Polémique sur les programmes de substitution des cultures illicites prévus dans l’accord de paix en Colombie
La Colombie a mis fin en 2016 a un conflit interne vieux de plus de 50 ans qui a opposé l’Etat (les forces armées régulières), des guérillas à l’origine d’extrême gauche dont la plus importante était les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (Farc), des groupes paramilitaires d’auto-défense constitués sous la forme de milices privées et des groupes criminels mafieux de narcotrafiquants. Ce conflit aura fait 265 000 victimes (essentiellement civiles), 46 000 disparus et près de 7 millions de déplacés. L’accord de paix signé fin 2016 entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et les Farc prévoit, entre autres (au point 4), la création d’un grand programme national intégral de substitution et de développement alternatif des cultures illicites (coca, cannabis, pavot). En effet, le trafic de drogues ayant entretenu ce conflit durant des décennies, un des six chapitres de l’accord de paix est entièrement dédié à la résolution de ce problème. Ce programme national de substitution offre des subventions et une extinction des poursuites pénales à l’encontre des agriculteurs qui décident volontairement d’éradiquer les plantations illicites, et de les remplacer progressivement par des cultures légales (café, bananes, cacao). Pourtant, depuis le départ, il existe des incohérences et des signes contradictoires de la part des acteurs censés procéder à la mise en œuvre de cet ambitieux programme national.
Des lanceurs d’alerte paysans
La Colombie reste un pays encore fortement inégalitaire. Outre la fracture sociale – 45% des 45 millions de colombiens vivent en-dessous du seuil de pauvreté – et le trafic de drogue – la Colombie occupe le premier rang mondial des pays producteurs de cocaïne – l’abandon des campagnes a largement favorisé la longévité d’un conflit interne qui laissera des séquelles vivaces et profondes encore longtemps au sein de la société colombienne. Les paysans cultivateurs sont trop souvent dans une économie de survie. Leur sujet est de pouvoir vivre un tant soit peu de leurs activités agricoles afin de subvenir aux besoins primaires de leurs familles. Au lendemain de l’accord de paix et des premières annonces, un enthousiasme était réellement palpable dans les campagnes colombiennes. La coordination nationale des cultivateurs de coca, pavot et marihuana (COCCAM), partisane des programmes de substitution, avait largement aidé à la mise en œuvre du plan gouvernemental issu de l’accord avec les Farc.
Or, depuis le début de l’année 2018, les acteurs locaux, et leurs portes paroles (los lideres sociales pour dirigeants sociaux) ne cessent d’alerter les pouvoirs publics, via diverses campagnes de sensibilisation, des regains de violences causés par les groupes criminels armés qui menacent les cultivateurs souhaitant s’inscrire et participer aux programmes de substitution. En effet, depuis l’accord de paix et la démobilisation des Farc, le trafic de drogue s’est dilué entre de nombreux groupes armés qui se sont engouffrés dans des zones autrefois contrôlées par la guérilla. La population y vit à nouveau coincée entre les dissidents des Farc, des membres d’autres guérillas, et des groupes de trafiquants, héritiers des paramilitaires démobilisés. Il demeure toujours aussi difficile pour l’armée colombienne de protéger la population civile si bien que l’autoprotection redevient la seule alternative pour les communautés de cultivateurs. L’histoire se répète. Les campagnes colombiennes renouent-elles avec l’auto-défense, une stratégie qui rappelle celle qui a été à l’origine des groupes paramilitaires tristement connus et dont certaines branches subsistent encore aujourd’hui.
