Crise entre l'Arabie Saoudite et le Qatar : l’offensive saoudienne contre BeIN

La rivalité opposant l’Arabie Saoudite et le Qatar s’amorce au milieu des années 90 lorsque l’émir Cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani prend le pouvoir du petit émirat gazier. Son principal objectif : remettre en cause l’hégémonie de l’Arabie saoudite dans le Golfe persique et se placer comme acteur influent sur la scène internationale. Des divergences de position sur plusieurs conflits au Moyen-Orient tendent ensuite sérieusement les relations entre les deux émirats.[1] La guerre informationnelle que se livrent ces états semble atteindre son paroxysme le 5 juin 2017 lorsque l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte décident de rompre tout lien diplomatique avec le Qatar qu’ils accusent de financer différentes structures terroristes - telles qu’Al-Qaïda, le groupe État islamique (EI) et les Frères musulmans – et de soutenir l’Iran. Surtout, le quartet prononce un embargo terrestre, maritime et aérien qui isole le Qatar au milieu de son voisinage. Une liste de 13 exigences attaquant directement la souveraineté du petit émirat est présentée pour mise en application éclair et comme conditions de levée de l’embargo.[2] Les mesures annoncées sont rapidement qualifiées par plusieurs chefs d’État de « contraire au droit international ». Cette forme de mise sous tutelle vise aussi bien le plan économique, géopolitique que sociétal avec comme cible particulière les principaux moyens de communication du Qatar que sont la chaine Al Jazeera et l’ensemble des médias de Qatar finance. Si la lutte informationnelle que se livrent Qatar et Arabie Saoudite s’orchestre en particulier par les chaines Al Jazeera et Al Saudiya, le sport demeure un secteur où les deux parties s’affrontent durement. [3] 
Le Qatar, grâce à son puissant fond d’investissement souverain Qatar Investment Authority, a d’ailleurs su diversifier ces vingt dernières années une économie historiquement basée sur l’exploitation du pétrole et du gaz en investissant notamment massivement dans le sport. L’attribution au Qatar – dans des conditions régulièrement dénoncées notamment par l’Arabie Saoudite et les États-Unis, candidat perdant dans la compétition [4] [5] – de l’organisation de la 22e coupe du monde de football en 2022 en est le principal symbole. Le club de football du Paris Saint-Germain et la chaine à péage BeIN Sports sont les autres figures de proue de cette dynamique agressive. 
C’est donc bien évidemment sur ce terrain que l’Arabie Saoudite a aussi décidé de déstabiliser le Qatar dès l’aube de cette crise du Golfe en juin 2017. 

Une offensive organisée


C’est par différentes mesures de boycott de la chaine BeIN Sports que l’offensive est d’abord initiée dès l’annonce du blocus. L’Arabie Saoudite décidant l’interdiction des flux vidéo et des accès au site internet de BeIN ainsi que l’arrêt des ventes de décodeurs de la chaine sur son territoire. Plusieurs responsables saoudiens proches de la Cour royale annoncent rapidement via les réseaux sociaux la mise en place de moyens alternatifs et abordables pour « en finir avec ce Monopoly » des droits TV détenus par le Qatar.[6] Saud al-Qahtani, – largement mis en cause dans l’affaire de l’assassinat de Jamal Khashoggi et désormais mystérieusement discret [7] – un fidèle conseiller du Prince, compte même parmi les porte-paroles les plus proches du pouvoir. La création de la chaine PBS Sport est d’abord révélée par Muflih Al-Hafatah, le président de Saudi Media City, une plateforme media saoudienne financée par l’émirat [8]. La manœuvre offensive semble bien s’orchestrer au plus haut niveau de l’état qui engage d’importants moyens dans les infrastructures de diffusion. La nouvelle chaine promet même aux saoudiens salariés de BeIN Sports un poste identique dans l’organisation. 
L’annonce d’une réelle alternative reste à cet instant assez peu vraisemblable compte tenu des montants et des conditions d’accès aux droits de diffusion détenus par BeIN Sports. A l’époque, à tout juste un an de la coupe du monde de football 2018 organisée en Russie, BeIN vient de débourser plusieurs millions d’euros pour s’offrir les droits des deux coupes du monde 2018 et 2022 - la somme de 130M€ cofinancée avec TF1 est évoquée pour les seuls droits de diffusion sur le territoire français [9]. Le groupe qatari détient surtout l’exclusivité des droits pour ces compétitions sur le Maghreb et le Moyen-Orient. 
Pourtant, dès le mois d’Août 2017, quelques jours après l’annonce de la fermeture de PBS Sport qui n’aura que virtuellement existé, la réalité prend forme avec le lancement de la chaîne BeoutQ. Elle sera accessible en Arabie Saoudite mais aussi à tous les pays du Moyen-Orient. Le pied de nez à la chaîne BeIN – le logo moqueur de la chaine reprend les couleurs de PBS Sport et celles de BeIN Sports, le Q indiquant sans doute l’initial de l’émirat ennemi - est trop évident pour ne pas soulever le soupçon de piratage de ses contenus évoqué dans l’été par plusieurs journalistes saoudiens. Les premières images sont diffusées par le canal Internet en utilisant divers noms de domaines servant de masque. Le léger différé du direct BeIN et le sur-masquage des incrustations à l’image - le logo BeoutQ apparaît presque de façon caricaturale pour cacher le logo BeIN d’origine [10] – révèlent très vite le piratage de la chaine Qatarie. La phase d’industrialisation de la nouvelle chaine ne tarde pas, elle est massive : la diffusion par satellite, la mise en place d’un réseau officiel de vente de décodeurs et l’ouverture de 10 canaux de diffusion sont organisés en quelques mois. Rapidement, la liste des victimes collatérales de ce piratage d’ampleur s’allonge aussitôt que BeoutQ transmet de nouveaux événements de façon tout à fait illégale. La finale du Super Bowl, de nombreux matchs de la NBA, la finale de l’UEFA Champions League et les 64 matchs de la coupe du monde 2018 sont notamment diffusés par la chaine pirate qui distribue dès l’été 2018 ces contenus sur l’ensemble du Moyen-Orient et des pays du Maghreb. 

