La politique américaine de limitation de l'influence chinoise dans le domaine des télécoms
Le 1er décembre 2018, Meng Wanzhou, directrice financière, vice-présidente et fille du fondateur de Huawei, entreprise chinoise phare du secteur des télécommunications, est arrêtée à Vancouver, au Canada à la demande de la justice américaine. Les autorités américaines estiment qu’elle encourt les sanctions économiques et pénales, instaurées par Washington, en ayant contourné l’embargo institué par l’Etat américain contre l’Iran.
Mme Wanzhou est accusée par le DOJ (United States Department of Justice) d’avoir, entre autres, menti à l’occasion de questionnements de la part de plusieurs banques américaines en niant les liens existants entre les entreprises Huawei et Skycom Tech, basée à Hong-Kong, au sein desquelles Meng Wanzhou a siégé comme membre du conseil d'administration entre 2008 et 2009. Cette filiale secrète de Huawei aurait vendu du matériel informatique américain, sous licence US, de marque Hewlett-Packard en contournant l’embargo institué par les Etats Unis contre l’Iran. Cette affaire avait déjà été révélée par le média Reuters en 2013.
Ce qui est cocasse et probablement pas tout à fait fortuit, cette arrestation a lieu alors que, en marge de la réunion des Chefs d’Etats du G20, le président des USA, Donald Trump et le dirigeant suprême de Chine Xi Jinping dinaient ensemble! Objectif : signer un engagement pour une trêve de trois mois, suspendant ainsi provisoirement la guerre commerciale qu’ils se livrent depuis un an sous la forme d’une l’escalade des taxations réciproques de leurs échanges commerciaux.
Pour une bonne compréhension de la situation, rappelons simplement que cette arrestation sur le sol canadien est la suite d’une demande d’extradition formulée par les Etats-Unis auprès des autorités canadiennes. Mme Meng Wanzhou aurait pu être privée de liberté jusqu’à la date du jugement sur l’extradition mais sous la lourde pression des autorités chinoises, Mme Wanzhou sera finalement libérée sous caution le 12 décembre par les autorités judiciaires canadiennes.
L'arme du droit
Se fondant sur des principes de morale et d’éthique, le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA) permet dès 1977 aux autorités américaines et principalement au Département Of Justice de réprimer dans le monde entier des infractions qui normalement, pour être répréhensibles devraient avoir été commises par des ressortissants Américains ou sur le sol des Etats Unis. Le FCPA est étendu avec une série de lois permettant d’interdire le commerce avec les pays sous embargo. Or, selon cette conception extraterritoriale dès lors, qu’une transaction est monnayée en dollars, ou implique une technologie américaine, une licence, un support de télécommunication, un serveur informatique américain, le droit américain s’applique. De ce fait, tout fait s’y rattachant est sanctionné s’il est répréhensible selon la loi américaine. Et cela quel que soit le soit le lieu d’exécution de la transaction ou de la commission des faits.
Le DOJ, institution judiciaire à la manœuvre dans ce genre de dossier dispose de moyens budgétaires considérables, d’un pouvoir de sanction pécuniaires extraordinaire et a aussi la possibilité de faire interdire l’accès au marché Américain aux entreprises contrevenantes qui n’accepteraient pas de plaider coupable… Plusieurs entreprises françaises ont dû se plier aux rigueurs de la justice américaine au cours des quelques années écoulées. Au vu de ce qu’il s’est passé au cours de la dernière décennie certaines voix s’élèvent pour affirmer que les états Unis se servent de leur système juridique et judiciaire pour pratiquer un certain nationalisme économique.
