Les grandes manœuvres informationnelles de 2019 autour du groupe Huawei – en particulier l’interdiction faite aux entreprises étasuniennes, par D. Trump, d’utiliser des composants fabriqués à l’étranger « pouvant constituer une menace » pour la sécurité des Etats-Unis ainsi que l’interdiction faite à toute société non américaine d’exporter vers la Chine si plus de 25% de la valeur ajoutée trouve sa source dans une production US ou des brevets US– peinent à convaincre que nous avons affaire à l’expression légitime d’une mitigation de risques de nature technologique. En réalité, les enjeux sous-jacents sont bien plus importants que ces mouvements tactiques soigneusement préparés.
Le retour aux sources des guerres de l'opium
L’arsenal de mesures de containment industriel mis en œuvre par les Etats-Unis s’appuie sur des textes de lois votés courant 2018. Autrement dit, le refus chinois de 2019 mettant en avant « l’inégalité du traité » n’est qu’un simple prétexte qui avait été bien anticipé par l’administration américaine. La référence chinoise aux « traités inégaux » est tout sauf anodine. Il s’agit d’une part de toucher la fibre patriotique par le rappel du Traité de Nankin (1842) diktat imposé à la Chine lors du traité signé avec la Grande-Bretagne à la fin de la première guerre de l’opium avec l’ouverture forcée au commerce. Facteur aggravant particulièrement fâcheux pour les occidentaux, la liste des contentieux est plutôt éloquente en matière de traités inégaux : après Nankin suivent les traités « d’amitié éternelle » avec les Etats-Unis (1844), celui de Huangpu avec la France et d’autres pays qui se joignent à la curée coloniale en Chine, celui de Tianjin (1858), Pékin (1860) qui voit le sac du Palais d’Eté… Nous reviendrons d’ailleurs sur ce dernier point plus loin, avec une grille de lecture de déstabilisation informationnelle particulièrement illustrative.
D’autre part il s’agit aussi de serrer les rangs en confortant le parti communiste chinois dans son rôle de défenseur légitime du peuple, puisque l’histoire rappelle opportunément le rôle du PCC dans la sortie des traités inégaux évoqués ci-dessus, lors de la prise du pouvoir par le Grand Timonier en 1949. Par conséquent, au vu de la charge émotionnelle soulevée par cette référence aux traités inégaux rappelant la spoliation commerciale de la Chine au XIXè siècle, l’enjeu réel est manifestement beaucoup plus important pour l’état chinois que le pion Huawei, au point de déjuger leurs propres équipes de négociateurs. Le contentieux chinois s’inscrit bel et bien dans le temps long.
Une rhétorique chinoise fondée sur la victimisation
Le Vice-Ministre chinois des Affaires Etrangères Zhang Hanhui enfonce le clou en parlant de terrorisme économique américain, et en déclarant que « l’unilatéralisme et le harcèlement se développent et affectent gravement les relations internationales et les principes fondamentaux », tout en agitant le spectre de l’impact négatif et du retard important sur le développement et la relance de l’économie mondiale. Du domaine commercial initial avec son volet douanier, le champ lexical informationnel s’étend vers le domaine économique et diplomatique. Pour les acteurs occidentaux et européens en particulier, le domaine économique porte à conséquence car nombre d’entre eux comptent pouvoir bénéficier du dynamisme commercial et touristique attendu de l’entreprise stratégique de desserrement de la Chine (OBOR), les nouvelles Routes de la Soie. Néanmoins, la disparité des stratégies d’équipement des réseaux 5G chez les partenaires européens reflète de manière factuelle l’absence de gouvernance globale européenne, qui pourrait permettre d’influencer le jeu, en évitant sa confiscation par les seuls Etats-Unis et la Chine. Toutefois, l’octroi par les Etats-Unis d’une « licence générale temporaire » pendant 3 mois est révélateur du risque encouru de porter tort aux affaires des entreprises américaines – les opérateurs se fournissant chez Huawei – et même Google, et par conséquent du soin apporté à ne pas acculer la Chine pour faciliter le retour à la table des négociations.
Les valeurs à la rescousse d'une légitimité occidentale dans le conflit cognitif
En revanche, s’il est un domaine où les coups pleuvent avec beaucoup moins de retenue, c’est celui des libertés individuelles et de la gouvernance des relations internationales. La période coïncide en effet avec les trente ans de la répression de la Place Tiananmen. Et le quotidien Le Monde de répliquer par un éditorial au vitriol sur les « Droits de l’homme en Chine, un enjeu planétaire », dénonçant le rejet par Pékin des valeurs universelles fondatrices du système des Nations Unies… Avec le prisme particulier chinois rappelé en début d’article sur les traités inégaux, gageons que les gesticulations médiatiques sur les « valeurs universelles » ne risquent pas d’impressionner le PCC. Car la Chine ne dispose pas du même logiciel en matière d’influence et de recherche de puissance, que les Etats-Unis et les pays occidentaux en général.
Le fondement des rapports internationaux actuels n’est ni plus ni moins que le prolongement des relations particulières prises entre états-nations européens – le modèle westphalien – traduisant l’hégémonie européenne dans un premier temps, puis occidentale dans un second temps après la fin de la splendid isolation des Etats-Unis, dans la course à la prédominance mondiale. Quand l’Occident introduit un concept de conditions des échanges commerciaux sur une base politique pour imposer le modèle démocratique au reste du monde, la Chine est prête à faire du commerce avec qui est intéressé, a priori sans conditions aucune. Le découplage est total entre levier politique et commercial dans la conception chinoise, ce dont la mentalité occidentale s’accommode très mal, s’agissant d’un levier essentiel de « soft power ».
