La confrontation entre le groupe chinois Huawei et l’Australie


L’Australie est depuis plusieurs années confrontée à l’influence grandissante de la Chine. Jusqu’à une période récente, il s’agissait essentiellement d’une pression limitée au domaine du soft power. Depuis octobre 2016, l’Australie doit faire face à une menace de plus en plus ouverte et explicite ce qui la rend sceptique devant la neutralité affichée de l’entreprise chinoise Huawei. 

La naissance d'une polémique sur la question de la souveraineté nationale australienne


En effet, c’est l’ensemble de la nébuleuse politique et universitaire du pays qui, officieusement, est désormais la cible des autorités chinoises. De généreux donateurs proches de Beijing se sont manifestés durant ces deux dernières années, cherchant à gagner les faveurs de leurs bénéficiaires. Ainsi, l’Institut des Relations Sino-Australiennes (ACRI) de l’Université de Technologie de Sydney a reçu une donation de 1,8 millions de dollars du Xiangmo Huang, un millionnaire sino-australien, fondateur de l’entreprise australienne Yuhu. Certains spécialistes australiens de la Chine, comme James Leibold, y voient là une tentative chinoise de former des « agents de propagande. » 

Un rapport du 22 janvier 2018 adressé au comité parlementaire chargé du renseignement et de la sécurité s’attaque par ailleurs à l’United Front, une organisation ayant pour objectif d’influencer « les procédures politiques et l’exercice des droits démocratiques en Australie. » Dans le monde anglo-saxon, Huawei n’a pas bonne presse depuis les révélations du Centre britannique d’Evaluation de Cyber Sécurité et de British Telecom largement publiées en 2013 mais déjà connues en 2012 par certains services des Five Eyes. En 2005, BT avait signé un contrat avec l’entreprise chinoise pour le renouvellement de ses routeurs ainsi que ses équipements de transmission et d’accès. Les enquêtes menées seulement à partir de 2010 ont montré que les commutateurs centraux des technologies Huawei utilisées par BT échangeaient des informations avec des individus difficilement identifiables. 

Il faut ajouter que dès 2012, le NBN (National Broadband Network) avait interdit à Huawei, sur conseil de l’ASIO (Australian Security Intelligence Organisation) de répondre, pour des raisons de cybersécurité, aux appels d’offre concernant le projet NBN (il s’agit d’un vaste plan dans lequel l’état australien a investi 38 milliards de dollars. Débuté en 2009, probablement abouti en 2020, il a pour objectif de connecter 93% de l’Australie à la fibre optique avec accès haut débit). Il y a une corrélation entre cette décision et les révélations de BT car cette même année, l’ASIO mais aussi la CIA, le FBI et la NSA se sont prononcés contre Huawei, déconseillant l’utilisation de ses produits aux citoyens. 

Les services secrets chinois mis en accusation


C’est dans ce contexte tendu que Huawei et ZTE se voient exclus du marché de la 5G australien alors que ces deux entreprises chinoises sont pourtant à la pointe sur cette technologie. La première déclare y avoir consacré plusieurs de ses équipes dès 2009 et annonce en novembre 2013 avoir investi 600 millions de dollars dans la recherche et l’innovation sur les systèmes technologiques mobiles propres à la 5G. 

Suspecté par l’Australie d’être utilisé par les services secrets chinois à des fins de surveillance voire d’espionnage, Huawei a été au cœur du débat politique du pays au mois d’août et pour cause ; l’article 7 de la Loi du Renseignement National chinois affirme qu’« une organisation ou un citoyen doit soutenir, assister et coopérer avec les actions du renseignement national en accord avec la loi et doit garder confidentielles les informations à leurs propos dont elle/il dispose. » Les autorités australiennes se sont largement exprimées au cours des mois précédents. Lors d’un débat au parlement australien le 25 juin 2018, le député George Christensen a déclaré : « L’entreprise chinoise Huawei est actuellement en train d’essayer d’influencer les membres de notre parlement afin qu’ils lui permettent de diriger les infrastructures 5G de notre pays. Huawei a des liens étroits avec le parti communiste chinois et doit lui transmettre les informations confidentielles dont elle dispose. » 

Pour les Australiens, il est clair que le second constructeur mondial de téléphone est un instrument d’espionnage au service du parti. Qu’en est-il en réalité ? Fondé en 1987, Huawei est l’œuvre de Ren Zhengfei, membre du parti, ancien officier de l’armée populaire de libération. Il reste encore aujourd’hui le président de l’entreprise mais la gouvernance de Huawei reste largement opaque. En effet, le processus électoral des membres de la « commission » censée représenter l’ensemble des employés n’a jamais été rendue publique. Pour David Webb, les candidats à ces élections sont en fait sélectionnés avec soin selon les critères du parti. 

