Irak : La dépendance économique, ultime carte de Bagdad face aux Kurdistan

 

 

Alors que le Kurdistan irakien a atteint ces dernières années une autonomie politique et militaire certaine, seule l’indépendance économique semble faire défaut au gouvernement kurde pour se constituer véritablement en tant qu’état. Si le PDK du clan Barzani au pouvoir tente par tous les moyens d’inverser la tendance, la province reste largement dépendante du gouvernement central de Bagdad, qui voit dans ce rapport de force le meilleur moyen de conserver la région au sein de l’état fédéral. Le 25 septembre 2017, Massoud Barzani annonçait la victoire massive du oui, à 92,73%, au référendum d’indépendance organisé par le gouvernement de la province du nord de l’Irak.  Réveillant ainsi les tensions entre Erbil et Bagdad, tout en mettant en branle la diplomatie de la région, le scrutin avait été déclaré illégal par le gouvernement central dirigé par le premier ministre chiite Haïder Al-Abadi. Après l’absence d’un soutien diplomatique occidental escompté, les dirigeants kurdes ont eu à faire face à la condamnation de la Turquie et de l’Iran, principaux acheteurs du pétrole kurde.

 

Le pétrole au cœur du conflit

Si Téhéran comme Ankara voient d’un mauvais œil une éventuelle indépendance du Kurdistan irakien, notamment en raison de la forte présence de minorités kurdes[i] a l’intérieur de leurs frontières, ceux-ci ont néanmoins profité pendant plusieurs années d’un pétrole à bas prix en provenance des territoires dirigés par Erbil. La construction du pipe-line entre les champs de pétrole kurdes et le port turc de Ceyhan, en 2014, permet la commercialisation autonome du pétrole par le gouvernement kurde. Dès 2011, Erbil avait donné son aval à la prospection de sous-sols par des sociétés internationales comme Exxon Mobil, Total, Chevron ou Gazprom.

La constitution de 2005, qui officialise l’autonomie du Kurdistan, prévoit le versement de 17% du budget national au GRK (Gouvernement régional du Kurdistan). Un budget essentiel, qui permet de faire fonctionner l’administration, payer les salaires des fonctionnaires, et des combattants peshmergas. A partir de 2014 et l’arrivée de l’État islamique, puis la débâcle de l’armée irakienne, le GRK perd cette manne financière et trouve une compensation dans l’exploitation et l’exportation du pétrole situé sur le sol kurde. Les soldats peshmergas ont pu avancer jusqu’aux champs de Kirkouk, officiellement dans la zone administrée par Bagdad. Une place stratégique puisqu'elle a représenté jusqu’à 60% de la production de pétrole kurde. Mais un bras de fer permanent est engagé entre Bagdad et Erbil, les premiers estimant que les autorisations d’exploitation et les bénéfices issus du pétrole doivent être gérés par le gouvernement central, tandis que les seconds réclament le droit de disposer à leur convenance des ressources situées sur le sol kurde. La constitution de 2005, prévoyait l’édiction d’une loi précisant les prérogatives de chacun sur les hydrocarbures. Les dissensions politiques ont empêché jusqu’à ce jour sa promulgation, laissant place à un flou juridique majeur, qui a permis au GRK d’exporter plus de 600 000 barils/jour[ii], principalement en Turquie. En réalité, Erbil comme Bagdad sont conscients de l’enjeu primordial que représente le pétrole, principale source de revenus du Kurdistan. Permettre au Kurdistan d’exploiter et tirer les bénéfices du pétrole revient à favoriser son autonomie financière, ultime étape avant l’indépendance. Ainsi, depuis plus d’une dizaine d’années, Erbil tente d’acquérir cette autonomie, tandis que le gouvernement central tente de la limiter.

 

La quête prioritaire d’autonomie économique

Plusieurs mesures ont ainsi été prises par le GRK et en premier lieu, on l’a vu, la décision d’exploiter les sous-sols sans passer par l’aval de Bagdad, et sans reverser les bénéfices issus des exportations. Pour contrer ces décisions, Bagdad a pris l’habitude de déduire ce qu’il estime être la part des exportations de pétrole du budget alloué au GRK[iii]. Afin d’attirer les groupes étrangers, les PSC (Production sharing contracts), valables pour les champs exploités dès 2007, indexent la rémunération des entreprises pétrolières sur la quantité produite, à des taux plus élevés que dans le reste du pays[iv]. En réaction, le gouvernement central à souvent interdit aux entreprises ayant passés des contrats avec Erbil, d’exploiter les champs de pétrole sous contrôle de Bagdad[v]. De manière plus générale, le Kurdistan a tenté dès les années 2000, d’attirer les investissements, en présentant le visage d’une région démocratique et pacifiée, qui ferait de la région un « second Dubaï »[vi] pour grandes entreprises internationales. Différentes mesures d’attractivité économique, comme l’exonération de taxes pendant 10 ans ou encore le rapatriement des bénéfices du capital, avaient alors été mises en place[vii].

