En ce début de 21ème siècle, l’Allemagne s’est donnée pour ambition de devenir le fournisseur des armées européennes, et ainsi de se doter d’un monopole technologique et industriel sur ses voisins. Cela se fait de deux manières : imbriquer les armées voisines dans son complexe militaro-industriel, et affaiblir les industries de ses « alliés ». Et Berlin a un soutien de poids : l’OTAN. Ainsi, les procédures allemandes visant à bloquer les exportations d’armes européennes sont un aperçu des objectifs de Berlin : faire de son industrie de l’armement l’épine dorsale d’une Europe de la Défense sous son contrôle.
Le double jeu de l’Allemagne : saborder les européens pour mieux s’emparer de l’Europe
L’Allemagne est toujours frileuse à s’engager dans les conflits militaires. L’image de son armée conquérante en Europe a toujours du mal à passer, et le pays reste profondément complexé à l’idée d’un renouveau militaire. Cependant, la production du complexe militaro-industriel germanique n’a jamais été aussi importante, et le marché de l’armement étant devenu très dynamique, de par les besoins de renouvellement de matériels vieillissant et la hausse des tensions dans divers points du globe ; l’Allemagne s’est dotée d’une véritable politique d’exportation en la matière. Le tandem politico-industriel tourne à plein régime. Pour comprendre la différence entre les industries militaires françaises et allemandes, il est important de souligner que la France est généralement présente au capital de ses entreprises d’armement, alors que l’Allemagne a opté pour une vision plus anglo-saxonne, à savoir une intégration politique avec des entreprises 100% privées. Pour l’Allemagne, il ne s’agit donc pas de pouvoir conserver une autonomie militaire, sauvegardant les intérêts d’une armée souveraine, mais au contraire, de diffuser son armement en Europe et dans le monde afin de renforcer l’économie allemande. Les questions de souveraineté militaire sont quant à elles parfaitement claires : l’armée allemande s’intègre dans le projet de l’OTAN et n’a pas vocation à faire cavalier seul. L’Allemagne joue donc sur le tableau du « marché », et sa stratégie consiste à intégrer les pays européens dans une Europe de l’OTAN sur laquelle elle aura autorité.
La politique de l’OTAN et de l’Allemagne, et le dangereux concept de nation-cadre
Le concept de « Nation cadre » (framework nation concept) a été élaboré par l’Allemagne, et proposé au sommet de l’OTAN en 2014. Il « tente d’organiser la coopération de défense entre un nombre limité de pays partageant une certaine proximité culturelle[1] ». L’OTAN se base sur ce principe pour rallier des alliés à une puissance plus importante afin de les intégrer à un système de défense performant et standardisé. Déjà, lorsque le concept faisait son chemin au sein de l’Organisation, certains voyaient un risque pour la France de perdre son autonomie stratégique, « voire que l’Allemagne ne tente par ce biais de faire pencher en sa faveur la balance de la coopération militaro-industrielle[2] ». Ces doutent datent déjà de 2015 . En août 2017, la Stiftung für Wissenschaft und Politik (SWP) préconisait que l’Allemagne devienne le pilier européen de l’OTAN, anticipant un retrait des américains : « La Bundeswehr pourrait devenir une épine dorsale de la sécurité européenne à long terme […] Cela exige de la volonté du futur gouvernement fédéral d’accepter un leadership politique et militaire dans l’alliance ». Cette intégration entre l’Allemagne et ses pays voisins a déjà pris forme. Les Pays-Bas ne seraient déjà plus en mesure de déployer leur armée sans l’appui de l’armée allemande du fait de leur trop profonde intégration. L’intégration serait également toujours plus poussée et dans différents secteurs avec la Norvège (pour les sous-marins) ou encore la Lituanie, où l’Allemagne va investir 110 millions d’euros. Ce projet fait partie du plan de l’OTAN dans le cadre du déploiement de quatre bataillons multinationaux dans les pays baltes et en Pologne, où là encore l’Allemagne endosse le rôle de nation-cadre. Berlin a ainsi bien compris comment profiter de sa position au sein de l’OTAN afin de soutenir le complexe militaro-industriel du pays. De plus, elle joue sur sa légitimité dans le but d’y faire adhérer les pays voisins. Mais Berlin voit plus loin. L’objectif est d’opter pour des alliances avec les plus petits pour se passer des programmes communs avec les véritables puissances militaires européennes.