Par ailleurs, des précédents semblent indiquer que des employés de Huawei ont pu mener des actions d’hacking, peut-être commanditées directement par les autorités chinoises. Un peu plus tôt, en 2009, les services secrets indiens, par l’intermédiaire du premier fournisseur d’accès internet du pays, BSNL (Bharat Sanchar Nigam Limited), avaient interdit à Huawei de vendre ses technologies dans les régions proches du Pakistan pour des raisons de sécurité. Cinq ans plus tard, cette même entreprise, propriété de l’Etat indien, est la cible d’une cyberattaque que le ministre des communications et systèmes d’information, Killi Kruparani, a déclarée être le fait de Huawei. De nombreuses incertitudes continuent de régner sur l’entreprise chinoise mais c’est justement cette opacité qui, dans une culture entrepreneuriale dominée par la transparence, fait d’elle une entité de moins en moins recommandable ni fiable. Si les chefs d’accusation ne sont pas totalement avérés, on peut se demander dans quelle mesure ces suspicions peuvent servir les intérêts de certaines entreprises ? 

Un rapport de force hybride


Alors que l’opinion se mobilise contre Huawei, il est intéressant d’observer en parallèle les démarches de la première entreprise de télécommunication australienne, Telstra en plein développement. Proche du suédois Ericsson depuis plusieurs années, l’entreprise a jeté au début de l’année 2018 son dévolu sur l’américain Intel pour le déploiement de son réseau 5G. Il est clair que la décision du gouvernement australien bénéficie aux affaires du concurrent américain de Huawei car désormais le marché australien lui est totalement ouvert. 

Les deux autres opérateurs nationaux majeurs, Optus (propriété de Singapore Telecommunications) et Vodafone (en partie détenu par CK Hutchinson Holdings, groupe hong-kongais) historiquement liés à Huawei sont contraints, depuis août, de se tourner vers d’autres partenaires. Optus a choisi Nokia tout comme Vodafone, très critique vis-à-vis de la décision australienne. 

Certes totalement privatisée depuis 2011 mais historiquement très proche de l’Etat australien, Telstra a toujours négligé les offres chinoises. Son président, Andrew Penn a annoncé le 15 août sur Twitter, le déploiement de son réseau 5G sur la Gold Coast. Il est composé de plusieurs éléments conçus par Ericsson : la bande de base 6630, la technologie Air 6488 et son logiciel système 4G/5G. Intel y contribue avec sa plateforme 5G. Il n’est pas anodin que le leader australien des télécommunications, entreprise stratégique, ait choisi deux entreprises du monde occidental alors qu’à l’heure actuelle les meilleurs produits 5G sont en Asie. Toutefois, Ericsson dispose de plusieurs ateliers en Chine comme le souligne à juste titre Richard Baker. Enfin, il est important de souligner la proximité qui existe entre Andrew Penn et Malcom Turnbull, ministre des communications de 2013 à 2015 et premier ministre de 2014 à 2018. Si le rapport de force a toutes les apparences d’une confrontation géopolitique, la dimension économique est cependant omniprésente dans cette affaire. Ici comme ailleurs, le politique et les intérêts économiques s’interpénètrent. 

Une guerre économique croissante


De toute évidence, l’Australie tout comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont lentement retiré leur confiance à Huawei à partir de l’affaire British Telecommunications, un doute profond subsiste sur la réalité de l’indépendance de l’entreprise vis-à-vis du parti communiste chinois. Quoi qu’il en soit, dans le cadre d’une guerre économique de plus en plus ouverte et féroce entre la Chine et les Five Eyes, le monde anglo-saxon a tout intérêt à maintenir ses suspicions sur le géant chinois afin de promouvoir ses entreprises, comme Telstra ou Intel, et de leur réserver ses marchés ; une stratégie au service du patriotisme économique australien notamment. Par ailleurs, la transparence de Huawei attendue par les autorités australiennes, américaines et britanniques ne sera probablement jamais assez satisfaisante à leurs yeux, ce qui est un moyen de contraindre l’entreprise à se plier totalement aux règles de la compliance ou non, suivant la stratégie adoptée par le chinois. Dans ce jeu de dupes, Huawei peut sans doute parvenir à redorer son blason en alliant son excellence technologique à une parfaite ligne de conduite sur les marchés internationaux appuyée par une communication visant toujours plus à souligner l’autonomie de l’entreprise vis-à-vis du parti. 

Comme on pouvait s'y attendre, le groupe chinois a nié toute proximité avec les autorités de son pays. Dès le 22 août, on pouvait lire ce message sur le compte twitter de Huawei Australie : « We have been informed by the Government that Huawei & ZTE have been banned from providing 5G technology to Australia. This is a extremely disappointing result for consumers. Huawei is a world leader in 5G. Huawei has safely and securely delivered wireless technology in Australia for close to 15 years. » Le responsable de Huawei Australie, John Lord, a également fait savoir qu’elle était la propriété de ses employés et que sa nature juridique empêchait toute ingérence. Il a également insisté sur le professionnalisme de ses méthodes et l’énergie dépensée pour le développement international de l’entreprise ; ce qui, d’après lui, ne donne pas à Huawei le loisir de se préoccuper de politique. Il a ensuite réclamé un traitement équitable des appels d’offre donnant autant de chance à Huawei qu’à ses concurrents. 

