La polémique de principe sur l’économie de l’esclavage


 

Le 3 avril 2018, l’Organisation International du Travail (OIT) a publié son rapport 2017 sur le travail forcé, l’esclavage moderne et la traite des êtres humains. Lecture intéressante s’il en est ! Mais avec une question lancinante : « Comment l’esclavage peut-il être moderne ? » Tout au long de l’histoire humaine nous ne pouvons que constater que l’esclavage est une partie importante des rapports de domination violents qui suivent toutes les guerres. Le mot esclave vient d’ailleurs du mot slave, « ceux que l’on peut asservir. » Selon le rapport de l’OIT, il y a dans le monde, 40 millions d’esclaves. Moderne l’esclavage ? 
 

 

A l'origine, l'esclave est l'énergie essentielle au développement des économies nationales.


Après le déclin de l’empire romain esclavagiste, le centre du monde devient Bagdad. Le Caire est alors le principal marché d’esclave avec un principe simple : l’esclave est non musulman. Et le calife de Bagdad a besoin de beaucoup de bras pour assécher les plaines de Bassora et les transformer en jardins. A cette époque les Arabes dominaient tout le tour de la méditerranée. Mais la concentration des esclaves va induire une révolte générale, réprimée très durement, il va de soi. La conséquence de cette révolte va entraîner la chute de l’empire irakien au profit de l’Égypte. L’esclavage est alors installé sur le continent africain. Les esclaves reflétaient le statut social de leur propriétaire. Les esclaves égyptiens sont principalement domestiques. Mais les esclaves vont alors choisir la religion de leur propriétaire, il y a alors paradoxe. C’est la conversion qui entraîne le développement de l’esclavage. Les arabes vont alors apprendre des berbères, considérés comme des vassaux, toutes les techniques du commerce transsaharien. L’économie d’être humain se dirige alors vers l’empire mandingue, représenté par l’empereur Soundiata Keita à Tombouctou qui possède beaucoup d’esclaves pour son industrie d’extraction de l’or. Ce commerce va alors déplacer les razzias vers le reste de l’Afrique selon le principe persistant que l’esclave est toujours l’autre. Et cela va aussi fabriquer des peuples entiers d’esclaves. Ainsi, en Afrique, certaines ethnies, comme les bellas, sont encore esclaves par le nom, la lignée, la famille. On estime alors le nombre d’esclaves à cette époque à 13 millions. Leur durée de vie était à peu près de 10 ans. La perte de « marchandise » au cours du voyage était de l’ordre de 30 %. L’économie esclavagiste musulmane s’étale alors sur dix siècles. A la fin du Moyen-Age, il y avait six routes principales vers les grands ports de l’Europe. En 2018, il est intéressant de comparer ces routes avec les parcours actuels des « migrants ». 

La modernisation de l'esclavage par le commerce triangulaire.


Puis ce sont les européens qui s’intéressent à l’esclavage. Nous sommes au 14ème siècle et cela commence par le Portugal et le prince Henri. L’argument est à cette époque le christianisme et l’évangélisation. Il faut bien justifier ! Légaliser par une bulle pontificale. Mais cet euphémisme cache simplement une vengeance des catholiques contre les musulmans. Dans la même idée, il en découlera d’ailleurs la Mezquita de Cordoue (mosquée de 786 à 1236 puis cathédrale de 1236 à 1523). On estime à 1 million le nombre d’esclaves envoyés en Europe entre le 14ème et le 16ème siècle. Mais les Africains sont encore en minorité par rapport aux caucasiens. Le but des Européens est de mettre la main sur l’or et les esclaves de l’Afrique. Les Portugais vont alors mettre en place le premier commerce triangulaire entre Lisbonne, le royaume du Congo et la côte de l’Or, via les îles de Sao Tomé et Principe. Ils vont aussi expérimenter l’industrie du sucre, puis du café et du cacao. Mais sur cette île, il y a une forte concentration d’esclaves. Même cause, même conséquence : les esclaves se révoltent alors. Entre temps, le Brésil vient d’être découvert par Pedro Cabral. Ne trouvant pas l’or brésilien, le Portugal déplace l’industrie du sucre à partir de Rio de Janeiro. A cette époque, l’esclavage est alors principalement africain. On estime que lorsqu’un Européen franchit l’Atlantique, quatre Africains font le même voyage. L’esclavagisme va alors s’industrialiser et on parle alors de « pièce d’Inde », ce qui correspond à un être humain d’un certain gabarit. On ne parle plus de centaines mais de milliers d’individus. L’esclavagisme reste un moyen économique violent qui s’industrialise et qui se modernise. 

