Les nouvelles routes de la soie à l'épreuve de la société civile : le cas du port de Gwadar



 

L’implantation progressive de la Chine sur le territoire pakistanais dans le cadre du développement des Nouvelles Routes de la Soie ne se fait pas sans accroc. Bien que la stratégie chinoise d’expansion par l’économie puisse compter sur le soutien des autorités locales, la population commence à montrer de plus en plus de réticences quant au projet.

 

Les Nouvelles Routes de la Soie en expansion

Xi Jinping annonçait en 2013 un projet d’ampleur : la reconstitution de l’historique Route de la Soie qui reliait – il y a deux millénaires de cela – l’Europe et l’Asie par un réseau de routes commerciales. Sous le nom de « Nouvelles Routes de la Soie », ou projet « One Belt, One Road » (OBOR), la Chine vise aujourd’hui à reconnecter économiquement l’Asie à l’Europe par le développement d’infrastructures à travers près de 70 pays, allant même jusqu’à impliquer des États sud-américains, comme le Chili. Au-delà du discours bienveillant de Pékin en la matière, le projet atteste d’une volonté expansionniste principalement définie par quatre objectifs (officieux bien entendu). Premièrement, ces nouvelles routes permettent de désenclaver le côté continental chinois. Si la face maritime orientale est économiquement bien exploitée, la Chine de l’ouest se trouve encore en difficulté, notamment à cause de cet enclavement. Deuxièmement, il s’agit de sécuriser la région encore instable du Xinjiang, aux revendications indépendantistes, qui sape l’autorité du gouvernement chinois. À travers ses investissements, Pékin place la population ouïgoure en situation de dépendance économique à son égard. Troisièmement, la Chine impose par ces nouvelles routes une prédominance du continent asiatique, ce qui lui permet « d’endiguer » par l’économie ses principaux concurrents régionaux, notamment l’Inde et la Russie. Enfin, les routes vers l’Europe ne remplissent pas le simple rôle de voies de communication puisqu’elles permettent à la Chine de s’installer sur des terres riches en ressources dont a besoin sa population croissante. S’il est difficile d’évaluer précisément à combien de centaines de milliards de dollars s’estime l’ensemble du projet, il est certain que sa place est prépondérante dans la stratégie chinoise, stratégie utilisant essentiellement l’arme économique.

 

La place stratégique de Gwadar dans la stratégie chinoise

Dans ce contexte d’expansion du projet « One Belt, One Road », la Chine a conclu en 2013 un accord spécial avec le Pakistan pour le développement d’un partenariat au sein du « China-Pakistan Economic Corridor » (CPEC). Les investissements engagés dans ce cadre atteindraient aujourd’hui environ les 65 milliards de dollars. Prenant sa source à Kashgar, dans le Xinjiang chinois, ce corridor traverse le Cachemire et descend jusqu’à la côte pakistanaise en passant par Islamabad. Au sud, le projet débouche sur deux ports : Karachi à l’est mais surtout Gwadar à l’ouest. Le port de Gwadar constitue un emplacement éminemment stratégique pour la Chine. Il est intéressant d’abord en tant que tel : situé en eaux profondes, Gwadar est en mesure d’accueillir des navires de grandes tailles. Mais il ouvre également la Mer d’Arabie à la Chine. Cette dernière se facilite ainsi l’accès aux côtes africaines et se positionne dans une zone où transite un cinquième des ressources pétrolières mondiales. Parallèlement, l’accès au détroit d’Ormuz, au canal de Suez et in fine au pourtour méditerranéen en est aussi favorisé. La portée stratégique du port pakistanais est par conséquent considérable pour Pékin. Cependant, la Chine doit composer avec les acteurs locaux, publics et privés, pour concrétiser son projet.

 

Le soutien des autorités et l'opposition d'une partie de la société civile au projet

Les investissements engagés et orchestrés par la Chine sont d’autant de promesses de développement faites au Pakistan. Cela est particulièrement vrai pour Gwadar, appelé à être le « nouveau Dubaï ». Le port pakistanais aurait vocation à accueillir un tourisme de masse au sein d’une zone qui serait en plein essor économique, comme le suggèrent les différentes pancartes de projets immobiliers que l’on y trouve. Le développement du projet est accompagné par les autorités pakistanaises. Ce soutien est justifié en grande partie par la situation de dépendance du Pakistan vis-à-vis de son voisin chinois. Le déplacement à Pékin, début novembre, de Imran Khan, premier ministre pakistanais, pour demander de l’aide économique au gouvernement chinois en atteste. A cette occasion, la volonté chinoise de poursuivre le partenariat entre les deux États y a été réaffirmée. Mais ce soutien des autorités est également dû aux perspectives économiques alléchantes que fait miroiter le CPEC. Les responsables politiques du Pakistan espèrent profiter de cette proche collaboration pour apprendre de la Chine et de son modèle économique, en même temps que de profiter des flux économiques et financiers entrants.