La force de frappe d’Huawei
Huawei est fondée en 1987 par Ren Zhengfei, membre du parti communiste chinois. Avec 2500€ en poche, il se lance à l’âge de 43 ans à la conquête du marché de l’entreprenariat en fournissant du matériel, des logiciels et des prestations de services pour les réseaux de télécommunications des opérateurs et les réseaux informatiques des entreprises. Ancien militaire et membre du parti communiste chinois, Ren ZhengFei dit s’inspirer des oiseaux migrateurs pour faire évoluer l’entreprise. Dans une formation en V, pour garder une vitesse de croisière et avancer ensemble, les oiseaux partagent la tâche d’être en tête. Comme un cadeau inspiré du ciel, Ren Zhengfei a mis en place en 2013 chez Huawei un système de rotation semestriel des présidents par intérim similaire au triumvirat romain de partage du pouvoir. L’entreprise est détenue par ses salariés à travers un système de stock option. Avec une politique de recherche et développement forte et ambitieuse, en 2008 ce n’est pas moins de 10% du chiffre d’affaire annuel de l’entreprise qui a été réinvesti chaque année (13.7% en 2012). Les efforts payent, en 2010 HUAWEI devient le deuxième fournisseur mondial en réseaux télécommunication. Aujourd’hui Huawei, c’est une véritable « success story » comme on en voit peu, avec plus de 180000 emplois dont 45% en R&D répartis dans seize centres de R&D, plus de 50000 dépôts de brevets dans le monde et des produits et solutions qui sont déployés dans plus de 170 pays.
De quoi attiser la jalousie des américains sur les ventes de smartphones, au second semestre 2018, Huawei devient le 2e constructeur mondial de smartphones derrière Samsung certes mais passe devant Apple pour la seconde fois. Le cabinet GARTNER ayant réalisé l’étude déclare que « Les fabricants chinois deviennent la nouvelle locomotive d’un secteur en stagnation ». Sur le système d’exploitation mobile, le vice-président de Huawei a confirmé le 3 décembre dernier être à pied d'œuvre concernant la mise au point de son propre système d’exploitation mobile (pour smartphone et tablettes) afin de pouvoir se passer un jour d'Android. Sur le développement d’un assistant vocal, après Apple, Amazon, Google et Samsung, c’est au tour de Huawei de se positionner avec HiAssistant. Sur les puces, Huawei s’est positionné en concurrent de Qualcomm, entreprise américaine opérant dans les télécom.
Une bataille très dure pour la protection du marché de la 5G.
D’après Bloomberg, Apple ne serait d’autant pas en mesure de sortir un téléphone compatible avec les technologies 5G avant 2020, laissant le champ libre à ses concurrents alors qu’Huawei annonce qu’il sera le premier à utiliser la 5G en 2019. D’ailleurs, d’après plusieurs médias, la 5G apparait être l’enjeux réel de l’affaire Meng Wanzhou. Le sujet de la 5G est en effet très sensible tant économiquement que technologiquement, multipliant les cyber-risques. Avec l’obligation qu’ont les entreprises chinoises de participer aux efforts de renseignement du pays additionnée au passé d’ancien ingénieur de l’armée du fondateur de Huawei, on a du mal à imaginer comment les avantages stratégiques de la croissance fulgurante et les obligations juridiques de Huawei pourraient lui permettre de passer entre les mailles du filet de l’influence du régime en matière de renseignement. Même si ces suspicions ont eu raison du silence de Ren en 2013, il n’est pas sûr que ce type d’allocution permette réellement d’établir, la confiance, la compliance nécessaire entre acheteurs public de différents et ce fleuron chinois.
L’orchestration des agences de renseignement des « Five Eyes »
« The Fives Eyes » est une organisation de coordination des agences de renseignement de cinq états : Etats-Unis, Royaume Uni, Canada, Australie et Nouvelle Zélande. Initiée dans le contexte de la deuxième guerre mondiale, cette organisation a eu ensuite pour but essentiel, pendant la guerre froide, de constituer un front du renseignement à l’encontre du bloc de l’est communiste. Cette entité est toujours active. L’arrestation de Meng Wanzhou était prévue depuis juillet 2018 période au cours de laquelle des représentants des organisations de renseignements émanant des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada se sont réunis à Canberra. Par ailleurs Gina Haspel, directrice de la CIA, a expliqué et dirigé la campagne contre la Chine au sein des fives Eyes mais également pour que les équipements Huawei soient interdits par d’autres alliés stratégiques… leur objectif : contenir la croissance de Huawei. Les résultats de cette volonté de contenir Huawei ne se sont pas fait attendre :
En Grande Bretagne, le 5 décembre British Telecom (BT) l’opérateur télécom britannique annonce retirer l’intégralité des équipements HUAWEI au cœur de ses réseaux 3G et 4G et ne les acquerra pas non plus pour le réseau 5G. Cette décision est officiellement justifiée par une volonté d'uniformisation de son infrastructure Telco. La même semaine, le chef des services de renseignements britannique annonce qu’un débat doit être mené au sujet de la dépendance du pays sur les technologies 5G vis-à-vis de la Chine.