L'esclavagisme se modernise par l'industrialisation.


L’Espagne, la France, la Hollande, la Prusse et le Royaume-Uni vont alors reproduire le triangle commercial pour les industries du sucre, du coton, de l’or…pendant 2 siècles. Pour comprendre l’impact de l’esclavagisme, il faut connaître l’histoire de l’industrie du sucre car 74 % des esclaves sont liés à cette industrie. Nous sommes en 1620. L’esclave sucrier est un simple outil qui doit être rentabilisé au maximum. Il est inventorié et comptabilisé comme un élément de l’actif d’une entreprise, amorti sur 4 ans ! Parallèlement à cette industrie, le Royaume-Uni va développer un système bancaire, via la Bank of England, et d’assurance, via la Lloyds, afin de soutenir cette industrie. La spéculation tourne à plein régime et le coût de l’esclave est assuré car acheté à crédit ! Les archives de la Lloyds vont malheureusement brûler durant l’année de l’abolition de l’esclavage… Pour soutenir et protéger l’économie de la Traite, les États vont alors développer leurs armées. Après la révolte de Saint-Domingue, première défaite de Napoléon, le commerce du sucre chute de 25 %. L’histoire se répète encore. Dans la colonie française, les colons ne sont que 30'000 hommes tandis que les esclaves représentent 500’000 personnes. Les colons utilisent alors la terreur comme moyen de domination qui exacerbe encore les violences. Mais cette terreur est limitée par le fait que l’esclave a été acheté à crédit… Pour maintenir l’industrie, il faut aussi lutter contre le marronnage, l’esclave qui s’échappe et se révolte. Il y a aussi les fraudes à l’assurance, comme en témoigne le massacre du Zong : Suite à une erreur de navigation,  le navire se trouve en manque d’eau potable. Il fut alors décidé de massacrer 142 esclaves et de demander une compensation à l’assurance dès leur arrivée en  Jamaïque. L’industrie se déplace encore vers les États-Unis, le Brésil et Cuba, où l’on applique à l’esclavagisme les dernières théories scientifiques de l’organisation du travail. Le rendement par esclave est multiplié par 10. Nous sommes alors à l’époque de l’industrialisation de l’Europe qui sera financée par les profits optimisés de l’esclavage. 

La fin de l'esclavagisme, un simple choix économique pour réduire le risque.


En 1789, il y a eu presque 8 millions d’esclaves transportés d’Afrique vers les Amériques et les Caraïbes. Ironie de l’histoire, les pères fondateurs des Etats-Unis ont justifié la guerre d’indépendance par le motif qu’ils jugeaient le régime fiscal auquel ils étaient soumis par le Royaume-Uni comme « esclavagiste ». Le code noir n’a rien changé et l’abolition que l’Angleterre imposera au reste du monde ne se fera que parce qu’elle ne souhaitera pas perdre ses avantages industriels et commerciaux. Les investissements sont plus sûrs lorsqu’on investit dans une industrie mécanisée. Pas de grève ou de révolte, il faut simplement s’assurer de la fourniture de matières premières. Dans l’industrie du coton, l’Angleterre, ex-premier esclavagiste mondial, va maintenant acheter son coton partout dans le monde, notamment aux États-Unis. Les cheptels d’esclaves étant dorénavant fixes, le ventre des femmes devient un atout et le viol, le mariage forcé entre esclave, des moyens pour développer le stock des propriétaires du Mississippi. Quant au Brésil, il va continuer illégalement son trafic en passant par Zanzibar. En 1861, se produit un schisme entre l’esclavage comme mal nécessaire du travail et une pratique rétrograde dans un monde « moderne ». Mais l’esclavage n’est plus légal. Cela ne veut pas dire qu’il disparaît, il devient simplement, cyniquement, un moyen illégal pour parvenir à rentabiliser une industrie. En 1865, l’esclavage est aboli aux États-Unis, qui deviennent ainsi un pays « moderne ».A quel prix ? Quelle liberté ? Quels droits civils ? Nous allons aliéner l’ex-esclave qui va devoir accepter son infériorité. Il n’y a aucun effet positif à la colonisation. Les infrastructures sont mises en place simplement pour optimiser la prédation des matières premières. 

