Affaire UBS : la lutte contre la fraude fiscale par les lanceurs d’alerte et le renforcement du dispositif législatif
Le 20 février 2019, les mots de Christine Mée, 1er vice-président De la 32ème chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris, sont sans appel :
« Les infractions de démarchage bancaire illégal et de blanchiment aggravé de fraude fiscale trouvent leur source dans une organisation structurée verticalement, systémique et ancienne, […] Dans un contexte de renforcement de la coopération internationale, ces faits ont été commis sous couvert d'une opacité avérée dans les systèmes mis en place de prospection de résidents fiscaux français peu scrupuleux, en sécurisant les transferts d'avoirs et la gestion de ceux-ci. […] A ce titre, le tribunal ne peut que constater que cette structure a fait constamment prévaloir ses intérêts financiers propres sur les prérogatives régaliennes de l'État français. Ce faisant, les fautes pénales relevées sont d'une exceptionnelle gravité. »
Le démarchage illicite et le blanchiment de fraude fiscale
De 2004 à 2012, au sein d’UBS, première banque privée au monde, environ 120 chargés d’affaires d’UBS AG, la maison mère suisse d’UBS, passent la frontière française dans l’objectif de prospecter auprès des fortunes de France. Ces « chasseurs » interviennent dans les « Event » mondains bien choisis voire organisés par la filiale française d’UBS et sollicitent leur cible en proposant de cacher leur argent et ainsi ne pas répondre aux obligations fiscales françaises.
Pour permettre aux chasseurs véritables rabatteurs, de minimiser les risques, ils ont à leur disposition, des manuels. Le premier, celui du « Private Banking » est un guide en évasion fiscale. Le second, précieux est le manuel intitulé « Security Risk Governance ». Les recommandations qui y figurent rappellent de ne pas avoir de nom de client sur soi ; expliquent comment faire disparaître les données en cas de contrôle ; conseillent d’utiliser des hôtels différents de ceux des employés classiques d’UBS, d’être imprévisible ; d’utiliser des ordinateurs cryptés, etc. Ce manuel, de l'apprenti espion plutôt que du banquier en col blanc, donnait les consignes pour éviter de se faire appréhender par les douanes ou les inspecteurs des finances publiques sur le territoire français et, le cas échéant d’être en mesure de détruire les preuves.
Ensuite, pour masquer les mouvements de capitaux illicites entre la France et la Suisse, la banque met en place une comptabilité parallèle matérialisée dans les "carnets du lait" manuscrits ainsi qu’un fichier informatique « vache » enregistrant les flux d’argent et le partage de commission entre chargés d’affaires français et helvétiques. L’argent non déclaré des fraudeurs français est alors placé ou converti via notamment des sociétés offshores, des trusts ou des fondations. UBS AG ne disposant ni de « passeport européen » l’autorisant à démarcher ses clients au sein de l’U.E., ni de licence bancaire française, exerce sa profession de manière illégale. En 2011 l’enquête judiciaire est lancée, Guillaume Daïeff et Serge Tournaire sont les juges en charge de l’instruction du dossier. Les faits sont qualifiés, les accusations tombent, en 2013 UBS AG est poursuivie pour démarchage illicite en France, en 2014 la banque est mise en examen pour blanchiment aggravé de fraude fiscale. C’est une estimation de 13 milliards d’euros qui chiffre le montant des actifs français qui auront été dissimulés chez UBS AG sur une totalité de 38000 comptes. Le ministère des finances permet alors aux fraudeurs de régulariser leur situation à Bercy.
La révélation par des lanceurs d'alerte
Ce n’est pas moins de 5 lanceurs d’alerte, tous anciens employés d’UBS France qui ont révélé l’affaire. A partir de 2010, Nicolas Forissier, Stéphanie Gibaud, Olivier Forgues, Thomas Le Forestier et Serge Huss préviennent l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACP) ce qui permettra par la suite l’ouverture de l’enquête judiciaire en 2011. Stéphanie Gibaud responsable marketing et Nicolas Forissier ancien directeur de l’audit interne sont les contributeurs au lancement de l’alerte les plus médiatisés. Ils seront également plus tard la cible principale des attaques de la défense judiciaire d’UBS. Stéphanie Gibaud était en charge de la mise en place du système d'événements qui permettait aux banquiers suisses de venir prospecter illégalement des clients dans l'Hexagone.