L’avenir du complexe militaro-industriel européen : vers une uniformisation par des équipements allemands
« Il est inutile de produire des armes en améliorant la coopération entre la France et l’Allemagne si vous ne pouvez pas les exporter ». Ces propos sont de Bruno Lemaire, Ministre de l’Économie français, propos rapportés au journal allemand Welt am Sonntag. Les propos du Ministre n’indiquent pas son avis sur la question : est-il plus pertinent d’arrêter toute forme de collaboration avec l’Allemagne en la matière, et de se retourner vers d’autres partenaires ? Ou s’agit-il de faire pression sur Berlin en menaçant de se retirer des alliances, et ainsi de faire craquer le gouvernement allemand. Prendre une position sur ces deux points de vue n’est que spéculation, mais si la menace de se retirer des programmes en commun était finalement ce que recherchait l’Allemagne ? Pour appuyer cette théorie, nous pouvons déjà citer d’autres responsables politiques allemands, comme Thomas Hitschler, porte-parole du SPD : « Pour des projets d’armement communs, nous devons convenir de règles restrictives avec la France pour les exportations futures. Sinon, l’Allemagne ne peut pas participer à ces coopérations ». Ces propos sont-ils juste à contextualiser dans un jeu politique ? Non. L’Allemagne joue bien contre ses propres alliances industrielles.
Prenons l’exemple des missiles, et plus particulièrement le cas du blocage de l’exportation du missile air-air de longue portée Meteor, vendus par Londres pour un milliard de dollars, sensé équiper les Eurofighters saoudiens. Point particulier sur ce sujet, ce missile de MBDA a été conçu pour pouvoir équiper le Rafale, l’Eurofighter et le JAS 39 Gripen (Suède, groupe SAAB). Le Secrétaire d’État des Affaires Étrangères, Jeremy Hunt, accusera même Berlin de « manque de loyauté ». Dans le même temps, les allemands auraient refusé de développer avec les français, et sous l’égide de MBDA (dont Airbus – et donc l’État allemand – est actionnaire), le nouveau missile visant à équiper les hélicoptères Tigre. Berlin préfère s’associer avec un pays non européen via une société commune entre Rafael (Israël) et Rheinmetall.
Dans le cadre de l’uniformisation des armées, y a-t-il un risque pour que demain, les missiles de MBDA ne soient plus compatibles avec des chars, des avions ou hélicoptères allemands ? Et que des missiles allemands soient normés afin qu’ils ne soient plus compatibles avec d’autres systèmes français ou britanniques ? Est-ce un objectif de l’Allemagne et de l’OTAN ? Autre exemple, cette fois pour les véhicules terrestres et le projet franco-allemand du MGCS (Main Ground Combat System), le char du futur. Porté par une société conjointe (KNDS) entre l’allemand Krauss-Maffei-Wegmann (KMW) et le français Nexter, ce projet représente un objectif de taille : faire sortir d’usine 8 000 chars et 3 500 systèmes d’artillerie à partir de 2030. Mais voilà, les allemands bouleversent la donne. Sigmar Gabriel, alors Ministre de l’Économie, préfèrerait une fusion de KMW avec le géant Rheinmetall plutôt qu’une alliance avec Nexter. Rheinmetall souhaiterait entrer au capital de KMW, ce qui ne remettrait pas (pas tout de suite) en cause l’alliance avec le français. Mais en apportant son poids technologique (car Rheinmetall produirait des pièces pour le projet mais en tant que sous-traitant), ce nouveau champion rebattrait les cartes de l’alliance avec Nexter, quitte à soit le mettre en minoritaire dans le projet, soit à s’en passer et à produire un char 100% allemand de son côté, comme le souhaitait M. Gabriel … Et cela, sans même aborder l’option de blocage sur les projets d’exportation de la diplomatie française.
L'Allemagne cherche-t-elle à bloquer les exportations de ses partenaires
Depuis 2014, les Allemands commencent à bloquer les exportations d’armements d’autres pays européens. Politiquement, Berlin joue sur une communication humaniste et moraliste, s’appuyant sur le Ministère de l’Économie et le Conseil Fédéral de Sécurité pour décider des livraisons d’armes. Le pays interdit la vente d’armes à des pays en guerre ou qui bafouent les droits de l’homme. Cependant, « une autorisation exceptionnelle est accordée lorsque l’exportation sert les intérêts allemands[3] », comme par exemple, la lutte contre le terrorisme. Soulignons le fait que ces blocages sont illégaux, en vertu de l’accord Debré-Schmidt de 1971-72, stipulant qu’« aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de production menés en coopération ».
Ainsi, ce n’est pas « directement » la Chancelière qui prend la responsabilité d’aller à l’encontre d’intérêts industriels ou politiques. De plus, le pays s’est doté d’un plan B pour contraindre les exportations de ses partenaires : si le pouvoir ne bloque pas directement l’exportation, alors les responsables vont simplement procéder à des « délais d’instruction extrêmement longs », comme ce fut le cas pour Arquus (ex Renault Trucks Défense). Objectif : tout simplement décourager l’industriel de se lancer dans une procédure avec Berlin.