Aux Etats-Unis, après avoir restreint le marché à Huawei en janvier 2018 pour des raisons de proximité de l’entreprise avec les services de renseignements chinois, Les USA ont également demandé à leurs opérateurs télécoms d’exclure Huawei du territoire américain sur les technologies 5G. Déjà en 2007 les USA s’étaient opposés au rachat du fabricant d’équipements réseaux 3Com par Huawei et BainCapital pour des raisons de sécurité nationales faces aux menaces de cyber espionnage
En Nouvelle-Zélande et en Australie, Huawei est exclu du marché des télécoms pour les technologies 5G (le Japon suivra le même modèle).
Le Canada, après avoir acquiescé aux demandes des Etats Unis, se retrouve au cœur de l’imbroglio judiciaire résultant de l’attestation de Mme Meng Wanzhou. Dans l’attente que son appareil judiciaire décide de l’extrader cet état est pris entre deux feux et subit maintenant la pression de la Chine. Depuis l’arrestation de la Directrice de Huawei, trois ressortissants canadiens ont été arrêtés en Chine. Le canada n’a pas encore officiellement pris de décision mais Selon Ali Ghorbani, directeur, Institut canadien de cyber sécurité « C’est probablement une décision judicieuse de ne pas l’autoriser (technologie Huawei) pour nos réseaux »
Un front désuni en Europe
Au niveau de l’Union Européenne, aucune décision n’a été prise en ce qui concerne la mise à l’écart de Huawei même si quelques inquiétudes se manifestent toutefois de la part d’Andrus Ansip vice-président de la Commission Européenne, chargé du marché unique numérique. Cela n’échappera pas à Huawei. Chaque Etat de l’Union Européenne est laissé libre de prendre une décision sur le sujet et au sein des Etats Européens on semble laisser la main aux grands opérateurs en télécommunication.
En France, la position adoptée par l’état français est bien moins catégorique que celle des Etats-Unis, et Huawei reste le bienvenu dans le pays. En effet, premier groupe chinois en France, présent depuis 18 ans, il vient d’ouvrir son cinquième centre de R&D à Grenoble. Le 14 décembre dernier, Huawei France recrute son directeur commercial Chez Hewlett-Packard.
Néanmoins, le gouvernement se montre très vigilant face à cet entrisme très agressif, et notamment au sujet de la 5G dont le réel déploiement ne se ferait pas avant 2025. Cela reste un sujet très sensible touchant à la sécurité nationale notamment à proximité des principaux lieux de pouvoir. Au plus haut niveau de niveau de l’Etat, pour contrer Huawei une surveillance discrète est opérée de manière confidentielle avec le dispositif Cerbère et ce depuis 2015 mais repris et intensifié en 2018 sous l’égide du secrétariat général de l’Elysée en collaboration étroite avec Bercy et six ministères. Le gouvernement a donc, entre négociation et surveillance discrète, défini les axes sur lesquels Huawei était autorisé à candidater et ceux où il n’était pas attendu. L’exécutif français semble avoir opté pour une stratégie de vigilance à l’égard des investisseurs et opérateurs en télécommunication. Il n’y a donc pas d’opposition directe vis-à-vis de Huawei mais plutôt une volonté d’intervenir au coup par coup en exerçant des pressions pour que les opérateurs écartent Huawei des marchés sensibles. Ce qui atteste d’une méfiance certaine.
Le 13 décembre, La société Orange, acteur historique et responsable des infrastructures réseau de téléphonie en France fera intervenir Stéphane Richard son PDG. Regrettant l’anathème contre Huawei, il annonce qu’il ne fera pas appel au fournisseur chinois sur le marché de la 5G , dédisant ainsi un partenariat pourtant acté en 2017 avec le fabricant chinois. Il demande la mise en place réglementaire d’un cahier des charges européen (prenant pour exemple la RGPD) explicitant les caractéristiques techniques nécessaire à la mise en place d’un réseau sécurisé.