Des moyens colossaux pour un piratage audiovisuel sans précédent


Au cours de ces dernières années, la course aux droits télé du sport a complètement morcelé l’offre aux clients. Cette course au contenu impose désormais au consommateur plusieurs abonnements pour la retransmission des sports les plus populaires (Football, NBA, Tennis, Formule 1, …). Pour le football, les différentes compétitions et championnats européens ne peuvent être suivis par l’adhésion à un seul et même bouquet. Ce contexte favorise clairement le piratage des services payants par des alternatives illégales. Elles ont même permis, à l’instar des offres « IP TV », la démocratisation de ces abonnements réservés historiquement aux plus initiés. Même si quelques opérateurs – illégaux - se sont professionnalisés, ces nombreux services au prix et à la qualité aléatoires, sont souvent gérés de façon artisanale par des moyens globalement peu couteux qui bénéficient de l’anonymat relatif d’Internet – en particulier des opérateurs de distribution de contenu (Content Delivery Network - CDN) qui y trouvent leur compte. Ils apparaissent au moment où d’autres sont fermés par les autorités mais restent rentables pour leurs propriétaires qui trouvent leurs revenus dans la publicité.[11] 
D’abord diffusés à son lancement par Internet selon ces mêmes procédés, les canaux de la chaine BeoutQ ont rapidement été transmis par satellite. Si les moyens nécessaires à la réception sont très répandus et bon marché, les infrastructures requises pour la diffusion sont beaucoup moins démocratisées. Dès le mois de mai 2018, BeIN Sport dénonce l’opérateur Arabsat, agissant depuis Riyadh, ayant pour actionnaire majoritaire le gouvernement d’Arabie Saoudite, de « sponsoriser » la chaine BeoutQ en autorisant sa diffusion satellitaire. Un lien présumé avec la société Selevision est également mis en lumière au même moment. Raed Kusheim, CEO du radiodiffuseur saoudien, est en effet soupçonné d’avoir financé personnellement des services destinés à BeoutQ.[13] Cette société a notamment investi début 2017 dans la technologie Voddler spécialisée dans la diffusion de contenu IP sur mobiles.[14] Si l’évaluation des ressources permettant l’usage de telles infrastructures n’est pas exercice facile, il est assez clair que d’énormes moyens sont requis. Surtout, la promotion de la chaîne est complètement assumée dans le pays. En plus de la vente d’espaces publicitaires sur ses canaux, l’industrialisation et la professionnalisation de BeoutQ permet même à la chaine de produire une part de ses contenus avec les commentaires des rencontres sportives et les analyses d’après match. 
La chaîne pirate saoudienne se positionne désormais comme une plateforme de divertissement complète puisque l’ensemble des contenus BeIN Media ainsi que d’autres services de films et séries à la demande sont relayés par le diffuseur. 

