. C’est “ l’accord du siècle” exulte le vice-ministre des affaires étrangères chinois Zhang Ming. Ce projet va permettre en effet à la Chine de rafler d’importants contrats et imposer encore un peu plus sa présence en Afrique. Une présence à la hauteur des quelque 2 200 kilomètres de voies ferrées déjà construites par Pékin sur le continent, auxquelles s’ajoute le millier d’autres en travaux. Des lignes de chemin de fer reliant la capitale éthiopienne Addis Abeba et Djibouti, Nairobi et Mombassa au Kenya et des villes de la côte nigériane sont déjà en cours de construction par des entreprises chinoises. Ce conflit d’intérêt entre la Chine et les Etats-Unis d’Amérique a poussé le Pékin à penser vers une Chine-Afriquepourtant l’Afrique n’a pas encore rompu le lien colonial avec la France ; alors le Pékin fera face à plusieurs fronts pour mieux se positionner en Afrique. 

Pratiques prédatrices


L’actuel Président des Etats-Unis est un farouche opposant à Pékin. Il a toujours appuyé là où cela fait mal aux intérêts chinois. Il avait même prôné il y a dix ans l’indépendance de Taïwan et l’ouverture d’une base américaine sur l’île. Désormais, il s’attaque à la Chinafrique et veut contrer ce qu’il appelle ses « pratiques prédatrices ». Mais regagner la confiance des pays africains ne sera pas forcément facile pour une administration encore marquée par les déclarations d’un Donald Trump qui parlait il y a tout juste un an au sujet de l’Afrique de « pays de merde ». Une telle volte-face en moins de douze mois laisse forcément sceptique d’autant que la stratégie américaine ne semble construite que pour mettre Pékin en échec. Ainsi le lifting de l’Overseas Private Investment Corporation (OPIC). L’agence verra ses fonctions élargies et sera dotée de 60 milliards de dollars (52 milliards d’euros) pour investir dans les pays en développement. C’est exactement la même somme que celle annoncée par Pékin en septembre 2018 lors du dernier sommet Chine-Afrique. 

L’actuelle institution de financement du développement est intégrée à une nouvelle entité et autorisée à investir dans des actions sous le nom de Société américaine de financement du développement international (International Développent Finance Corporation, IDFC). « En utilisant une politique connue sous l’appellation de prêter pour posséder (Loan-To-Own Program), la Chine rend des pays enchaînés par la dette et par conséquent très dépendants d’elle. Cela équivaut à une guerre économique », avait expliqué le président et directeur général de l’OPIC, Ray Washburne. Washington s’inquiète surtout de la capacité chinoise de saisir les infrastructures qu’elle a financées et construites en cas de défaut de paiement des Etats. Les rumeurs autour d’un possible saisi d’infrastructures stratégiques à Djibouti ou au Kenya sont légion, mais aucune n’est confirmée.Ironie de l’histoire, le directeur général reprend à son compte la citation de Mao Zedong : il vaut mieux proposer à un pauvre de lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson, estimant ainsi que les Etats-Unis investiront eux dans l’économie réelle pour le bien des Africains et de la croissance économique. 

Comment contrer la diplomatie la dette chinoise


La stratégie américaine est donc très différente de celle des Chinois. Pékin prête aux Etats mais, dans les faits, les fonds vont généralement directement dans les poches de ses entreprises, maîtres d’œuvre dans les grands travaux en Afrique. Les Etats-Unis, eux, vont prêter aux entreprises américaines, certes, mais aussi à des coentreprises dont au moins 51 % du capital est américain afin de leur permettre d’investir dans des pays en développement. Il s’agit de se substituer au marché et offrir une assurance risque pour les inciter à travailler en Afrique et dans des zones risquées. Aucun secteur en particulier ne sera privilégié, mais l’agence affirme que les fonds devront servir et c’est large les intérêts stratégiques des Etats-Unis. La nouvelle agence américaine va cibler les entreprises du secteur privé : elle ne prêtera pas aux gouvernements contrairement aux Chinois. Les sommes prêtées ne serviront pas à financer des grands travaux mais comme capital-investissement afin d’aider les entreprises à financer leurs projets un peu sur un modèle de start-up. 

Washington espère surtout créer un bouclier contre la diplomatie de la dette chinoise en proposant une autre approche et un canal d’investissement pour ses entreprises. Mais cela n’a guère de sens. D’une part, il s’agit d’une politique défensive qui n’est construite que dans un objectif d’opposition et n’a donc aucune réelle ambition de développement ou de coopération. Les gouvernements africains y verront forcément une approche opportuniste. La vision américaine ne prend pas en compte la réalité des investissements chinois qui passent en grande partie par la capacité des institutions financières du pays à travailler avec les grandes entreprises chinoises et à se focaliser sur les infrastructures et l’extraction des matières premières. 

