Les dangers d'une fuite informationnelle : le cas de l'entreprise Ekinops

 

 
Le 17 octobre 2018, le magazine Challenges annonce sans citer ses sources que la société Ekinops entre en négociations avec la société finlandaise Nokia pour le rachat d’Alcatel Lucent Submarine Networks (ASN). Le lendemain, la société bretonne cotée en bourse depuis 2013, perd 18% de sa valeur à la clôture des marchés. Ekinops, qui venait de publier son rassurant chiffres d’affaires pour le troisième semestre 2018, doit communiquer en urgence pour se défendre et justifier ses prises de positions. 

Qu'est-ce qu'Alcatel Submarine Networks ?


En 2013 la société française Alcatel-Lucent n’arrive plus à faire face aux nouveaux concurrents sur le marché des télécommunications. Engluée dans des plans sociaux et des restructurations, elle souhaite dégager de la trésorerie. Les dirigeants annoncent la mise en vente de leur branche Alcatel Lucent Submarine Networks, fleuron du câblage sous-marin. Cette dernière, basée à Calais, est considérée comme le leader d’un marché représentant près de 2 milliards d’euros, talonnée par l’américain TE Subcom et le japonais NEC. L’annonce de cette cession interpelle immédiatement l’Etat français qui qualifie ASN d’opérateur d’importance vitale (OIV) au sens de la Défense. En janvier 2013, Fleur Pellerin alors ministre déléguée aux PME, à l’Innovation et à l’Economie Numérique, déclare au cours d’un entretien aux Echos « Nous sommes favorables à une solution qui maintienne l’intégrité d’[ASN] et son ancrage national » précisant qu’une entrée au Fonds Stratégiques d’Investissements aux côtés d’investisseurs privés est tout à fait envisageable. D’autant qu’en novembre 2012, l’agence Bloomberg avait annoncé que le fonds d’investissements Goldman Sachs était en pourparlers avec Alcatel Lucent pour convenir d’un prêt pouvant redresser la trésorerie de la société. On apprendra fin janvier 2013 que l’équipementier a obtenu un prêt de 2 milliards de dollars auprès de Goldman Sachs et du Crédit Suisse en donnant pour gage environ 29000 brevets. L’Etat a laissé faire. 

La situation pour Alcatel Lucent s’enlisant, elle est rachetée par la société finlandaise Nokia en 2015, amenant avec elle ASN. L’entreprise câblière devient alors la branche française de la multinationale. Pour autant, et bien que la part de marché d’ASN représente toujours 47% de l’activité mondiale, Nokia continue à perdre de l’argent et doit faire face aux nouveaux acteurs, notamment la Chine poids lourds du marché des télécom. Ne parvenant pas à redresser la barre économique, le géant finlandais recentre son activité française sur trois domaines précis : le developpement de la 5G, la cybersécurité et l’internet des objets, tout en réaffirmant sa volonté de se séparer d’ASN qui compte alors 5260 employés. L’Etat français, toujours inquiet, rappelle qu’ASN entre clairement dans le champ des actifs stratégiques. 

Pourquoi Ekinops n'avait pas intérêt à communiquer sur son possible rachat ? 


Malgré tous les efforts fournis ces six dernières années, Nokia en est toujours au même point avec sa filiale française. La société Alcatel était il y a une trentaine d’années l’acteur majeur des nouvelles technologies de communications. Depuis son association avec Lucent, la firme française prend un grand retard et s’endette. De plans de restructuration en rachats, les salariés de la société connaissent en février 2018 leur neuvième plan social en 10 ans. La confiance des investisseurs d’Ekinops a de quoi être mise à mal. Les difficultés sociales paraissent être un fardeau dont on hérite lors du rachat d’ASN, le chantier de redressement semble gigantesque et donc difficile à assumer par une société au capital d’Ekinops. 

Autre paramètre important, depuis le début de l’année, les mastodontes Facebook et Microsoft ont annoncé la mise en place d’un câble reliant les Etats-Unis à l’Espagne. En juillet 2018, c’est Google qui annonce la mise en construction d’un nouveau câble prévu pour être opérationnel en 2020 et reliant Montain View (USA) à la côte atlantique française. Le but étant d’acheminer de façon autonome toutes ses données vers ses nombreux data center belges. Une nouvelle concurrence de taille vient donc bousculer ce marché. Si jusqu’à présent les sociétés câblières étaient clairement identifiées et avaient des liens intimes avec leur gouvernement d’origine, il faut bien admettre qu’aujourd’hui le jeu se complique. Ces câbles sont désormais la propriété pleine et entière de sociétés dont elles seules décident de leur exploitation. Les cartes sont donc une nouvelle fois rebattues et on peut se demander si Ekinops parviendrait à conserver ASN sur le devant de la scène. Le cas échéant il y aurait fort à penser que les dégâts financiers seraient colossaux. 

D’autre part, on comprend bien l’intérêt que l’Etat français porte aux activités d’ASN sans pour autant en être un actionnaire direct. Que deviendrait-il de l’indépendance d’Ekinops si elle venait à être propriétaire d’ASN ? Cette question légitime pourrait certainement se poser chez les divers investisseurs de la société d’autant que la dernière acquisition d’ASN faite par Nokia en 2016 avait été soumise à l’accord préalable de Bercy. 

