Dans un précédent article, nous avons mis en perspective l’influence par la légitimité par rapport à l’influence par le sens. Contrairement aux Etats-Unis qui régulièrement motivent leurs intervention extérieurs par la défense de la démocratie, la Russie a opté pour la seconde option en s'appuyant davantage sur la démonstration des faits. En effet, l’histoire nous rappelle que la stratégie de puissance russe est fortement imprégnée de réalisme. Par conséquent, la communication de la Russie est une communication pragmatique et descriptive des faits car ceux-ci sont généralement peu sujet aux polémiques et dénégations. En revanche la communication fondée sur une recherche de légitimité par un discours moralisateur peut être source de controverses ou de contestations. Même dans les cas où la démonstration semble évidente, la recherche de légitimité par un discours moralisateur peut être remise en cause par une autre manière de poser le problème. Au procès de Nuremberg, Hermann Göring déstabilisa ses juges lors des deux premiers jours d'audition en soulignant les contradictions de l'alliance entre les alliés occidentaux et l'URSS. Il rappela à ce propos que son pays avait eu pour priorité en 1941 de contrer l’expansionnisme soviétique. Au moment où Hermann Göring tint ces propos, la guerre froide avait déjà commencé. Ce n'est que lorsque la question de la solution finale fut abordée par les juges du tribunal de Nuremberg, que le dirigeant nazi perdit toute crédibilité.
Le Smart Power de l’atome russe
L’attentat du 31 octobre 2015 contre le vol 7K9268 de la compagnie russe Kogalimavia en provenance de Charm El-Cheikh et à destination de Saint-Pétersbourg, est un bon exemple de cette stratégie de l'influence par le sens. Cet attentat revendiqué par le groupe terroriste DAECH avait couté la vie à 224 passagers. En conséquence, tous les vols directs russes en destination de l’Egypte furent suspendus jusqu'à l’inspection et la mise aux normes demandée par les autorités russe. Cette mesure légitimée par la tristesse et la colère de l’opinion publique russe, a eu de réelles conséquences sur l’économie égyptienne sachant que les citoyens de la Fédération de Russie étaient les touristes les plus nombreux en Egypte, leur nombre ayant par ailleurs augmenté de 180% entre 2013 et 2014.
La mise aux normes des aéroports égyptiens selon les conditions russes a été longue et périlleuse, de novembre 2015 à décembre 2017, obligeant les deux parties à collaborer et à construire un projet commun au sujet de l’aviation civile. La visite du président Poutine au Caire, en décembre 2017 a permis la signature d’un accord de coopération au sujet de la sécurité de l’aviation civile. Mais également la création d’une zone industrielle de 2 millions de mètres carrés à l’Est de Port-Saïd (sur le canal de Suez) et l’investissement à terme de 7 milliards de dollars. Bien qu’il y ait eu des distensions dans le passé, entre 2014 et 2015, un nombre significatif de matériels militaires russe a été vendu à l’Egypte, comme par exemple le système antimissile S-300VM, 50 chasseurs MiG-29M/M2, 46 hélicoptères d'attaque Ka-52K, corvette « Tarantul » équipée de système antinavire « Moskit ». La Russie répond au désir des dirigeants égyptiens de réduire leur dépendance militaire envers les États-Unis d'Amérique. Notons qu’en 2017, la société russe d’armement UVZ a exporté une chaîne d’assemblage des chars T90 pour répondre aux besoins régionaux, affaiblissant ainsi la sphère d’influence américaine. En guise de représailles, les Etats-Unis ont réduit de 15% l’aide militaire apportée à l’Egypte en 2017, jusqu'à présent 1,3 milliards de dollars sachant que l’Egypte est le second pays bénéficiaire des aides militaires américaines après Israël. Le rapprochement entre la Russie et l’Egypte a permis surtout la conclusion d’un accord pour la construction d’une centrale nucléaire à Dabaa (à l’Ouest d’Alexandrie) pour un montant de 30 milliards de dollars, dont 25 milliards seront prêtés par la Russie. L’ensemble du personnel sera formé par Rosatom à Tomsk, confortant ainsi la stratégie du smart power russe, alliant les mesures de pression et coopération. La Russie a également conclu le même accord avec la Jordanie.