La Chine s’appuie sur des institutions financières originales comme la banque des BRICs (le club des puissances émergentes), la banque asiatique d’investissement dans les infrastructures ou le fonds Chine-Afrique pour le développement. Des outils très efficaces pour lever des fonds et engager rapidement les travaux avec une diligence beaucoup moins contraignante que celle des pays occidentaux. Pour l’Afrique, cela promet l’arrivée de nouveaux acteurs et espérons-le des partenariats avec des entreprises locales, de l’emploi et une nouvelle marche vers l’industrialisation du continent. Mais on peut aussi redouter que les Etats-Unis jettent de l’huile sur le feu en tentant systématiquement de contrer les investissements chinois dans des zones jugées stratégiques comme à Djibouti, en Zambie ou au Kenya et tenter de ramener ces pays dans leur zone d’influence. Depuis le début du conflit, Pékin a imposé des droits de douane sur près des deux tiers des produits en provenance des Etats-Unis, tandis que ces derniers ont décidé de taxer plus de la moitié des biens importés de Chine. Cette guerre des géants économiques a déjà des conséquences en Afrique, notamment pour les rares entreprises qui exportent vers les Etats-Unis. Car les mesures protectionnistes de Washington ne se limitent pas aux produits chinois. 

Les risques d'un ralentissement de la croissance économique en Afrique 


L’effet domino de cette guerre commerciale sino-américaine fait aussi trembler l’ensemble d’une Afrique de plus en plus dépendante de la Chine. Car l’économie mondiale est bien calibrée, avec le continent en début de chaîne : il fournit les matières premières, l’Asie – surtout la Chine – fabrique et l’Occident achète et distribue le produit fini. Quand les biens chinois sont davantage taxés aux Etats-Unis, ils se vendent moins, et les matières premières africaines servant à les fabriquer en subissent le contrecoup. Certains économistes prévoient déjà un ralentissement de l’économie chinoise à 5,5 % voire à 5 % de croissance cette année, contre 6,9 % en 2017. Le spectre d’une crise rappelant celle de 2015 plane donc sur l’Afrique. A l’époque, la baisse de la croissance économique en Chine avait entraîné l’effondrement des cours des matières premières africaines. 

Et « cela pourrait avoir des conséquences jusque dans les projets chinois sur le continent, estime Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé spécialiste de la Chine à l’institut franco-belge Thomas-More. Pékin devra peut-être revoir à la baisse certains programmes d’aide si beaucoup d’argent doit être dépensé pour relancer l’économie chinoise en interne. » Pour l’instant, c’est plutôt l’effet inverse qui se produit. Entre janvier et juillet, les importations chinoises en provenance d’Afrique ont augmenté de 30 %, frôlant les 57 milliards de dollars. La Chine achète plus de pétrole africain, notamment angolais, pour compenser la baisse de son approvisionnement en gaz naturel américain. Elle se détache également du pétrole iranien, alors que pointent les sanctions américaines contre Téhéran. En 2017, 40 % du pétrole importé en Chine provenait du Moyen-Orient et 20 % d’Afrique. La part de cette dernière pourrait dès cette année atteindre 30 %. 

Les marges de manœuvre du continent africain


Le continent pourrait aussi tirer son épingle de ce jeu dangereux en servant de base arrière pour contourner les barrières douanières visant les produits chinois. La Chine a déjà délocalisé certaines entreprises en Asie du Sud-Est. Elle pourrait le faire en Afrique, ce qui permettrait à cette dernière de développer enfin des industries qui lui manquent tant et de donner du travail à des millions de personnes. Plus de quatre cents sociétés chinoises sont par exemple installées en Ethiopie. La Corne de l’Afrique est devenue un laboratoire de cette industrialisation où des entreprises chinoises emploient des ouvriers africains pour fabriquer des produits qui seront exportés aux Etats-Unis. C’est déjà le cas pour les sandales et les sacs Naturalizer, les chaussures Nine West et les vêtements Guess. 

Le « made in Ethiopia », même sous pavillon chinois, est une expérience que suivent de près le Sénégal et le Rwanda. Près de Dakar, une zone économique spéciale financée par la Chine est en travaux, selon un modèle développé par Pékin il y a quarante ans et qui pourrait s’appliquer au continent africain, où l’on compte déjà plus de 15 000 entreprises chinoises. Autre exemple, en Algérie, le constructeur de camions Shaanxi Automobile Group a ouvert en mai une ligne d’assemblage en joint-venture. En juillet, c’était au tour de Beijing Automotive Industry Corp., en Afrique du Sud. Un mouvement gagnant-gagnant, selon la terminologie officielle souvent employée par Pékin, car il permet à la fois de donner du travail aux Africains et d’ouvrir des marchés aux Chinois. Bâtir des zones économiques sur tout le continent pour y délocaliser des industries gourmandes en main-d’œuvre et exporter ensuite vers l’Europe et même les Etats-Unis est ainsi une perspective que soutiennent aussi bien les Chinois que les experts du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale. 

Mais, dans le même temps, l’Afrique importe de plus en plus de produits chinois. Vendant moins aux Etats-Unis, Pékin se tourne davantage vers elle pour écouler ses stocks de panneaux solaires ou de pièces automobiles, ce qui n’est évidemment pas une bonne chose pour l’industrialisation du continent. Si bien que certains vont à rebours de cette analyse, comme l’entrepreneur nigérian Aliko Dangote, qui préconise d’instaurer des barrières douanières sur le modèle américain. Une façon de protéger les industries locales naissantes, a affirmé en juillet l’homme le plus riche d’Afrique dans un plaidoyer provocateur devant deux cents jeunes leaders africains réunis par la Fondation Obama à Johannesburg. Autant dire que la guerre commerciale sino-américaine sera un test pour la solidité de la Chinafrique.

Arnaud Kadio