Autre problème : les aides financières promises par l’Etat pour accompagner la transition vers les cultures licites et alternatives qui tardent à arriver. Si les premières tranches des subventions ont dans l’ensemble été versées, les autres tranches se font attendre. Rappelons que d’après le plan initial, les agriculteurs doivent recevoir tous les mois pendant un an, une aide financière d’environ 330 dollars ainsi qu’une assistance technique pendant deux ans. Au total, la mise en œuvre du programme nécessiterait près de 3 milliards de dollars. Suivant une stratégie classique, qui consiste à rejeter la faute sur l’État, les acteurs locaux et leur soutiens politiques arguent du fait que les plantations se situent dans les zones où il y a peu voire aucune infrastructure en particulier des routes praticables. Une famille qui cultive des tomates ou des bananes n’a pas les moyens d’aller les vendre en ville. En revanche, quand elle plante de la coca, ces difficultés logistiques disparaissent puisque les narcotrafiquants viennent la chercher directement chez eux. Et puis il y a une réalité économique : le prix du kilo de bananes n’est pas au niveau du prix du niveau de coca sur le marché colombien.
Controverse sur l’impact environnemental
Les programmes de substitution volontaire étaient également présentés comme une alternative à l’utilisation par épandage de produits chimiques controversés, comme le Roundup ultra à base de glyphosate et produit par la firme Monsanto, car soupçonnés d’effets toxiques sur la santé et l’environnement. A la suite du classement par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de ce produit comme « cancérigène probable » en 2015, la Cour Constitutionnelle colombienne avait prononcé la suspension des pulvérisations aériennes de ce désherbant. Cette pratique dite de « fumigation », pratiqué depuis des décennies en Colombie, a pour but la destruction des champs de cultures illicites en particulier la coca. Cette éradication forcée, grâce à l’intervention des forces armées (régulières) était ainsi l’instrument privilégié des stratégies de lutte contre le narcotrafic mises en place par la Colombie et les Etats-Unis. C’était notamment DynCorp, une entreprise américaine, qui réalisait ces épandages, comme sous-traitant.
Les conséquences de ces épandages sont dénoncées depuis longtemps par les populations qui habitent à proximité des plantations, comme l’a montré, par exemple, le documentaire Colombie, poison contre poison, de Marc Bouchage et Maud Rieu en 2016. Ce film met clairement en exergue un scandale environnemental majeur, qui a été au demeurant à l’origine d’un contentieux entre la Colombie et L’Equateur dans les années 2000, en raison d’épandages pratiqués à la frontière commune entre ces deux pays. Par ailleurs, les auteurs mettent en cause directement la société DynCorp qui a agi comme une société de mercenaires sans la moindre considération pour les populations locales.
Outre l’application par la justice colombienne du principe de précaution, la décision de 2015 était aussi motivée par l’efficacité très relative des pulvérisations aériennes. Entre 2005 et 2014, 1,2 million d’hectares ont été fumigés et la superficie cultivée de coca s’est réduite de seulement 14 000 hectares, selon une étude de l’économiste Mauricio Cabrera. Le sujet de l’utilisation du glyphosate est une polémique en tant que telle. Il est d’actualité. Précisons juste ici que pour l’entreprise allemande Bayer, qui détient Monsanto, ce produit ne présente pas de risque pour la santé publique ; s’appuyant pour l’affirmer sur diverses études scientifiques et notamment de récentes évaluations de l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA).
