Il est difficile de nier le poids de la guerre dans l’évolution des civilisation humaines. Les conditions particulièrement dures de la survie de l’espèce humaine durant des dizaines de milliers d’années, la violence utilisée comme facteur de développement des empires notamment par le biais de l’esclavage, l’amplitude de la colonisation (1) et ses conséquences sur les peuples asservis sont des étapes de démonstration suffisamment explicites. Dans la plupart des cas de figure, la paix ne fut préservée que pour et par un équilibre des forces.
« La guerre juste » : un modèle historique de pensée
Le débat sur la guerre juste a fonctionné historiquement comme un ensemble de règles de conduite pour définir les conditions d’une guerre moralement acceptable.
Ses principaux critères de proportionnalité, d'utilisation de moyens justes, de la nécessité d'une cause juste et légitime et de traitement équitable des prisonniers et des blessés ont été élaborés dans la pensée chrétienne, d’Augustin aux grands théologiens scolastiques, puis sécularisés avec les juristes du XVIe siècle comme Grotius (Hugo de Groot) pour représenter, encore aujourd’hui, le fondement du droit international. Même si les apports théoriques contemporains en matière de doctrine politique, légale et philosophique sont plus variés que la seule tradition chrétienne, beaucoup continuent à faire référence à la guerre conventionnelle telle qu’elle a été développée par les puissances occidentales en s’appuyant sur celle de la raison d’État chère à Nicolas Machiavel.
Traditionnellement est considérée comme une « juste cause » une réponse défensive à un mal public grave qui doit conduire à une paix durable et à des politiques constructives. « La guerre juste » a montré ses limites dans la première moitié du XXe siècle. À partir des années 1950, il est clairement apparu que la confrontation brutale des intérêts ne pouvait plus conduire qu’à l’extermination définitive de l’espèce humaine. À l’ère nucléaire, toute montée aux extrêmes par l’escalade armée aboutirait au néant pour chacun des protagonistes.
De la guerre indirecte à la guerre asymétrique
À la différence de la guerre traditionnelle entre nations, une tendance croissante de la guerre contemporaine à être « asymétrique » (2). Cette évolution s’est imposée lorsque la parité nucléaire a été atteinte entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Dans son ouvrage sur la guerre froide, l’historien français Georges-Henri Soutou (3) donne une grille de lecture particulièrement éclairante sur la manière dont le risque de destruction de l’humanité par le recours à l’arme thermonucléaire a influé sur le recours systématique à la guerre indirecte par les protagonistes de la guerre froide. Après la chute du mur de Berlin, la suprématie militaire des Etats-Unis a abouti à une situation très déséquilibrée dans la dynamique des conflits, matérialisée par la première guerre du Golfe puis par les guerres qui ont été générées par les attentats du 11 septembre 2001.
Cette définition incluant de facto les acteurs étatiques et non-étatiques et reconnaissant tacitement l’existence d’autres types de violence politique, permets l’émergence de questions fondamentales sur les circonstances dans lesquelles des groupes ou des États adoptent des méthodes terroristes, le genre de groupes ou d’États qui sont attirés par ces méthodes, et les conséquences des actions terroristes pour les victimes et pour les acteurs. De fait, la guerre n’est plus l’usage de la force armée pour obliger un ennemi à se plier à sa propre volonté, mais l’utilisation de tous les moyens, dont la force armée ou non armée, militaire ou non militaire et des moyens légaux ou non légaux pour obliger l’ennemi à se soumettre à ses propres intérêts. Elle permettra à une nation de se positionner favorablement sur la scène internationale (smart Power).
Le dépassement de la guerre militaire : la guerre hors-limite
Aujourd’hui, les combinaisons et alliances s’effectuent à plusieurs niveaux simultanément : pluri étatique, comme avant, supra-étatique, et hors état (par le jeu des ONG). La guerre est devenue « hors limites ». Ce qui différencie principalement les guerres contemporaines des guerres du passé, c’est que, dans les premières, l’objectif affiché et l’objectif caché sont souvent deux choses différentes. L’ouvrage « la Guerre hors limites »(4) nous livre la réflexion de militaires chinois sur les espaces d’affrontement entre les différents acteurs publics et privés qui se multiplient, et sur une conflictualité particulière qui occupe bien entendu un point central : la compétition économique avec tous ses questionnements.
Dans le but d’assurer la sécurité financière d’un pays, peut-on recourir à l’assassinat pour contrer les spéculateurs ? Peut-on opérer des « frappes chirurgicales » contre les foyers de drogue ou de contrebande sans déclaration de guerre ? Pour exercer une influence sur le gouvernement ou le parlement d’un pays étranger, peut-on créer des fonds spéciaux afin de circonvenir des groupes de pression ? Peut-on enfin utiliser la méthode consistant à racheter ou à contrôler le capital de journaux, de chaînes de télévision d’un autre pays pour en faire les outils d’une guerre médiatique contre ce pays ? Autrement dit, des objets aimables et pacifistes ont acquis des propriétés offensives et meurtrières : imaginons l’impact d’une prise de contrôle de Google au sein d’une stratégie agressive. La complexité des guerres nouvelles, leurs modalités multiples, conduit à rendre celles-ci bien moins visibles, et lisibles, mais permanentes. La guerre économique dans le monde actuel n’est, pour paraphraser Clausewitz, que la guerre continuée par d’autres moyens.