En Allemagne, le gouvernement refuse de céder à la pression américaine mais l’opérateur Deutsche Telecom adopte une position semblable à celle d’Orange, et n’entend pas confier à Huawei son réseau 5G pour des questions de sécurité.
La réponse de la Chine et de Huawei
Après l’arrestation de Meng Wanzhou, Pékin s’oppose fermement et demande aux Etats-Unis d’annuler la demande d’extradition et ce n’est pas moins de trois ressortissants canadiens ont été arrêtés sur le territoire de l’empire du milieu. Pour la Chine, avec des accusations mais sans preuves, les américains mettent en place un blocus à l’encontre de Huawei uniquement destiné au protectionnisme de l’économie des télécoms et du marché de la donnée, protectionnisme qui se manifeste déjà depuis plusieurs années. Les semaines suivant l’arrestation de Meng Wanzhou, entre belles, nombreuses promotions de Noël, développement d’application pour enfants sourds et annonce de nouvelles technologies (écouteurs à conduction osseuses et smartphones à prise de photo 3D), l’entreprise Huawei répond en misant sur la transparence pour rassurer sur la 5G et les soupçons d’espionnages infondés.
Huawei en 2018 dépassera les 100 milliards de dollars de chiffre d’affaire et en prévoit 150 pour 2020. le 18 décembre 2018, la société informe qu’elle va consacrer 2 milliards de dollars sur cinq ans aux enjeux de cybersécurité et rassure par l’annonce d‘une légère hausse de sa clientèle 5G.
Le déroulement de cette affaire qui oppose depuis quelques années et sporadiquement la société Huawei à l’administration américaine démontre qu’en 2018 les Etats Unis ont décidé de livrer une bataille informationnelle sans commune mesure pour gagner (ou ne pas perdre) la guerre économique. Le point de départ de cette bataille informationnelle est constitué par la révélation au grand jour du reproche qui est fait à une dirigeante chinoise, d’avoir peut-être violé l’embargo économique institué par les Etats Unis à l’encontre de la république islamique iranienne. Le point d’orgue de cette volonté de choquer le monde entier par l’information est de poursuivre, en demandant son extradition, une personnalité éminente, dirigeante d’une entreprise chinoise de 1er niveau, employant 180 000 salariés dans le monde entier.
Mais au-delà du caractère « sensationnel » de cette arrestation de Mme Meng Wanzhou, ce qui est mis en avant pour justifier l’organisation du boycott de produits et prestations de Huawei, c’est le risque d’atteinte à la sécurité des états, en raison de suspicion d’espionnage de l’entreprise qui serait proche du parti.
Un débat faussé par les sous-entendus de politique de puissance
Les faits reprochés n’ayant jamais été avérés, soit par des jugements ou d’expertises sérieuses, il ne s’agit donc que d’attaques informationnelles. Mais ces attaques portent leurs fruits puisque les craintes d’atteintes à la cybersécurité se répandent et entraînent des décisions de rejet ou d’encadrement des activités d’Huawei qui semble bien freinée dans son expansion. Même si les autorités concernées diront toujours le contraire, les évènements qui affectent Huawei ne sont pas détachables du contexte global de compétition acharnée que se livrent les Etats Unis et la Chine. Monsieur Donald Trump a posé le décor : America first ! Ceci se manifeste par une volonté de rééquilibrer les échanges commerciaux avec la chine ! La Chine en général et Huawei font craindre aux Etats-Unis une perte de suprématie, sur leur propre marché, dans des domaines clés et stratégiques. Les infrastructures de télécommunication en font partie. Vis-à-vis d’une Nation imprégnée de libéralisme et qui ne voit que le capitalisme comme modèle économique le modèle Huawei dérange : Elle est détenue par ses salariés et ne fait pas appel aux capitaux extérieurs pour se financer. Ses comptes sont inconnus… Elle semble étroitement liée aux instantes dirigeantes chinoises d’obédience communiste même si elle s’en défend ! De surcroit, elle a jusqu’à présent prodigieusement réussi sur le marché mondial et devient un acteur clé dans le domaine des télécommunications au point de menacer les fleurons américains comme Apple. Tout ceci n’est peut-être pas étranger au fait que les procédures judiciaires se soient accélérées à l’encontre de Mme Wanzhou.
Charline Clerget
Charline Clerget