De nombreux groupes turcs, libanais ou encore chinois, ont ainsi investi dans les secteurs bancaires, de la construction, ou encore agricole. Côté français, on peut citer Lafarge, premier groupe étranger de la région en 2014[viii], la franchise Carrefour, qui par l’intermédiaire du groupe émirati Majid al-Futtaim retail, a construit les premiers centres commerciaux (« Family malls ») de la région, ou encore, plus symboliquement, l’ouverture d’un magasin Lacoste en mai dernier[ix]. Une politique qui porte ses fruits malgré le coup d’arrêt marqué par l’émergence de l’État Islamique, mais qui ne suffit pas à diversifier l’économie, encore trop dépendante des hydrocarbures. Les droits de douanes sont également une source de conflit majeur avec Bagdad. Le GRK réquisitionne en effet tous les bénéfices douaniers, ce que Bagdad estime illégal. Les revenus issus des importations légales, mais également d’une contrebande importante (alcools, cigarettes) alimentent régulièrement des polémiques autour de pratiques corruptives[x] [xi]. Après avoir participé à la victoire face à l’État Islamique, qui a également permis aux Peshmergas d’avancer significativement en récupérant de nombreux territoires disputés, et après la réquisition des champs pétroliers de Kirkouk, le Kurdistan irakien pouvait paraître, à l’aune du référendum de septembre 2017, en position de force. Mais quelques jours seulement après les résultats, l’offensive de l’armée irakienne suivie par des sanctions économiques diverses, ont inversé la situation.

 

Victoire de Bagdad par l’asphyxie économique

La reprise de Kirkouk, qui comptait pour 340 000 des 550 000 barils produits quotidiennement par le Kurdistan[xii] a été un premier coup dur pour l’économie de la région. Au mois de novembre, l’armée irakienne reprends l’ensemble des territoires disputés. Bagdad décrète ensuite un blocus aérien en suspendant tous les vols, civils et commerciaux, à destination des aéroports d’Erbil et Suleymanieh, puis demande officiellement à ses voisins turcs et iraniens, la fermeture des postes frontières ainsi qu’un embargo sur le commerce de pétrole[xiii]. Une situation difficile, à laquelle il faut ajouter la hausse significative des loyers dans les grandes villes avec l’arrivée massive de réfugiés irakiens et syriens depuis 2014[xiv]

Le Kurdistan se retrouve donc dans une véritable crise économique, et le non-paiement des salaires de fonctionnaires provoque des troubles sociaux, avec la multiplication des manifestations devant les administrations, à Erbil et Douhok[xv]. En mars 2018, Bagdad apparait donc en position de force. Une révision de la constitution votée par le parlement fait passer la part du budget allouée aux GRK de 17 à 12,6%. La loi indique également que « le gouvernement autonome du Kurdistan doit exporter 250.000 b/j des champs pétroliers se trouvant sur son territoire par le biais de la SOMO (l'agence étatique chargée de la commercialisation du pétrole irakien) et l'argent doit être versé au budget fédéral »[xvi]

Face à l’asphyxie économique, Erbil accepte de rendre à Bagdad la gestion des aéroports et des douanes situées en territoire kurde et obtient en échange un premier paiement des salaires. Suspectant des fraudes, Bagdad exige cependant un audit sur le nombre réel de fonctionnaires, et prévient qu’en cas de non-respect des accords ou de la nouvelle loi sur le pétrole, les versements de budget seront gelés. Le dossier Rosneft pourrait relancer dans les prochains mois le conflit autour des hydrocarbures. Le groupe semi-public russe a passé en octobre 2017, et sans l’aval de Bagdad, qui a n’a pas hésité a parler « d’ingérence », des accords avec le GRK pour l’achat de pétrole brut. Plus d’un milliard de dollars auraient été versés en tant qu’avance[xvii]. En mai 2018 soit deux mois après les accords passés entre le GRK et Bagdad, Rosneft annonçait la signature d’un accord avec le Kurdistan pour la construction d’un futur réseau de gazoducs reliant la province autonome à la Turquie[xviii]. En réponse Bagdad avait convoqué au mois de juillet le président du groupe, Igor Sechin[xix].

