Comment l’Italie défend son complexe militaro-industriel contre certains investisseurs étrangers

 
  

La tentative d'acquisition de Next Ingegneria Dei Sistemi par Altran


Altran est une société française leader en conseil en innovation et ingénierie avancée, fondée en 1982 par Alexis Kniazeff et Hubert Martigny. Elle aide les entreprises clientes à développer des produits ou des services et cela dans les secteurs tels que la défense, l’énergie, l’aérospatial, l’automobile (1). En 2017, son chiffre d’affaires dans le monde est entre 2,2 et 2,9 milliards d’euros (2). Depuis plusieurs années, cette société française est à l’offensive avec notamment les rachats de Information Risk Management (entreprise britannique de Cybersécurité), GlobalEdge (entreprise indienne de logiciel embarqué) et Aricent (entreprise américaine de design et d’ingénierie) en 2017. Altran est ainsi dans une stratégie de renforcement de son positionnement géographique et de sa base industrielle (3). 

Next Ingegneria Dei Sistemi est une société italienne basée à Rome. Cette entreprise fournit à ses clients des produits et des services logiciel avancés, dans les secteurs comme la défense, l’aérospatiale, le rail…. Son chiffre d’affaires est de 14 millions d’euros en 2017 (4). Parmi ses clients, on trouve MBDA, Bombardier, Finmeccanica, ThalesAlenia (5). 

Contexte


En Italie, le complexe militaro-industriel tente de se renforcer, notamment avec le rachat de 51% de STX par Fincantieri. On peut aussi citer son déploiement en Chine avec Carnival Corporation et China State Shipbuilding Corporation (dans le secteur de la marine marchande) (6) ainsi que son alliance avec Leonardo par le biais de leur filiale Orizzonte Sistemi Navali Spa dans le domaine de l’ingénierie navale (7). Finmeccanica qui deviendra Leonardo en 2016 après avoir investi et récupéré d’importantes entreprises italiennes comme Agusta Westland, Alenia Aermacchi, Oto Melara pour devenir un « champion » de la défense en Italie et classé en 2016 dans le top 9 des entreprises exportatrices d’arme (8). On distingue ainsi deux forces en expansion qui se rencontrent sur le cas Next Ingegneria Dei Sistemi. Depuis le décret du 15 mars 2012, un « golden power » a été instauré afin de permettre au gouvernement Italien de pouvoir utiliser son droit de veto sur certaines opérations : cession d’actifs, fusion ou prise de contrôle d’entreprise au nom de la protection de secteur jugé stratégique pour l’Italie (9). Ce droit de veto a été étendu en 2017 au secteur des hautes technologies (robotique, IA…) (10) et a été plusieurs fois utilisé, notamment en 2017 contre l’acquisition de TIM par Vivendi ainsi que pour protéger Piaggio Aerospace contre des investisseurs chinois de PAC investment (11). 

L'affrontement


Le 28 juin 2017, Altran annonce ainsi l’acquisition de Next Ingegneria Dei Sistemi avec l’accord de son président et cofondateur, M Chiarini (12). Cependant, le 2 novembre 2017, le conseil des ministres italien décide d’utiliser son « golden power » pour annuler cette opération (13), malgré la volonté d’Altran de proposer un nouvel accord excluant les secteurs stratégiques pour l’Italie. Le syndicat italien FIOM-CGIL a lui aussi demandé au gouvernement italien la possibilité de réaliser cette acquisition par Altran du fait du manque d’investissement italien et de la baisse de commande, venant notamment de Finmeccanica (14), l’appel ne sera pas entendu et Next restera italien. 

Ce rapport de force est de nature économique, stratégique et politique. L’Italie est un pays historiquement lié à beaucoup de coopération européenne, les programmes Eurofighter et Tornado en sont des exemples. Ces coopérations étaient des tremplins d’avancement technologique permettant une répartition des coups pour des programmes de grande envergure. Cependant l’Italie a souvent eu des rôles secondaires (19,5% de la production et 21% du développement pour Alenia sur l’Eurofighter) (15) et donc une prédominance moindre, sur les objectifs et les axes de la coopération, du fait d’une base technologique, industriel et économique moindre. Protéger son industrie de défense face à ses voisins européens est ainsi un véritable enjeu pour l’Italie afin de maintenir ses capacités et sa crédibilité dans les coopérations européennes. En outre, des domaines stratégiques sont liés à Next Ingegneria Dei Sistemi, ils nécessitent ainsi une protection contre des investisseurs étrangers et les potentielles récupérations de technologie. L’affrontement économique se retrouve dans le fait que cette entreprise a aussi comme client de grand groupe italien dont certains de la défense comme Leonardo et Fincantieri. Dans cette perspective de ne pas rester un acteur de seconde zone dans les domaines de défense en Europe, il est nécessaire de ne pas être trop dépendant vis-à-vis d’autres pays, sur ces secteurs sensibles. Ce « golden power » permet alors de protéger, entre autres, tout le panel de PME lié aux grands groupes de défense italien et d’assurer leurs bases. 
L’affrontement politique se situe aussi dans les tensions récentes entre la France et l’Italie au moment des faits, notamment à propos de STX (16). La France, par le biais d’une nationalisation, avait obtenu beaucoup de concessions côté italien pour l’acquisition du chantier naval malgré la présence d’un précédent accord. On retrouve donc ces volontés de l’Italie montrer ses forces et ses capacités. Enfin, le contexte du Brexit amplifie cette volonté Italienne d’améliorer sa condition dans l’Union Européenne afin de tenter de prendre la place du Royaume-Uni dans les relations politique et industriel. 