Cependant, alors que le projet était dans un premier temps plutôt vu d’un bon œil par les populations concernées, celles-ci commencent à gronder. A Gwadar, une grande partie de la population de pêcheurs, importante dans une région classée en « insécurité alimentaire » par les Nations-Unies, s’est vue forcée de délocaliser ses activités vers d’autres ports. Les promesses de croissance économique, quant à elles, ne font plus illusion auprès des habitants. Les pakistanais semblent écartés du développement du corridor dont les travaux sont majoritairement confiés à des structures chinoises. Des questions se sont posées sur les méthodes d’attribution de certains contrats, soupçonnées d’avantager les entreprises chinoises au détriment de celles locales. De plus, d’autres suspicions portent sur l’imposition par la Chine de prêts aux termes désavantageux et opaques à l’État pakistanais[i]. Si ces soupçons ont été démentis dans un deuxième temps par les autorités pakistanaises, les habitants ne bénéficient tout de même pas des avantages économiques liés au projet. Les richesses engendrées par le projet finissent au final davantage dans les poches de la Chine que dans celle du Pakistan. Par ailleurs, la région du Baloutchistan – où se situe la ville – devient le terrain d’affrontements sur lequel des « insurgés baloutches » n’hésitent pas à attaquer des convois. Sur fond de revendications indépendantistes, ces attaques sont mues par la crainte d’être dépassé en nombre dans leur propre région par les étrangers drainés par le corridor. La population pose donc de réelles difficultés sécuritaires qui retardent l’avancement du projet.

 

Une destination économique viable pour la Chine ?

L’enjeu global de ces nouvelles Routes de la Soie pour la Chine est de parvenir à trouver et à conserver son adresse spatiale : elle doit être et rester en capacité de raccorder les éléments de son réseau tout en réussissant à le maintenir de manière à ce que la connectivité continue de fonctionner sans interruption. A partir de cette perspective, le CPEC relève clairement d’un défi pour la Chine. L’affrontement des acteurs est clairement de nature asymétrique. D’un côté, la puissance chinoise bénéficie du soutien des autorités politiques pakistanaises. Le géant économique chinois s’assure ainsi une aide sur le volet politique en jouant sur la dépendance du Pakistan à son égard et possiblement aussi sur la corruption des élites[ii]. Faisant face, les populations pauvres du Baloutchistan et de Gwadar ne semblent pas représenter un contre pouvoir suffisamment important. Malgré cela, les rébellions baloutches peuvent potentiellement freiner le développement du corridor, même si celui-ci est déjà bien avancé, et impacter la stratégie chinoise au Pakistan. La question se posant à l’État chinois est donc celle de la rentabilité du projet : l’emplacement stratégique offert par le port de Gwadar justifie-t-il une augmentation des frais dans la sécurisation des voies de communication et des infrastructures, alors que la réticence continue de monter au sein de la population pakistanaise ? Au vu des avantages offerts par le port, la réponse tendrait à être affirmative. Le cas de l’espèce nous rappelle l’importance d’avoir une stratégie – ici « de résistance » – structurée autour d’une entité qui est généralement l’État. Cette entité permet de concentrer et coordonner les actions qui doivent être entreprises. Quelles sont les chances pour la population pakistanaise de résister au projet chinois sans l’appui de l’État pakistanais, voire même contre ses propres autorités, et sans soutien extérieur ? Mais le Pakistan n’est pas une exception dans le paysage des Nouvelles Routes de la Soie. Plusieurs pays sont confrontés aux mêmes problématiques, notamment en Asie centrale. L’intelligence chinoise se situe dans la déconnexion des élites politiques et autorités des États de leur population, ne laissant se structurer aucune stratégie de réponse. Cependant, si la Chine s’ingère dans ces États en situation de dépendance économique à son égard et dont les structures étatiques présentent de nombreuses faiblesses, il n’en sera pas de même face à des États économiquement plus forts. L’Inde, la Russie ou les pays occidentaux feront naître d’autres difficultés d’implantation auxquelles Pékin devra trouver des solutions.

Clément Lichère


 

[i] Un cas similaire a eu lieu au Sri Lanka où l’État, après avoir contracté de nombreuses dettes à très fort taux envers la Chine, avait perdu le port d’Hambantota au profit d’une entreprise chinoise.

[ii] L’ex-Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, destitué en 2017, a été condamné en juillet dernier à dix ans de prison pour corruption.