Dans sa déclaration en date du 18 octobre dernier, Ekinops communique sur son site internet et se défend en tentant de minimiser l’impact de la révélation faite la veille par le magazine Challenges en soulignant, sans démentir qu’«il n’y a aucune certitude à ce stade sur le fait que ces discussions puissent aboutir sur un quelconque accord ou une quelconque opération ». 

A qui profite l'information ?


Alors, dans ce dossier délicat mêlant souveraineté de l’Etat et intérêts financiers, quel acteur profiterait de la divulgation de l’attrait d’Ekinops pour ASN ? Au cours de ses articles, Challenges précise que cet été, les dirigeants du fond d’investissement britannique Aleph Capital (actionnaire minoritaire d’Ekinops) ont visité les usines de production de câbles calaisiennes. Les tractations semblent donc bien avancées entre la société française et Nokia. D’autant qu’Ekinops bénéficie d’un soutien non dissimulé du gouvernement. La plus grande partie du capital d’Ekinops étant détenue par BpiFrance, en cas de rachat ASN deviendrait en quelque sorte propriété de l’Etat. De ce fait, ce nouvel acteur participerait non seulement aux discussions et aux tractations financières, mais également aux décisions stratégiques. L’Etat conserverait et légitimerait ainsi son précieux droit de regard. Dans le même temps, Ekinops deviendrait propriétaire des brevets d’ASN qui pourraient finalement représenter le seul bien à protéger. 

La source anonyme souligne également que les sociétés Thalès et Nexans, ainsi que les fonds d’investissements privés français Impala et Ardian sont aussi sur les rangs pour l’acquisition d’ASN. Trois des deux concurrents directs semblent avoir été écartés rapidement des tractations. Thalès, sollicitée pour étudier une possible reprise, ne souhaite pas aller jusqu’au bout des discussions. Nokia de son côté a fait savoir qu’elle ne privilégierait pas les offres purement financières, écartant celles d’Impala et d’Ardian. Reste donc Nexans, qui serait légitime dans ce secteur d’activité. La société ayant plusieurs cordes à son arc, y compris la production de câbles optiques, n’a jamais vraiment caché son intérêt pour ASN. Etant en concurrence directe avec l’Italien Prysmian, cette prise de guerre lui donnerait un coup d’avance sur le marché, raison pour laquelle la déstabilisation d’Ekinops pourrait jouer sa faveur. 

Et si le danger venait de l’extérieur ? Ekinops a racheté en 2017 la société française One Access pour 58 millions d’euros. Spécialisée dans la production de routeur pour des plateformes d’accès multiservices destinées aux entreprises, OneAccess réalise la majeure partie de son chiffre d’affaires à l’étranger et notamment aux Etats Unis, concurrençant de ce fait très sérieusement la société américaine Cisco. Il est alors naturel de se demander si l’affaiblissement d’Ekinops ne serait pas une bonne nouvelle pour ses affaires. 

Le 29 octobre Ekinops contre-attaque bruyamment et dévoile sa nouvelle plateforme d'accès Ethernet 10G commercialisée sous la marque OneAccess, qui permettra aux opérateurs d'offrir des services Ethernet haut débit à leurs clients Entreprises et Wholesale (marché de gros). A cette date, l’action de la société reprend un peu de couleurs sur les marchés et fait oublier un temps les articles de presse gênants parus dix jours auparavant. 

 

Maud Biegel



  

Sources : 
 

  • ekinops.com
  • Les Echos – Article du 14 janvier 2013 « Une entrée d’ASN au FSI est envisageable ».
  • distributique.com – Article du 31 janvier 2103 « Alcatel-Lucent obtient son prêt de Goldman Sachs et du Crédit Suisse, le gouvernement s’incline ».
  • geolinks.fr – Article du 18 janvier 2018 « Les câbles sous-marins : la guerre invisible de l’information ».
  • Arte – Emission du 29 septembre 2018 « Le dessous des cartes – Câbles sous-marins : la guerre invisible ».
  • Le Monde EconomiqueArticle du 21 octobre 2015 « La France autorise Nokia à racheter Alcatel-Lucent ». Article du 02 avril 2013 « Ekinops, une PME française qui défie les géants Alcatel-Lucent et Huawei ».
  • usinenouvelle.com - Article du 03 octobre 2017 « Avec le rachat de OneAccess, Ekinops se rêve en équipementier majeur des télécoms en France ».
  • lemondeinformatique.fr– Article du 31 juillet 2017 « Réseaux optiques : Ekinops lève 14,8 M€ pour s'offrir OneAccess ».
  • La lettre de l’expansion – Article du 24 novembre 2017 « Nokia a reçu deux offres de rachat ».
  • Compte rendu N°11 de l’Assemblée NationaleDaté du 21 décembre 2017. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Boisnon, président, de M. Loic Le Grouiec, directeur des ressources humaines, et de M. Marc Charrière, directeur des relations institutionnelles de NOKIA France dans le cadre de la Commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé.

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