Une riposte coordonnée


Visée directement par cette violente offensive, la chaine BeIN a sonné la riposte très tôt. Accompagnée d’une dizaine de détenteurs de droits, elle somme le gouvernement saoudien dès septembre 2017 de fermer la chaine. Malgré les accusations et certaines évidences, le gouvernement saoudien dément toute responsabilité face à ce piratage d’ampleur. Les soupçons de liens de la chaine BeoutQ avec les sociétés Arabsat et Selevision sont également balayés à chaque invective. 
Depuis, de nombreux détenteurs de droits se sont alliés à BeIN dans l’objectif de fermer la chaine pirate et stopper des pertes importantes. Le bureau du représentant américain au commerce a même inclus l’Arabie saoudite à sa liste des pays portant atteinte au droit de propriété intellectuel. La FIFA, l’UEFA, la FIA, les principales organisations de tournoi de Tennis professionnel ainsi que les principaux championnats de football européens, tous concernés par le piratage de la chaine Qatari, ont tous condamné fermement le gouvernement saoudien pour l’organisation de ce piratage d’état sans précédent. 
En Octobre 2018, BeIN révèle les conclusions d’une enquête menée par trois sociétés indépendantes - NAGRA, Cisco et Overon - spécialistes de l’audiovisuel et des réseaux. Elle apporte les preuves que BeoutQ “est opérée avec la pleine connaissance et le support du gouvernement saoudien” et confirme le lien avec les sociétés Selevision et Arabsat.[15] Fort de ces éléments, BeIN Corporation lance alors une procédure d'arbitrage portant sur un préjudice d'un milliard de dollars, lié au piratage de BeIN Sports.[16] En janvier 2019, BeIN Media accentue son offensive en publiant le site www.beoutq.tv qui référence l’ensemble des preuves collectées par les enquêtes menées depuis 2017. On y trouve notamment une chronologie détaillant les événements majeurs depuis le début du blocus, les sociétés et individus soutenant le piratage, la liste des détenteurs de droits concernés mais aussi la « propagande » constatée en Arabie saoudite. 
Bientôt deux ans après le lancement de l’offensive, l’Arabie saoudite semble avoir réussi à déstabiliser le Qatar sur le terrain de l’audiovisuel sportif. BeoutQ propose 10 canaux de sport qui diffusent notamment la Champions League, les principaux championnats de football européens, le basketball NBA, le football américain NFL mais également 4 700 films et 35 000 épisodes de série. Des revenus substantiels sont générés grâce aux abonnements et aux espaces publicitaires vendus pour du contenu que BeoutQ n’a pas besoin de financer. Elle accentue même son travail de sape par des publicités moquant BeIN et les autres protagonistes lésés.[17] Son large succès lui vaut cependant d’être copieusement piratée par de nombreux services de diffusion sur Internet. 

Face au manque à gagner que génère cette manœuvre, les nombreuses victimes collatérales de cette offensive semblent néanmoins déterminées à s’associer au Qatar pour stopper ce piratage que nie toujours, malgré les nombreuses évidences, le gouvernement saoudien. Si les accords internationaux semblent contraindre les nombreuses actions déjà engagées par ses opposants, en rapport avec le cas BetouQ et les 13 points de négociation du blocus, l’ampleur du conflit semble désormais bousculer la stratégie de « Soft Power » décidée par l’Arabie saoudite et ses alliés à l’été 2017. L’unité qui se construit peu à peu au sein de la communauté internationale et la résilience dont le Qatar fait preuve face à ces violentes offensives amorcent très probablement une inflexion dans le rapport de force de cette crise du Golfe. A suivre ces prochains mois. 

 

Julien Bachelet


  

Références 
 

 [1] Qu'est-ce qui différencie le Qatar de l'Arabie saoudite ?


 

[2] Qatar-Arabie saoudite : comprendre la crise en cinq points


 

[3] La guerre Riyad-Doha, nouvelle manne des enquêteurs privés


 

[4] World Cup 2022: Qatar was the wrong decision, says President Obama


 

[5] MPs call for investigation into Qatar World Cup bid claims


 

[6] Arab countries move to tackle the Qatari monopoly of sports’ broadcast


 

[7] Behind Prince Mohammed bin Salman’s Rise, Two Loyal Enforcers


 

[8] Saudi-Egyptian sports alliance to replace blocked Qatari beIN Sports


 

[9] Droits TV - TF1 et BeIN Sports acquièrent les droits TV des prochaines Coupes du Monde


 

[10] Saudi pirate beoutQ steals opening football games


 

[11] More arrests as police step up action against streaming IPTV pirates


 

[12] beIN MEDIA GROUP Denounces Arabsat Sponsorship of the MENA Anti Piracy


 

[13] The Brazen Bootlegging of a Multibillion-Dollar Sports Network


 

[14] Selevision opts for Voddler streaming technology


 

[15] The great TV robbery: How the world’s biggest sports broadcaster lost $1bn to a brazen campaign of piracy


 

[16] beIN Sports lance une procédure contre beoutQ pour piratage, pour un milliard de dollars


 

[17] Great TV sports rights robbery