40 millions serait[1], selon le cabinet McKinsey, le nombre de « talents » qui viendraient à manquer sur le marché du travail d’ici 2030. Les économies émergentes (indienne, sud-asiatique et africaines) seraient également touchées. En parallèle, le nombre de travailleurs faiblement qualifiés atteindrait le chiffre considérable de 90 millions : de quoi amplifier « la guerre des talents » qui existe déjà entre grandes entreprises. La révolution numérique et l’émergence du monde des start-up viennent aggraver ces affrontements. Même si l’enjeu global semble clair, le concept de talent[2] n’a pas de définition officielle : les critères peuvent varier selon le profil du poste, le secteur d’activité, de la culture d’entreprise et de son écosystème. Partons du postulat qu’un « talent » constitue avant tout un avantage concurrentiel voire un élément différenciant de l’offre d’une entreprise. En France, la pénurie de « talents » et les pourcentages de turn-over au sein des grands groupes ont atteint un niveau record en 2018[3] : les grandes entreprises rencontrent de réelles difficultés à attirer et à retenir leurs « talents ».
La montée en puissance des aspirations sur le mode de vie
En 1997, le cabinet McKinsey publiait l’étude “The War fo Talent”[4]. Parmi les conclusions de leur travail, deux « prophéties » qui engendreraient une guerre « sans limites » pour capter les talents si les entreprises ne faisaient pas de leur politique RH une priorité dans leurs plans stratégiques :
- Une assez forte probabilité que dans les années à venir, un petit groupe de travailleurs hautement qualifiés aurait un impact plus fort sur la performance des entreprises que leurs autres collègues.
- Le développement toujours plus complexe du système économique mondial impliquerait un besoin croissant en personnel hautement qualifié.
Mais à l’époque les entreprises estimaient qu’un salaire attractif suffisait et suffirait à attirer et fidéliser les talents.
Aujourd’hui, elles doivent composer avec un changement des mentalités, les départs massifs en retraite des babyboomers mais surtout, en lien avec la révolution numérique, l’émergence de besoins en compétences qui n’existaient pas il y a encore quelques années.
Selon Patrick Arnoux[5] pour qui « la guerre pour les talents ne fait que commencer », la cotation en bourse d’une entreprise de services parapétroliers a « été chahutée après l’annonce de retards dans la livraison de certains projets stratégiques, provoqués par une pénurie de main-d’œuvre et une incapacité temporaire à procéder aux nécessaires recrutements ». Les métiers du numérique et de l’ingénierie sont aujourd’hui les plus impactés par le manque de « main d’œuvre ». Et il apparaît que le rapport de force s’est inversé : les candidats sont en quête de sens et maintenant décisionnaires.
La renommée de la marque ne suffit plus à attirer les talents, en particulier ceux du numérique qui sont plus sensibles à l’univers des start-up, des PME ou de l’auto-entrepreneuriat (en 2017, 37% des Français imaginent créer ou reprendre une entreprise[6]) qui représentent à leurs yeux une aventure technique et plus humaine. Presque 50% des français disent préférer une PME, 26% une ETI et seulement 11% un grand groupe[7]. Désormais, ils n’hésitent pas à quitter leur emploi : le critère du salaire a laissé la place au besoin de reconnaissance, à l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Un grand cabinet de conseil en stratégie parisien en a fait les frais : aucun des talents éligibles n’a proposé sa candidature au poste d’associé[8]. La cause ? la vie d’associé serait désormais synonyme de surinvestissement au travail au détriment de la vie personnelle. Parfois les grandes entreprises réussissent à remporter une bataille : en quelques années, les cabinets de stratégie en Inde furent victimes d’une fuite de leurs talents au profit des start-ups. Et pourtant en mars 2017, McKinsey a annoncé[9] avoir réussi à faire revenir au sein du cabinet un brillant ancien associé, son adaptation au monde « des start-up» aurait échoué.
Les méthodes offensives des entreprises
Certaines grandes entreprises ont bien compris que leur gestion des talents est une dimension cruciale dans la guerre économique qu’elles mènent contre leurs concurrents. Elles déploient une véritable stratégie marketing RH supportée par un département dédié et généralement baptisé « Marque Employeur » qui doit représenter l’identité et la réputation de l’entreprise en tant que recruteur. En 2017, Amazon France a organisé son premier Amazon Campus Challenge[10] : il s’agissait de mettre en compétition des étudiants en master avec pour récompense, entre autres, une proposition de stage. En petits groupes, les étudiants devaient accompagner une TPE ou une PME dans la mise en œuvre d’une stratégie de e-commerce sur la marketplace d’Amazon.
Ce type d’événement permet à Amazon d’identifier le plus tôt possible des futurs talents, de promouvoir la marque employeur mais peut aussi nourrir ses réflexions stratégiques à partir des insights produits par les étudiants. Parmi les autres mesures les plus courantes, la proposition de places en crèche à proximité de lieu de travail, des services de conciergerie, l’agencement des espaces de travail (« Les plus beaux espaces, avec vue panoramique ou terrasse, ne sont plus réservés à la direction, comme c’était le cas il y a encore cinq ans, mais dévolus aux espaces communs de convivialité »[11]), la nomination de Chief Happiness Officer qui serait garant de la qualité de vie dans l’entreprise… Concernant la fidélisation des talents, les nouvelles technologies pourraient constituer un élément pertinent[12] pour aider les entreprises à prévoir leur turn-over : les logiciels SAP’s SucessFactors et Workday (Oracle) collectent déjà des informations à partir d’application comme Linkedin afin d’identifier si une personne envisagerait une mobilité. Le cabinet McKinsey utilise des algorithmes de machine learning afin d’identifier les facteurs responsables du phénomène de lassitude constaté (« bore-out ») chez leurs managers.
PIB et Indice Global de Compétitivité des Talents
Le « talent » ne se limite pas uniquement au monde de l’entreprise privée. Ces ressources clés sont aussi considérées comme le moteur de la compétitivité et de l’innovation d’un pays. L’enjeu économique de la « guerre des talents » est double : à l’échelle des entreprises mais aussi au niveau national. L’INSEAD a lancé en 2013 un indice global de compétitivité des talents[13] (GTCI, pour « Global Talent Competitiveness Index ») dont l’objectif était d’évaluer ce que les États font pour « cultiver, attirer et retenir les talents » car, selon l’INSEAD, il existerait une très forte corrélation entre le PIB et l’indice des talents : « Ce sont les pays qui font le plus d’efforts pour attirer et retenir les talents qui sont les plus performants en matière d’innovation ». La Suisse, Singapour, le Danemark et la Suède ont été plébiscités pour leur gestion des talents. Ils auraient anticipé les difficultés à venir en donnant la priorité à la qualification et l’employabilité dans l’évolution de leurs programmes d’enseignement : et si une meilleure coopération entre le monde de l’entreprise et le système éducatif d’un même pays constituerait un avantage concurrentiel dans la « guerre des talents » à l’échelle mondiale ?
Karine Hare-Conan