Enjeux et affrontements autour du Mobile Money en Afrique

 

Le développement du Mobile Money déployé par les opérateurs de téléphonie mobile (GSM) a été si fulgurant en Afrique que certains observateurs prédisent déjà le déclin des banques traditionnelles. Pourtant aux incessantes incursions des GSM, le système bancaire a réagi en déployant des solutions de Mobile Banking. En raison de relations d’interdépendance, les deux parties privilégient jusque-là la dynamique du partenariat. Mais une rupture de ban, pouvant bouleverser les deux industries, est en vue avec l’annonce de la création de banque par un opérateur GSM. 

Mobile Money, une révolution africaine


Lancé avec succès en 2007 sous le nom commercial de M-Pesa par l’opérateur GSM kényan Safaricom, le Mobile Money était au début considéré comme une activité permettant d’adresser simplement le besoin d’inclusion financière. Ceci grâce au téléphone portable dont le taux de pénétration et la croissance rapide est particulièrement remarquable en Afrique. 

Mais rapidement, cette activité est devenue un phénomène disruptif dans l’industrie des services financiers en Afrique au point de menacer l’activité traditionnelle des Banques. En effet, au bout 11 années d’existence, le Mobile Money compte aujourd’hui 122 millions de comptes actifs en 2017. Les transactions ont atteint le chiffre de 1,2 milliards valorisées à 20 milliards de dollars US. Dans un rapport dénommé «Africa blazes a trail in Mobile Money : time for banks and mobile operators to devise strategies», Boston Consulting Group (BCG) s’est intéressée à la question en février 2015 : les revenus de commission que va générer cette activité dans la Région, atteindra 1,5 milliards de dollars US en 2019. Une manne qui ne peut laisser indifférents les acteurs traditionnels. 

Le réveil des Banques


Le développement rapide et l’élargissement de l’offre de services financiers du M-Pesa au Kenya et en Afrique de l’Est, de Orange Money en Afrique Francophone, de MTN Mobile Money au Ghana… est devenu si rapide et couronné de succès que les Banques ont modifié leur stratégie pour ériger désormais la course au digital au rang de priorité de survie. 

Ecobank, Société Générale, Barclays Bank, Equity Bank… voire Standard Chartered Bank connue davantage en Afrique comme une banque institutionnelle, ont désormais leur plateforme de Mobile Banking. Elles se sont également appuyées sur la réglementation naissante sur le Agency Banking pour essaimer un réseau d’agents afin de combler leur gap de proximité avec la clientèle.  

Analyse des forces en présence


Les banques ont l’avantage de la connaissance du métier de la finance en Afrique particulièrement en zone urbaine. Elles connaissent bien les rouages de la compliance, et s’appuient sur des marques fortes. Au regard des conditions assez drastiques pour collecter les dépôts et offrir certains services, on peut dire qu’elles ont également la réglementation à leur avantage. 

Les GSM ont quant à eux l’avantage d’une base clientèle très large, un vaste réseau de distribution bien maîtrisée et huilée. Et surtout, ils contrôlent l’infrastructure de communication et la connectivité. 

Ainsi les banques ont une dépendance des GSM via l’attribution de code USSD, pour l’accès des featurephones à leur service de banque par mobile. Selon la GSM Association,  deux téléphones sur trois sont encore de première génération, en Afrique, donc sans accès internet. Même pour les objets connectés comme les smartphones ou les tablettes, les GSM détiennent la carte de la connectivité, utilisable pour brouiller les accès aux applications bancaires. 

Les GSM ont à leur tour besoin de la licence de leurs partenaires bancaires pour certains services : que ce soit pour M-PESA au Kenya, Orange Money en Cote d’Ivoire ou MTN Mobile Money au Ghana, les banques étaient des partenaires incontournables au lancement. Plusieurs GSM continuent d’opérer sous couvert de leur partenaire bancaire. Même, les opérateurs qui ont réussi à obtenir des licences d’émetteur de monnaie électronique, se voient imposer par la réglementation, l’obligation de garantir cette activité par un dépôt équivalent en compte bancaire. Leurs activités de transfert à l’international, de nano-crédit et d’épargne rémunérée ne peuvent se faire sans partenaire bancaire… Leurs incursions et offensives dans certaines lignes d’activité bancaire sont parfois freinées par une barrière à l’entrée majeure : la réglementation. 

Ainsi au Kenya, une étude du cabinet Analysys Mason a recommandé la scission des activités de Safaricom en deux sociétés, mettant ainsi la pression sur le mastodonte qu’est devenu le M-PESA. De même, Orange Money et MTN Mobile Money ont subi un rappel à l’ordre des régulateurs bancaires en zone Franc CFA, à la suite du lancement de leur produit de transfert à l’étranger. L’ouverture de discussion a laissé deux options possibles : créer une banque ou entrer en partenariat avec une banque. 

Cette situation de dépendance mutuelle, combinée à leur traditionnelle relation de financement, explique l’absence d’un affrontement frontal et direct. Chaque partie adopte aujourd’hui une posture de coopération et de partenariat gagnant-gagnant autour du mobile money… Mais le spectre de la guerre est-il réellement écarté ? 

Point de rupture dans l'équilibre du jeu actuel


Lors d’un interview accordé à Jeunes Afrique en novembre 2017, Stéphane Richard déclarait : « Dans les années qui viennent, Orange doit accomplir une mutation pour devenir une banque de plein exercice… À coup sûr, Orange aura une banque en Afrique dans les deux ans ». Motivé par la croissance rapide de cette ligne d’activité dans le bilan de la société, il est allé plus loin dans l’offensive informationnelle en prédisant « On peut penser que les opérateurs de télécoms seront les banquiers de l’Afrique parce que leur modèle est plus adapté aux réalités africaines que celui des banques traditionnelles ». 

A cette attaque des GSM pourrait suivre une contre-attaque qu’on pourrait imaginer orientée vers le quasi-monopole des GSM sur la connectivité. Mais il est beaucoup plus couteux financièrement et en temps, d’acheter une licence GSM, d’investir dans les infrastructures et le développement de réseau, que de créer ou racheter une banque… Cette asymétrie d’effort entre les deux acteurs, pourrait pousser à une recomposition des deux secteurs. En effet, plusieurs GSM sont encore sous pression de leur régulateur avec d’énormes sanctions financières (Nigeria, Cameroun, Bénin…). Il serait surprenant qu’ils s’engagent dans une nouvelle industrie où les obligations de  sont encore plus fortes. 

Une refonte possible des deux industries


Pour la suite, nous tablons sur une refonte des deux industries. En effet l’affrontement inter-industrie ne doit pas occulter la concurrence intra-industrie qui fait rage dans nombre de pays exemple de Orange-MTN au Cameroun et en Côte d’Ivoire pour les GSM, ou encore celle de Société Générale-Ecobank-Attijariwafa en Côte d’Ivoire et au Sénégal pour les banques. 

Ceci pourrait aboutir à terme à des fusions-acquisitions stratégiques au sein de holding ayant chacune une branche GSM et une branche bancaire… L’intégration récente des Accords de Bâle III dans les réglementations bancaires des zones monétaires de la région, avec ses exigences accrues en matière de capital, devrait faciliter cette dynamique de regroupements stratégiques pour tenir voire renforcer les positions acquises, les sociétés de GSM affichant généralement une trésorerie abondante et des niveaux de bénéfice assez confortables pour permettre une entrée au capital facilitée.

Sahid Yallou