Pour revenir sur le sac du Palais d’été évoqué plus haut, une anecdote est tout-à-fait révélatrice des manœuvres informationnelles actuelles, et du levier des droits de l’homme dans le mauvais sens du terme : aux experts chinois lui demandant poliment de restituer des œuvres provenant du pillage en question, Pierre Bergé – qui en détient - répond en exigeant « les droits de l’homme, la liberté pour le Tibet et le retour du Dalaï-lama à Lhassa » ! Quand l’Occident raisonne en termes d’accords entre Etats-nations pour la conservation d’un ordre international à son service et bénéfice, par le truchement des gendarmes du G7, la Chine raisonne en termes impériaux à l’échelle du sous-continent extrême-oriental, un tissage panasiatique de liens à capillarité commerciale et de rayonnement culturel naturels, multiséculaires : un référentiel qui lui est propre, s’appuyant sur plusieurs cercles concentriques…
L'affirmation d'une même logique de puissance servie par deux concepts fondamentalement différents
Pétrie de valeurs confucéennes mettant en garde contre la position de dominant, ainsi que des pièges inhérents à la posture de puissance hégémonique à la mode occidentale, la Chine n’avance pas ses pions directement sur l’échiquier mondial, et la logique d’influence qu’elle déploie sur les marqueurs de puissance est tout sauf directe : ainsi, la Chine se satisferait parfaitement d’un rôle de « conducteur-adjoint » du monde, disposant d’une autorité naturelle lui permettant de « conseiller et orienter » le conducteur en titre dans la bonne direction. Depuis son arrivée au pouvoir, Xi Jinping a doublé le budget de la diplomatie chinoise : de 30 milliards de Yuan en 2011, il est maintenant de 60 milliards de Yuan pour 2018, soit 8 milliards d’euros. Est-ce à dire que forte de ces investissements, la Chine va se plier aux règles du jeu internationales en l’état ? A la lumière de la pratique d’influence indirecte qui la caractérise, et son engagement très important dans tous les cercles normatifs et standardisation mondiaux, la Chine n’aurait rien à gagner à jouer avec les règles en vigueur actuellement. Xi Jinping plaide pour l’émergence d’un nouveau type de relations internationales, non plus fondées sur l’alliance occidentale mais sur des partenariats négociés de façon beaucoup plus souple, sans condition politique, et avec possibilité de pouvoir renégocier si besoin.
La critique de l’hégémonie qui serait en cours dans les milieux intellectuels chinois selon certaines sources ne doit pas faire illusion : la « post-hégémonie » n’est qu’une autre forme d’hégémonie, certes moins voyante, moins coercitive et plus souple. Nous irions même jusqu’à dire, moins chère à gérer qu’une hégémonie classique à l’américaine, en ce sens qu’elle suscite moins d’opposition ; plus diffuse, elle n’en demeure pas moins réelle !
Quel modèle de relations internationales à terme ?
Au-delà du pion Huawei qui ne représente que la pièce la plus visible sur les échiquiers de puissance, quelles sont les perspectives de survie du modèle hégémonique traditionnel – à l’occidentale – dont les Etats-Unis sont aujourd’hui le plus fervent défenseur ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, sur le fond. Avec l’émergence des BRICS et la puissance africaine en devenir, le modèle structurant les relations internationales ne peut rester cristallisé à l’ère victorienne, avec une politique de la canonnière et un gendarme du monde ! L’avenir appartient probablement à celui qui saura bâtir sa politique de puissance en y intégrant des principes d’altérité « équitable », et en jouant sans démagogie sur le volet interculturel, dans le cadre d’une approche vraisemblablement plus proche de celle que la Chine commence de mettre en œuvre, plutôt que la posture traditionnelle occidentale.
Les défis qui attendent la Chine dans sa montée en puissance sont de plusieurs natures. Les Etats-Unis ayant pris en main l’étendard de l’endiguement chinois, sont-ils en mesure de s’appuyer efficacement sur la « Couronne maritime » de leurs alliés (Japon, Pakistan, Inde) pour s’opposer à la descente des intérêts chinois (« Collier de Perles ») dans l’Océan Indien, pour faire jonction avec l’Afrique Orientale sur le flanc sud des routes de la Soie ? Se dessine à terme une redistribution des cartes en matière de flux commerciaux (voire touristiques) également sur le flanc nord des Routes de la Soie, Turkestan et Iran, Caucase et Mer Noire, pour venir tendre la main à l’Europe centrale et balkanique si le partenariat 16+1 tient ses promesses, et une fois les problèmes de sécurité résolus au Moyen-Orient. Il n’y a pas de raison que les armes juridiques permettant l’extra-territorialité des lois américaines ne soient plus utilisées à court terme pour tenter d’endiguer l’Empire du Milieu. Cependant, la masse critique représentée par les BRICS, avec une Chine aujourd’hui à la manœuvre sur 360 degrés, ne saurait éviter à moyen terme une remise à plat des règles du jeu internationales pour offrir des perspectives bien plus inclusives aux nations émergentes que les seuls critères d’appartenance au club du G7 ou à celui du nucléaire.
Philippe Gensou