L’avenir économique du Kurdistan reste incertain et intimement lié à la relation entretenue avec Bagdad. Alors que la Turquie et l’Iran apparaissent comme alliés objectifs de l’économie kurde grâce aux relations commerciales qu’ils entretiennent avec le GRK, ils restent sur le plan politique farouchement opposés à la constitution du Kurdistan en tant qu’état. Cette indépendance ne pourrait semble-t-il s’obtenir que par une autonomie économique complète, et le soutien de puissances ayant la capacité d’influer sur Bagdad, Téhéran, et Ankara. Le rapport de force semble aujourd’hui être favorable au gouvernement central, mais la déstabilisation politique de « l’arc chiite » pourrait être l’un des éléments poussant des Etats étrangers à encourager le développement économique kurde, préalable nécessaire à une éventuelle sécession.

 

Thomas Lancrenon


[i] 11 millions en Iran et 18 millions en Turquie – source institutkurde.org

[ii] Les Echos – Pétrole : les tensions au Kurdistan irakien font monter les cours - 16/10/2017 https://www.lesechos.fr/16/10/2017/lesechos.fr/030726503727_petrole---les-tensions-au-kurdistan-irakien-font-monter-les-cours.htm

 [iii] Entretien avec l’attaché à l’économie de l’ambassade d’Irak à Paris Mr Hasan Al-Gburi, le 12/10/2018

 [iv] Colloque international, Sciences-Po., Grenoble : « Nouveaux enjeux énergétiques en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient ». Intervention : « Pétrole et autonomisation du Kurdistan d’Irak ». Novembre 2015

[v] Entretien avec Cyril Roussel, géographe, chercheur au CNRS, le 09/10/18

 [vi] Entretien avec téléphonique avec Alain Guépratte, Consul de France à Erbil de 2012 à 2016

 [vii] Ministère de l’Europe et des affaires étrangères – Consulat Général d’Erbil – Kurdistan d’Irak : Un climat d’affaires favorables et des opportunités nombreuses – 23/09/2014

 [viii] ibid

 [ix] Ministère de l’économie et des finances – Irak : inauguration du premier magasin Lacoste à Erbil – 14/05/2018 - https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2018/05/14/irak-inauguration-du-premier-magasin-lacoste-a-erbil-le-10-mai-2018

 [x] Entretien avec Cyril Roussel, géographe, chercheur au CNRS, le 09/10/18

 [xi] Transparency international – L’Irak est classé 169ème sur 180 dans le classement des pays les plus corrompus. https://www.transparency.org/country/IRQ

 [xii] Le Point (avec AFP) - Les forces irakiennes progressent rapidement à Kirkouk - 16/10/2017 https://www.lepoint.fr/monde/les-forces-irakiennes-progressent-rapidement-a-kirkouk-16-10-2017-2164975_24.php

 [xiii] Entretien avec l’attaché à l’économie de l’ambassade d’Irak à Paris Mr Hasan Al-Gburi – 12/10/2018

 [xiv] 1,4 million en avril 2018 selon une déclaration de Falah Mustafa, ministre des affaires étrangères du Kurdistan, cité par le site d’info rudaw.net - http://www.rudaw.net/english/middleeast/10042018

 [xv] Constatations personnelles lors d’un séjour au Kurdistan de mars à juin 2018

[xvi] Fondation institut kurde de Paris (Avec AFP) – Irak : le budget 2018 approuvé, la parh du Kurdistan amputée – 03/03/2018 - ttps://www.institutkurde.org/info/depeches/irak-le-budget-2018-approuve-la-part-du-kurdistan-amputee-10013.html

[xvii] L’Orient le jour (avec AFP) – Rosneft a versé une avance de 13 millards de dollars au Kurdistan irakien – 15/11/2017 - Rohttps://www.lorientlejour.com/article/1084037/rosneft-a-verse-une-avance-de-13-milliard-de-dollars-au-kurdistan-irakien.html

[xviii] Reuters – Rosneft boosts clout in iraqi Kurdistan with gas pipeline deal – 25/05/2018 https://www.reuters.com/article/us-rosneft-kurdistan/rosneft-boosts-clout-in-iraqi-kurdistan-with-gas-pipeline-deal-idUSKCN1IQ121

[xix] Reuters – Iraq expects Rosneft CEO in Baghdad for talks on Kurdistan oil contracts – 22/07/2018 https://af.reuters.com/article/energyOilNews/idAFL5N1UI0DO