La réalité extensive de la guerre
Il n’existe plus de domaine qui ne puisse servir la guerre et il n’existe presque plus de domaines qui ne présentent pas l’aspect offensif de la guerre.
L’économie dite « mondialisée » est en réalité organisée autour de quelques grands marchés qui sont aussi, à l’exception de l’Union européenne, des États. Les plus puissants de ces États pratiquent une forme d’impérialisme : songeons à la route de la soie imaginée par Beijing pour coloniser des marchés éloignés et leurs technologies, songeons au caractère extraterritorial de la justice américaine, aux hausses soudaines du prix du gaz ou aux relèvements brutaux de tarifs douaniers. L’ambition récurrente est de « commander » l’amont et l’aval de la chaine de valeur quitte à revendiquer les intérêts stratégiques économiques nationaux
Ces stratégies patiemment élaborées (appelées autrefois la guerre) structurent ainsi les rapports de force mondiaux et conditionnent la hiérarchie des puissances, et ce malgré une importante multipolarité. Les territoires, les pays où s’enracinent les opérateurs qui tirent leur épingle du jeu dans ces confrontations d’entreprises favorisent leur potentiel de rayonnement et de puissance par la croissance, l’emploi, l’innovation et les recettes fiscales accumulés. La Silicon Valley s’impose comme le modèle du genre dans le domaine du numérique (les GAFA en témoignent) ; notons au passage que l’État fédéral américain a favorisé ledit territoire à travers le Pentagone puisque la DARPA (organisation dédiée du ministère de la Défense) a littéralement « arrosé » de crédits les start-ups œuvrant dans les NTIC dès les années 80. La réalité des rapports de force planétaires, c’est-à-dire le modèle intellectuel de la guerre économique, nous amène à une pensée plus riche des sociétés, articulée sur l’évidente complexité des comportements humains, individuels et sociaux et nous permet de rejoindre Nicolas Machiavel en ce qu’il entend se conformer « à la vérité effective des choses et non aux imaginations qu’on s’en fait »
La fragilité de la posture gouvernementale française
La France est-elle prise au piège d’une vision passéiste de la guerre ? Les discours d’Emmanuel Macron sur l’Europe et sur la Syrie peuvent sembler en première lecture comme le modèle d’une vision humaniste des réalités internationales. L’Europe est la seule issue pour éviter la résurgence des nationalismes et en Syrie le départ d’Assad est la seule issue possible compte tenu de la répression qu’il a exercé sur une partie de son peuple. Mais l’exemplarité humaniste ne supplantent la réalité des rapports de force. La question migratoire est le levier majeur du nationalisme en Europe. La légitimité du discours du rejet est en train de prendre le dessus sur la politique de la main tendue main tendue. L’Europe ne peut pas servir de terre d’immigration permanente aux populations étrangères qui veulent profiter des avantages de sa société de consommation. Cette évidence fut déjà mise en lumière par Michel Rocard lors du discours prononcé le 6 juin 1989 à l’Assemblée nationale lorsqu’il était Premier Ministre comme le confirme cet échange avec Robert Pandraud :
« . M. le Premier Ministre : Sur la nécessité de faire échec à l'immigration clandestine, tout le monde s'accorde et les divergences ne naissent que sur les moyens à mettre en œuvre.
. Robert Pandraud. Comment ?
. M. le Premier ministre. Il y a, en effet, dans le monde trop de drames, de pauvreté, de famine pour que l'Europe et la France puissent accueillir tous ceux que la misère pousse vers elles. Aussi bien, et si pénible que cela soit pour les fonctionnaires quotidiennement confrontés à des situations humaines déchirantes, nous faut-il résister à cette poussée constante. Pour autant, nous savons tous que nul gouvernement n'a le pouvoir, quand bien même il en aurait l'intention, de faire de notre pays une sorte de bunker parfaitement étanche. »
Une partie de l’extrême gauche allemande a pris conscience de cet état de fait et a décidé d’adopter une position de durcissement à l’égard des migrants compte tenu du levier que représente cette problématique pour la mouvance nationaliste allemande.
Quant à la Syrie, l’échec de la politique occidentale dans son soutien aux organisations armées islamistes qui luttaient contre le régime d’Assad a fait perdre beaucoup de crédibilité à la prise de position élyséenne. Force supplétive des Etats-Unis dans cette région du monde, la France aura du mal à donner du sens à une démarche fiable pour trouver une alternative à la victoire des Russes et des forces gouvernementales syriennes sur le terrain. Cette obstination réduit la portée du discours de Macron à une bataille d’arrière garde non dénuée de sous-entendus.
Patrick Hegly
- Alain Bihr, Le premier âge du capitalisme, L’expansion européenne, tome 1, Paris, Syllepse ED, 2018.
- La guerre asymétrique » signifie que le groupe le plus puissant, usant d’une puissance militaire écrasante, remporte la victoire dans une première phase conduite de façon traditionnelle, mais que le groupe le plus faible continue la lutte, en se servant de tactiques non conventionnelles comme le terrorisme. Ainsi se prolonge le conflit, sans distinction entre les combattants et les non-combattants.
- Georges-Henri Soutou, La guerre froide, 1943-1990, Paris, 2011.
- Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Paris, Payot et rivages, 2003.