Des discussions similaires sont actuellement en cours avec l’Algérie et la Tunisie. En octobre 2017, Rosatom avait déjà obtenu la licence de construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu en Turquie. L’utilisation de l’expertise nucléaire russe, le financement quasi-total, la fourniture des installations et des combustibles, représentent un poids majeur dans le développement de cette filière, mais surtout l’extension du pouvoir cognitif du Kremlin. Le choix de ces partenariats n’est pas anodin, la Turquie, l’Egypte et la Jordanie servent très souvent de médiateurs lors des crises, tensions et conflits dans la région tels que l’embargo du Qatar, le blocus de Gaza ou la guerre en Syrie.
Les raisons du tropisme des dirigeants arabes et turcs pour la Russie
L’implication de la Russie dans son désir d'aider financièrement, politiquement et militairement son allié syrien, est une preuve de la volonté du Kremlin de déployer tous les efforts nécessaires pour soutenir ses alliés. En revanche nous ne pouvons établir le même constant entre les États-Unis et leurs partenaires régionaux. Le « printemps arabe » et la chute de plusieurs gouvernements dont celui de Moubarak en Egypte, ont été possible grâce à l’appui ou la complicité de puissances étrangères. Les câbles Wikileaks 08CAIRO2371 et 10CAIRO99, montrent une attitude peu impartiale voire active de la part de Washington pendant les manifestations en Egypte en faveur des manifestants, et cela malgré la forte connivence politique entre l’Egypte et son ancien allié américain. L’attitude ambigüe et schizophrénique des Etats-Unis envers leurs partenaires arabes ne fait qu’alimenter la confusion sur les réelles volontés des Etats-Unis, ce qui explique un soudain tropisme politique des pays arabes vers l’Est. Le second exemple que nous pouvons citer est le coup d’état manqué du 15 juillet 2016 en Turquie. De nombreuses personnes furent arrêtées dans la presse, l’éducation et l’armée. Les tièdes commentaires de l’Union Européenne, des Etats-Unis, ou de l’OTAN eurent peu d’effets. Une vendetta commence alors, opposant le président turc Erdogan contre les « complotistes » et plus particulièrement contre la confrérie Gülen duquel les sympathisants sont présent dans l’éducation, l’armée, la justice. A ce jour le prédicateur Fethula Gûlen serait protégé par la CIA et toujours en exil aux Etats-Unis malgré les demandes répétées d’extradition des autorités turques.
Un rapprochement entre les pays arabes, la Turquie et la Russie est en quelque sorte une parade contre une hypothétique déstabilisation de la part des États-Unis. Cette subite méfiance est par ailleurs confirmée par le général Flynn, qui lors de sont interview le 31 juillet 2015 sur Al-Jazeera, a expliqué comment les Etats-Unis ont joué un rôle actif dans le soutien des réseaux djihadistes au Moyen-Orient.
L'axe géo-économique égyptien
L’Egypte est l’un des pays les plus peuplés du Moyen-Orient avec près de 100 millions d’habitants, aux besoins vitaux non couvert compte tenu de la géographie désertique du pays, où seule 3,75% des terres sont arables. La Russie qui est isolée par l’Union Européenne depuis l’intervention en Crimée, à tout intérêt à nouer des liens avec l'Egypte. Par ce rapprochement, la Russie ouvre ainsi un marché aux produits agricoles, dont elle est le premier producteur mondial de blé (devant les États-Unis) et une puissance agricole mondiale marquerait un retour possible de la force militaire Russe en Egypte, qui fut longtemps un pré carré américain. En augmentant son rapprochement et son pouvoir d’influence sur les membres importants de l’OTAN (la Turquie) la Ligue arabe (Egypte et Jordanie) et de l’Union africaine (Egypte), la Russie confirme sa stratégie d’influence mondiale. Le Kremlin affermit cette approche basée sur un certain sens de la réciprocité. Un tel engagement serait un premier pas vers un nouvel axe d'accroissement de puissance russe qui atténuerait la portée des sanctions européennes et américaines.
Ahmed Graouch