Le chantage informationnel
En réalité, le recours au glyphosate a persisté dans la lutte contre le trafic de drogue. Et cela malgré la décision d’interdiction prise par la Cour suprême… Déjà, pour contourner la décision de suspension des fumigations aériennes, les autorités colombiennes ont formé des policiers pour opérer directement depuis le sol et épandre, à la main, le glyphosate sur les arbustes de coca. Ensuite, le 26 juin 2018, à la toute fin de son mandat, le président Santos a pris la décision de réautoriser de manière détournée les fumigations aériennes en se servant de drones, comme l’explique le ministre de la défense de l’époque lui-même dans cette courte vidéo. Objectif affiché : diminuer de moitié, en cinq ans, la surface des cultures de coca. Cette annonce (réaction) est intervenue au lendemain de la publication par la Maison Blanche des estimations annuelles du nombre d’hectares de coca cultivés en Colombie. Pour 2017,
209 000 hectares ont été recensés par les autorités nord-américaines. Un chiffre qualifié « d’inacceptable » par les États-Unis de Donald Trump, qui menacent depuis plusieurs mois d’inscrire la Colombie, sur la liste des pays qui ne respectent pas leurs engagements internationaux en matière de lutte contre le narcotrafic. Selon les Nations-Unies, qui réalisent leurs propres mesures, les cultures de coca seraient passées de 48 000 hectares en 2013 à
171 000 en 2017. Enfin, le nouveau président Ivan Duque, élu en août 2018, qui s’était déjà prononcé, à plusieurs reprises, en faveur d’un retour des fumigations aériennes de glyphosate, a officiellement demandé le 7 mars dernier à la Cour Constitutionnelle de revenir sur sa décision de 2015. Affaire toujours pendante à ce jour. Finalement, la mouvance observée depuis 2013 en Amérique latine de dissociation de la politique de Washington en matière de lutte anti-drogue a peut-être fait long feu en Colombie.
Incertitude quant à l’avenir du programme de substitution aux culture illicites
Sur le plan opérationnel, les modalités de mise en œuvre des programmes de substitution relèvent surtout des acteurs locaux. A cet égard, les relations entre les cultivateurs paysans et les groupes industriels privés sont très tendues, depuis longtemps. De nombreuses entreprises nationales et internationales bananières et d’élevage bovin extensif, ont bénéficié du déplacement forcé de la population liés au conflit armé et se sont installées, sous la protection de groupes paramilitaires parfois, sur les territoires collectifs abandonnés ou spoliés. Le point 3 de l’accord de paix de 2016 prévoit d’ailleurs d’assainir le territoire des occupants illégitimes ou de mauvaise foi et des acteurs armés encore actifs. Deux ans et demi après l’accord de paix, on en est loin ; ce qui ajoute à la controverse sur la faisabilité du programme de substitution.
En attendant, dans cette société fortement inégalitaire, ce sont les communautés qui sont mises à contribution. Des initiatives prometteuses et ambitieuses sont lancées. A l’instar de celle de ce français, installé dans le pays depuis 2016, qui mène un projet visant à remodeler l’organisation de la filière cacao colombien. C’est aussi le cas de ces paysans qui misent avec espoir sur le tourisme en mettant en valeur la richesse de l’Amazonie colombienne. Certes, les Colombiens subissent les affres de l’alternance et du jeu politique. Après tout la Colombie est une démocratie. Mais après quatre décennies de lutte anti-drogue, le pays reste le premier producteur de cocaïne de la planète, comptant la plus importante superficie de cultures de coca.
Tous dénoncent des retards et des manquements de la part des autorités dans l'application des programmes de substitution des cultures illégales. Plusieurs organisations ont indiqué que, depuis l’arrivée d’Ivan Duque au pouvoir, les versements du programme aux familles participantes ont été gelés. Il faut préciser que le nouveau gouvernement du président Ivan Duque, qui était hostile à l’accord de paix signé par son prédécesseur avec les Farc, ne cesse de dénoncer le programme initial « désorganisé et sans financement ». L’ex-président Santos avait, lui, dénoncé un effet d’aubaine : pour bénéficier des avantages alloués à la substitution, des cultures auraient été plantées dans le but d’être intégrées au programme.
Certes, officiellement le gouvernement a récemment promis de donner suite aux engagements pris par les quelques 130 000 familles de cultivateurs qui ont souhaité intégrer le plan de substitution. Il n’en demeure pas moins que ces signaux contradictoires combinés aux difficultés opérationnelles rencontrées par les principaux bénéficiaires de ce plan le mettent pour le moins sur la sellette. Le succès de cette opération, vitale pour l’avenir de la Colombie, dépendra de la capacité de sa représentation politique à adresser un message clair et à rétablir enfin la présence de l’Etat dans des zones trop longtemps laissées en déshérence.
Jérémy Simon