Afin d’illustrer nos propos, nous pouvons donner un aperçu de ce que l’Allemagne a bloqué depuis déjà plus de quatre ans :
- 2012 : interdiction pour Mercedes de vendre des châssis à Nexter pour 264 Aravis (Nexter) et 68 véhicules MPCV de défense anti aérienne (Lohr) à destination de l’Arabie Saoudite
- 2014 : blocage temporaire de missiles antichars MILAN ER (MBDA) et de véhicules VAB Mark3 (Arquus) vers un pays du Golfe ; ainsi que blocage pour Airbus de livrer de 10 hélicoptères Fennec et 6 Cougar à l’Ouzbékistan.
- 2018 : Arquus est de nouveau bloqué pour exporter en raison de composantes civiles allemandes dans leurs véhicules. Les pays visés sont l’Arabie Saoudite, l’Égypte, l’Indonésie et l’Inde.
A chaque fois, des questions de morale et d’éthique sont mises en avant par Berlin. Dernier argument moral, le gouvernement a joué sur l’affaire Khashoggi, ce journaliste saoudien tué en Turquie par les services saoudiens, ainsi que sur la guerre au Yémen. Mais ces positions sont-elles vraiment viables ?
Berlin, troisième exportateur mondial d'armes, y compris en zone de conflits
Jouer sur l’histoire allemande pour lui rappeler le sens à donner au mot « éthique » serait trop simple. Intéressons-nous plutôt aux données actuelles de cette nation qui reste un grand leader de l’exportation de matériels militaires.
Tout d’abord, il faut savoir que l’un des premiers clients de Berlin est Ankara. La Turquie, en conflit avec les Kurdes (qui rappelons-le sont armés et formés par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, et qui sont le fer de lance de la lutte contre Daesh en Orient), se bat avec des chars allemands, et les contrats d’entretiens et la livraison de pièces n’ont jamais été remis en cause durant le conflit. Même après le début du conflit avec les Kurdes, les industriels allemands ont continué de fournir à la Turquie du matériel militaire pour plusieurs millions d’euros. Rheinmetall pourrait même construire une usine de chars dans le pays[4] …
D’autres cas parlent d’eux-mêmes :
- En 2008, Angela Merkel se rend en Algérie pour parler de Droits de l’Homme et de libertés religieuses. Plusieurs ministres se rendront régulièrement dans le pays par la suite, accompagnés de représentants d’entreprises d’armement allemandes. Quatre ans plus tard, l’Algérie se dote de deux frégates allemandes pour un montant de 2,1 milliards d’euros. Pendant deux ans et demi, les marins algériens seront formés par la marine allemande … nous sommes sur les années 2016-17, l’Allemagne continue de bloquer des exportations vers des pays jugés non démocratiques, et Abdelaziz Bouteflika en est à son quatrième mandat. L’Algérie devient officiellement le premier client à l’exportation de l’industrie de l’armement allemande.
- En 2015, Hans Christoph Atzpodien, de ThyssenKrupp, contacte directement Ursula von der Leyen (Ministre de la Défense) afin d’obtenir son soutien dans la négociation d’un contrat visant à fournir des frégates à l’Inde. L’année suivante, l’Inde mandatera ThyssenKrupp pour la modernisation de ses sous-marins dans la rade de Khiel. Ces deux contrats auraient été appuyés directement par le Ministère de la Défense. Ce pays fait partie des pays vers lesquels Arquus ne peut pas exporter de pièces allemandes …
- En 2017, Angela Merkel a rencontré le Roi saoudien … résultat : 270 chars Leopard pour le royaume. Pour justifier cela, le gouvernement a recours aux autorisations exceptionnelles, voir par le transit des flux par des pays tiers. A noter que la presse allemande souligne également la vente de 100 chars pour l’Indonésie alors que le français Arquus n’a lui pas le droit d’exporter ses véhicules dans ces deux pays.
Selon le Dr Hauke Friederichs, spécialiste de stratégie militaire, « presque tous les avions saoudiens déployés aux frontières comportent des pièces allemandes. L’Arabie Saoudite a acheté des drones allemands auxquels les soldats saoudiens ont été formés par des cadres de la Bundeswehr. Le fusil d’assaut allemand G36 est produit sous licence en Arabie Saoudite, idem pour le fusil d’assaut G3 et la Mitraillette 5 ». Toujours durant l’entretien, le spécialiste raconte cette anecdote : « quand on a demandé à l’ancien ministre de l’économie Jürgen Möllemann pourquoi il voulait vendre un char de combat Leopard 2 à l’Arabie Saoudite, il a répondu : « si vous prononcez Leo (abréviation du char) à l’envers, ça donne « öl », « pétrole » en allemand » ».
Olivier Mery
[1] Cairn Info, Le partage des capacités militaires : impasse ou avenir ?, Jon Rahbek-Clemmensen, Sten Rynning, 2015
[2] Cairn Info, Le partage des capacités militaires : impasse ou avenir ?, Jon Rahbek-Clemmensen, Sten Rynning, 2015
[3] ARTE, Patrie et profit, le business de la défense, 2018
[4] ARTE, Patrie et profit, le business de la défense, 2018