Le professeur Mark Gregory a souligné également que, fidèle à ses principes, le gouvernement australien devrait également condamner Nokia ou Ericsson, deux constructeurs disposant de multiples ateliers en Chine. John Lord s’est dit par ailleurs prêt à laisser les technologies de l’entreprise être analysées et testées ainsi qu’à donner toutes les informations requises par les services secrets australiens. Il a déploré que le possible développement de Huawei en Australie ait été stoppé par les tensions géopolitiques entre les deux nations. Il a souligné que Huawei Australie ne pouvait en aucun cas être soumis à loi chinoise et que donc l’article 7 de la loi du renseignement national ne pouvait lui être appliqué. Huawei joue donc le jeu de la transparence et fait appel de la décision australienne. Si l’Australie semble avoir gagné, Huawei reste présent dans le pays et n’a pas dit son dernier mot. 

  

Joseph Pesme 

  

  

Sources 

  
 

  1. « Million-dollar research donation to grow east-west opportunity », site officiel d’UTS (http://newsroom.uts.edu.au/news/2013/12/million-dollar-research-donation-to-grow-east-west-opportunity), consulté le 11 octobre 2018.
  2. « Submission to the Parliamentary Joint Committee on Intelligence and Security », Clive Hamilton et Alex Joske (https://www.aph.gov.au/DocumentStore.ashx?id=96afcef1-c6ea-4052-b5e3-bcac4951bb0e&subId=562658;).
  3. « Foreign involvment in the Critical National Infrastructure : The implications for national security », Malcolm Rifkind, (https://www.parliament.uk/documents/other-committees/intelligence-security/Critical-National-Infrastructure-Report.pdf)
  4. « Why Huawei is banned », Macrobusiness, (https://www.macrobusiness.com.au/2018/06/why-huawei-is-banned/), consulté le 12 octobre 2018.
  5. « China’s Huawei to invest 600 millions dollars in 5G research over next four years », Paul Carsten, (https://www.reuters.com/article/us-arm-intel/rivals-arm-and-intel-make-peace-to-secure-internet-of-things-idUSKCN1MP1K4), consulté le 12 octobre 2018.
  6. « National Intelligence Law of the People’s Republic of China (2018 Amendment) », Standing Committee of the National People’s Congress, (http://en.pkulaw.cn/display.aspx?cgid=313975&lib=law), consulté le 12 octobre 2018.
  7. House debates, George Christensen, (https://www.openaustralia.org.au/debates/?id=2018-06-25.137.1), consulté le 10 octobre 2018.
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  9. « Huawei complains about India’s security concerns », Warwick Ashford, (https://www.computerweekly.com/news/2240089593/Huawei-complains-about-Indias-security-concerns), consulté le 12 octobre 2018.
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  11. « Optus slams Telstra « empty rhetoric » on 5G », Corinne Reichert, (https://www.zdnet.com/article/optus-slams-telstra-empty-rhetoric-on-5g/), consulté le 13 octobre 2018.
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  15. « Top 5G suppliers linked to China’s Communist Party », Richard Baker, (https://www.smh.com.au/business/companies/top-5g-suppliers-linked-to-china-s-communist-party-20180812-p4zwzt.html), consulté le 13 octobre 2018.
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  17. « Six top US intelligence chiefs caution against buying Huawei phones », Sara Salinas, (https://www.cnbc.com/2018/02/13/chinas-hauwei-top-us-intelligence-chiefs-caution-americans-away.html), consulté le 10 octobre 2018.
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  19. « Media statement : Huawei Technologies Global HQ », site officiel de Huawei, (huaweihub.com.au/media-statement-huawei-technologies-global-hq/?doing_wp_cron=1539616518.2873659133911132812500#.W39wX41lcoQ.twitter), consulté le 10 octobre 2018.
  20. « Huawei hits back at claims it’s a national security threat controlled by Beijing », ABC News, (http://www.abc.net.au/news/2018-06-04/huawei-boss-john-lord-hits-back-at-national-security-fears/9831344), consulté le 13 octobre 2018.
  21. « Huawei ban is a bad business », Mark Gregory, (https://www.innovationaus.com/2018/08/Huawei-ban-is-a-bad-business), consulté le 13 octobre 2018.
  22. « ‘Not a world leader’ : Huawei boss slams National Broadband Network », Jennifer Duke et Kirsty Needham, (https://www.smh.com.au/business/companies/not-a-world-leader-huawei-boss-slams-national-broadband-network-20180829-p500ju.html), consulté le 13 octobre 2018.