L'esclavage se modernise dans un monde devenu moderne.


L’esclave moderne a dorénavant la liberté de travailler s’il souhaite obtenir une couverture sociale. En réaction à la fin de l’esclavage, l’Angleterre va développer la production des matières premières en Afrique, sous le prétexte de modernisation du continent. L’esclave d’antan va maintenant être esclave dans son propre pays pour un salaire de misère. Tippu tip va par exemple aider Stanley à conquérir le Congo au profit du roi des Belges. La violence est toujours justifiée par la mission civilisatrice, le principe de race et surtout les besoins de matières premières. Tout cela permet d’expliquer, de justifier la raison de la conquête coloniale. Le Brésil déclare l’abolition en 1885 et devient donc un pays progressiste ! Mais il suffit, même encore aujourd’hui, simplement d’être jeune et noir pour être tué d’une balle. L’Afrique était déjà la source de toutes les richesses. Il n’y a pas d’esclavage doux ! Le viol, le mariage forcé sont des outils de domination d’un individu sur un autre. Le concept de race n’est qu’une tentative « maladroite » pour justifier l’esclave. Il sera poussé au paroxysme avec les théories de l’eugénisme et le bon docteur Alexis Carrel. La quête de profits justifie toutes les violences par tous les moyens, religion, sciences… Les deux guerres mondiales ? Les guerres de décolonisation ? Ont-elles changé quelque chose ou exacerbé le fléau de l’esclavagisme ? Événements tragiques de l’histoire dont les causes économiques sont loin d’être négligeables. Les esclaves d’antan ont été recrutés pour sauver « la patrie » en danger, puis abandonnés à leur sort ou massacrés en remerciement du sang versé, au mieux leurs pensions d’anciens combattants restent indexées en anciens francs. Que penser du « Bumidom » ? Programme d’immigration forcée qui va s’étaler de 1963 à 1981, justifié par l’effondrement de l’industrie sucrière… les faits sont têtus ! 

Une revendication ou une quelconque tentative d’indépendance sont immédiatement réprimées par la violence et le meurtre. « Lorsque les nègres auront faim ils reprendront le travail ! », « Faire usage de toutes les armes ! …», selon les termes utilisés, ils se suffisent à eux-mêmes.En 2018, l’esclavage est toujours moderne. Il reste un moyen économique ignoble mais toujours utilisé pour l’extraction des matières premières, l’or, les diamants, les terres rares, pour toutes les industries à haute valeur capitalistique. Le marchand d’esclaves est souvent lié aux mafias ou au banditisme. C’est un business qui a été délégué, peu risqué, très rémunérateur. L’esclave reste un autre, il devient au mieux « caporalato » responsable d’un champ de tomates dans les Pouilles après avoir quitté son Ghana natal où il récoltait déjà des tomates. La Chine utilise la troupe pour la récolte, l’entreprise appartient d’ailleurs à l’armée. Esclavage ? Ou une autre manière de voir l’économie comme une guerre ? L’esclavage se combine ainsi à l’ingénierie du travail, la fraude ou plutôt l’optimisation fiscale, terminologie occidentale plus économiquement acceptable. Le FMI et la Banque Mondiale ne sont que des instruments de financiarisation de l’économie au seul profit des occidentaux, principalement américains. « La dette (d’un pays du Sud) n’est que le signe visible de l’allégeance » (Jean Ziegler). L’être humain n’est qu’une ressource, avec un prix et un marché. Finalement, que pourrait être l’avènement du nouvel esclavage ? L’uberisation du travail ?

Alban Brisset


Bibliographie : 

Les routes de l’esclavage - ARTE 

Christophe Boltanski, Minerais de sang, Paris, Grasset, 2012. 

Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère, Agone, coll. « Eléments », 2017. 

Catherine Coquery-Vidrovitch, Petite histoire de l’Afrique, Paris, La Découverte, 2010 

Frantz Fanon, Les damnés de la Terre. 

Frantz Fanon Peau noire, masques blancs. 

Jean-Baptiste Malet, L’empire de l’Or Rouge, paris, Fayard, 2017.