Depuis le début des années 2000, une certaine prise de conscience est affirmée et les systèmes de l’évasion fiscale sont étudiés et décriés. Les banques suisses sont désignées comme coupables ou fortement suspectées, la Confédération Helvétique critiquée comme état complice. Le rapport d’information remis à l’Assemblée Nationale par le député Arnaud Montebourg le 30 mars 2000 est un bon témoignage de cette prise de conscience. L’affaire UBS émerge après plusieurs affaires ayant déjà sérieusement ébranlé les consciences. La fraude, l’évasion et l’optimisation fiscale sont déjà omniprésentes par la médiatisation d’affaires telles que « LuxLeaks », « Panama Papers » ou encore « SwissLeaks ». En 2012 le Parlement européen estime la fraude fiscale à 1000 milliards d’euros par an soit plus de 6 fois le budget de l’Union Européenne de cette même année. En France le manque à gagner en 2012 y est estimé de 60 à 80 milliards d’euros par an. Les recettes fiscales des états se sont raréfiées depuis la crise des « Subprimes ». La pression fiscale poussant à la tentation les hauts revenus de ne pas payer les impôts nationaux, les élites et les puissants s’organisent pour fuir l’impôt. En France, plusieurs affaires sont très largement médiatisées : le compte Suisse caché de Cahusac, le député Thévenoud atteint d’une pathologie de « phobie administrative », Johnny Halliday, ou encore Gérard Depardieu. La pratique d’optimisation fiscale massive et délibérée des GAFA qui sont devenus des champions de l’optimisation fiscale vient également ajouter un poids à ce sentiment de plus en plus partagé d’injustice fiscale. Au sein même de l’Union Européenne on affiche une volonté de contrôler ces pratiques mais certains états jouent un jeu trouble.
L'État Français : la volonté de changer la donne...
En France, au cours de la décennie écoulée ces pratiques fiscales de fraude ou d’optimisation avec la complicité des banques étaient décriées mais pas encore véritablement combattues avec l’arsenal législatif nécessaire et une organisation répressive appropriée. On peut considérer que les révélations des lanceurs d’alerte à propos d’UBS ont rendu politiquement nécessaire une action en profondeur et offensive de l’État. Admettons toutefois que le scandale né de la révélation des comptes cachés de M. Cahusac a rendu l’action de l’État non seulement nécessaire mais urgente. Les révélations explosives des lanceurs d’alertes à propos d’UBS ont eu comme conséquence de rendre obligatoires une nouvelle politique de répression à la hauteur de l’importance des phénomènes de fraude dans différentes directions. Une première initiative illustre cette volonté politique nouvelle du gouvernement et du législateur avec quatre textes fondamentaux promulgués au cours du quatrième trimestre 2013 Les lois organiques n° 2013-906 et n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique, la loi organique n° 2013-1115 du 6 décembre 2013 relative au procureur de la République financier, mais surtout la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Ces textes contiennent des mesures structurelles profondes pour lutter contre la délinquance financière et fiscale et modifient l’organisation judiciaire avec, notamment la création du parquet national financier, le renforcement du dispositif répressif par une aggravation des sanctions pénales. La portée de cet ensemble législatif est précisée par une circulaire du 22 mai 2014.
Peines aggravées et qualification pénale élargies
En application de ces lois certains faits sont désormais constitutifs de circonstances aggravantes de fraude fiscale : les agissements en bande organisée, le recours à des comptes ouverts à l’étranger, les montages financiers d’interposition, l’utilisation de structures ou personnes pour brouiller les pistes, l’usage de fausse identité ou de faux documents, et la domiciliation fiscale fictive à l’étranger. La fraude fiscale qui aura été rendue possible ou facilitée par une de ces circonstances fait encourir à ses auteurs des peines pouvant aller jusqu’à deux millions d’euros et sept années de prison (cinq cent mille euros et cinq années de prison en cas de fraude fiscale non aggravée). Une nouvelle loi dite loi pour un État au service d’une société de confiance promulguée le 24 octobre 2018 consolide le dispositif de lutte contre la fraude fiscale. Cette loi vise à renforcer les moyens de détection et de répression en ce domaine : Création d’une police fiscale sous l’égide du ministère du budget, renforcement des pouvoirs de la douane en matière de lutte contre les logiciels frauduleux etc. Par cette loi, L’État veut aussi rendre les sanctions plus « douloureuses » à l’égard des fraudeurs : Publicités des sanctions pénales et administratives, autorisation de pratique du « Name & Shame », mise en cause facilitée des professionnels qui participent aux montages frauduleux, autorisation du « plaider coupable » en matière fiscale, établissement d’une liste des états et territoires non coopératifs.