Dénouement


L’Italie sort renforcée de ce rapport de force, tout du moins au sein de l’Union Européenne. Paradoxalement au manque de coopération sur cette affaire et aux tensions créées, le complexe militaro-industriel Italien se développe, se sécurise et tente de sortir de sa condition de second rôle alors que la France, par exemple, cède des entreprises aussi stratégiques que STX ou Alstom. L’Italie aura une prédominance plus importante dans les coopérations multilatérales ou bilatérales. De plus ses capacités de production et son niveau technologique bénéficient naturellement de ce genre de protection. Le « golden power » est ainsi un axe essentiel de cette stratégie d’accroissement de pouvoir de l’Italie en Europe. C’est pourquoi l’Etat italien a étendu au maximum ses capacités. Il est ainsi applicable aux entreprises et aux secteurs stratégiques de défense nationale, de la sécurité, de la communication, de l’énergie et du transport. Cette barrière, en protégeant les domaines stratégiques, sous condition d’utilisation par le gouvernement, rejaillie alors dans la volonté d’accroissement de pouvoir de l’Italie en assurant ses bases dans les secteurs clefs qui participent à la définition de puissance d’un Etat. 

Cependant, on peut nuancer cette idée. En effet, la situation de Next Ingegneria Dei Sistemi n’en sort que peu renforcée, elle devra trouver d’autres financements et d’autres carnets de commandes. Autre nuance, General Electric a acheté le motoriste italien Avio en décembre 2012 (17) alors que Safran était candidat. Les questions stratégiques n’étaient pas les mêmes mais les questions de niveau technologique et industriel se rejoignent et les problèmes de dépendance se créent aussi avec les Etats-Unis. La question européenne se pose encore une fois sur l’incapacité d’harmoniser la définition des secteurs stratégiques au sein de l’Union. Cela complique les coopérations et d’autres puissances comme les Etats-Unis ou la Chine en profitent. La question de la spécialisation technologique peut se poser. L’Italie doit-elle protéger l’ensemble de son industrie de défense au risque de diviser ses forces ou doit-elle se concentrer sur ses points d’excellence et leur assurer un haut niveau de compétitivité mais au risque d’augmenter sa dépendance dans d’autres domaines ? Les dernières élections italiennes apportent aussi de nouvelles questions sur la place que va prendre l’Italie dans l’Union et donc les différent affrontement ou coopération qui vont en découler notamment dans les domaines stratégiques de la défense, comme le programme d’avion de combat Tempest, avec une collaboration entre BAE Systems et Leonardo (18). Enfin, une course juridique aux « golden power » peut apparaitre. Certains pays se dotent ou améliorent leurs systèmes de contrôle des investissements étrangers, comme l’adoption récente de la loi Pacte en France (19). 

 

Elies Guillemin


  

  

Sources 

  

(1 ) Article « A propos d’Altran », Site officiel de Altran

(2) Article « Altran Technologies : Résultats annuels 2017 », de GlobeNewswire, publié le 28/02/2018, consulté le 14/10/2018 

(3) Article « Registration document 2017 », site officiel de Altran

(4) Article « Next ingegneria dei sistemi », sur reportaziende.it, consulté le 14/10/2018 
(5) Article « Offer », site officiel de Next

(6) Article « Fincantieri extends the cooperation with China », site officiel de Fincantieri

(7) Article « Orizzonte Sistemi Navali », site officle de Fincantieri

(8) Article « SIPRI Arms Industry Database », site Stockholm international peace research institute. 

(9) Décret du 15 mars 2012, Journal officiel du gouvernement italien

(10) Décret du 16 octobre 2017, Journal officiel du gouvernement italien. 

(11) Article « Vivendi lance un appel au président italien au sujet du « golden power », auteur Giulia Segreti. 

(12) Article « Altran acquires next ingegneria dei sistemi », site officiel de Altran, publié le 28/07/2017. 

(13) Article « Comunicato Stampa », site officiel du gouvernement italien, publié, le 02/11/2017. 

(14) Article « Comunicato sindacale su opposizione del Governo alla vendita di Next ad Altran », du FIOM-CGIL. 

(15) Article « Estimating for collaboration », auteur Tony Vart. 

(16) Article « Fincantieri prend le contrôle du chantier naval STX », auteur Le monde avec AFP, publié le 04/02/2018. 

(17) Article « GE Completes Acquisition of Avio Aviation Business », site officel de General Electric, publié le 01/08/2013. 

(18) Article « BAE Systems s’allie avec Leonardo pour développer le « Tempest », le futur avion de combat britanique », auteur Laurent Lagnau, publié le 16/07/2018. 

(19) Article « Loi Pacte : de nouvelles armes pour contrôler les investissements étrangers en France », auteur Ronan Wanlin, publié le 11/09/2018.