Atténuation du verrou de Bercy
Par l’expression « le verrou de Bercy » très popularisée à l’occasion des « affaires » fiscales, notamment l’affaire Cahusac, il faut comprendre que l’on nomme ainsi une exception au principe selon lequel le ministère public, en règle générale, dispose de la prérogative discrétionnaire de poursuivre ou de ne pas poursuivre les auteurs d’infractions pénales. Par exception, en matière de fraude fiscale, l’initiative des poursuites pénales ne peut être prise que sur décision de l’administration fiscale après avis favorable de la commission des infractions fiscales. En matière de fraude fiscale, pour les affaires de grande importance, c’est maintenant le parquet national financier qui constitue le ministère public. Le déroulement de certaines procédures emblématiques de poursuites pour fraude fiscale, mettant en cause certaines célébrités politiques, a démontré un manque de transparence et le caractère politique de la gestion de ces dossiers. Ce pouvoir discrétionnaire de l’administration est critiqué à double titre, d’une part parce qu’il est considéré comme une atteinte à la séparation des pouvoirs, le parquet, étant dans ce domaine, en tant que pouvoir judicaire, privé d’une compétence essentielle, au profit du pouvoir exécutif, d’autre part, en raison du fait que la haute administration fiscale, n’a pas l’obligation de motiver ses décisions, de diligenter ou non des poursuites pénales. Ceci heurte les esprits épris de justice fiscale en raison du risque de « copinage ». A la suite de la promulgation de la loi 2018-898 du 23 octobre 2018 le gouvernement a communiqué en affirmant que le verrou de Bercy avait été supprimé. En fait selon les dispositions nouvelles de l’article L-228 du livre des procédures fiscales le « verrou » a été aménagé mais pas supprimé. L’administration fiscale n’est tenue de saisir le PNF uniquement si les droits éludés frauduleusement s’élèvent à plus de 100000 € et sous certaines conditions particulières de majoration, en fait dans les cas les plus graves.
Convention judiciaire d'intérêt public : L'américanisation de notre droit pour plus d'efficacité
Les conventions judiciaires d’intérêts publics, inspirée par l’efficacité du droit et des procédures anglo-saxonnes, et américaines de répression des fraudes, le législateur dans le cadre de la lutte anti-corruption a, par la loi 2016-1622 du 6 décembre 2016, fait entrer dans le droit français une possibilité de collaboration entre les justiciables et les services du parquet. Une filiale de HSBC a eu l’honneur en octobre 2017 de bénéficier de cette nouvelle procédure, pour blanchiment de fraude fiscale. La loi pour un état au service d’une société de confiance (ESSOC) promulguée le 11 août 2018 étend la possibilité d’utiliser cette procédure aux cas de fraude fiscale ce qui aboutit selon certaines critiques à une certaine dépénalisation de certains dossiers de fraude fiscale.
Une réponse judiciaire dissuasive devenue possible pour les juges
Le 17 mars 2017, UBS AG est renvoyée en correctionnelle, les négociations pour éviter un procès contre une amende de 1,1 milliard d’euros, comme le permet la loi Sapin 2, ont échoué. L’amende devient caution et UBS AG conteste son principe et son montant devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Requête jugée irrecevable début janvier. UBS refuse de transiger avec la justice sur la base du montant de cette caution. Le 20 février 2019, UBS est Jugée coupable d'avoir aidé des milliers de contribuables français à échapper au fisc entre 2004 et 2012, le verdict tombe. La branche suisse de la banque UBS est condamnée à la plus lourde sanction financière dans l’histoire judiciaire française, une amende de 3,7 milliards d’euros. Complice, la filiale française d’UBS doit verser 15 millions d’euros d’amende. Solidairement les deux entités morales sont condamnées à 800 millions de dommages et intérêts à verser à l’État français.
Au-delà du montant de l’amende record cité ci-dessus, ce sont également les sanctions pénales infligées à cinq des six cadres inculpés qui viennent alourdir la symbolique de ce jugement. L’impunité dont ont profité nombre de dirigeants bancaires dans bien des affaires de fraude fiscale ces dernières années n’a pas eu cours cette fois-ci. Ils doivent payer 20000 euros de dommages et Intérêts chacun et, selon les cas, entre 50000 et 300000€ d’amendes. Ils sont aussi condamnés à des peines allant de 6 à 18 mois de sursis. Une amende record et des sanctions pénales. UBS s'indigne d'une décision qui "revient à appliquer le droit français en Suisse", portant atteinte à la "souveraineté" helvète et annonce dans l’heure qu’elle fera appel. Cette condamnation historique n’aurait pas eu lieu sans le Parquet National Financier (PNF) institué en 2013. Avec ce verdict, le PNF le poids nécessaire pour forcer d’autres entreprises à négocier et à payer. La somme de 4,5 milliards amende et dommage et intérêt, conforme à ses réquisitions, est comparable à celles de la justice américaine.
Le statut du lanceur d'alerte
« Une véritable descente aux enfers » ces mots, ce sont ceux qu’utilise Stéphanie Gibaud pour qualifier les dix années qu’elle a vécu depuis ses révélations. En 2008, après que sa supérieure n’ait donné explication à son ordre expresse d’effacer l’intégralité des fichiers concernant les événements où étaient présents les chargés d’affaires suisses, elle questionne, n’obtient pas de réponse et partage en interne avec ses collègues qui dénoncent une fraude fiscale organisée. Puis, malmenée, elle rencontre l’inspection du travail et porte plainte devant le procureur de la République. En 2011 elle apporte des renseignements utiles à l’instruction du dossier auprès du Services National des Douanes Judiciaires (SNDJ). En janvier 2012, elle est finalement licenciée, marquée par des mois de harcèlement et de dépression. UBS l’attaque par deux reprises pour diffamation arguant une « atteinte à l’image et l’intégrité de l’entreprise », au final la banque sera condamnée pour harcèlement moral. UBS a également été mise en cause pour d’autres licenciements, ceux des quatre autres lanceurs d’alerte. La banque aura été particulièrement incisive dans sa manière d’interagir avec l’intégralité des lanceurs d’alerte dans cette affaire, avec comme principal système de défense, tout au long de la procédure le dénigrement de ses anciens salariés.
En France, le statut de lanceur d’alerte n’est défini dans la loi que depuis 2016. L’obtention de ce statut juridique protège si ce dernier a suivi une procédure particulière de dénonciation. En premier lieu le lanceur d’alerte s’adresse d’abord à sa hiérarchie et sous conditions particulière il a la possibilité de s’adresser aux services de l’État et en dernier recours aux médias. Ce statut n’étant pas rétroactif, Madame Gibaud ne pourra pas en bénéficier. En 2018, après 10 années de difficultés soutenues, Stéphanie Gibaud se verra attribuer le statut de « Collaborateur occasionnel du service public » en reconnaissance de ses activités avec le SNDJ.
Pour conclure, au regard de cette affaire et de son contexte, la Suisse a été dans l’obligation d’abandonner son secret bancaire et l’État français a réagi de manière conséquente d’un point de vue législatif et judiciaire. On observera cependant que ces changements ne se réalisent que dans l’obligation de répondre à la pression de l’opinion suite à des révélations par des lanceurs d’alerte ou des journalistes et l’État dans sa volonté de réforme reste timoré. En parallèle du dossier UBS et de ses effets multiples, d’autre textes notamment celui portant sur le « secret des affaires » suscite de vives polémiques quant à son équilibre délicat avec le risque d’instrumentalisation judiciaire à l’égard de la protection du lanceur d’alerte et des sources notamment du journalisme d’investigation. Enfin, sa position auprès de l’Union Européenne au sujet d’une directive sur un statut de protection partagé du lanceur d’alerte sème également le trouble.
Charline Clerget