Comment expliquer que l’italien Gianni Infantino, président de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) tienne une place centrale dans l’équation du conflit diplomatico-économique opposant depuis presque un an le Qatar à une coalition menée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis ? La réponse réside dans l’importance de son rôle dans l’organisation de la Coupe du Monde de Football 2022 (CMF 2022) confiée au Qatar.
Le rayonnement de l’évènement représente pour le petit émirat la perspective d’une consécration de sa politique d’influence, particulièrement active dans la sphère sportive, en lui assurant le statut de centre du monde durant quelques semaines. Pour ses adversaires, le priver partiellement ou totalement de cette affirmation de puissance s’inscrit pleinement dans le périmètre actuel de lutte et constitue une priorité qui se traduit par le déploiement d’une stratégie de déstabilisation sur ce sujet. La FIFA et son président, lors de son 68ème congrès qui se tiendra à Moscou en juin prochain, arbitreront définitivement l’issue de cette confrontation mais nul doute que les répercussions des différentes décisions dépasseront largement le seul univers du football.
Un contexte très conflictuel
Le 5 juin 2017, l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, Bahreïn, l’Egypte et les Maldives ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar, l’accusant de soutien au terrorisme islamiste et de complaisance à l’égard de l’Iran. Un blocus, assorti de 13 exigences pour son desserrement (dont l’arrêt des activités de la chaîne Al Jazeera et de toute coopération militaire et sécuritaire avec l’Iran) a également été imposé au petit émirat gazier. Son unique frontière terrestre ainsi que les espaces maritimes et aériens des pays de la coalition pour toutes les liaisons et vols vers et depuis Doha ont été fermés. Des voies d’approvisionnement de substitution, notamment via la Turquie et l’Iran, quoique particulièrement pesantes pour les finances qatariennes, se sont avérées cruciales pour éviter l’asphyxie financière et permettre la poursuite de l’activité économique.
L'affrontement informationnel
Outre les débats fondés sur les suspicions de corruption et les accusations de travail forcé abondamment relayés depuis le choix du pays hôte pour la CMF 2022, la multiplication des offensives engagées via l’information sur ce sujet donne la mesure de la virulence de l’opposition entre les deux camps au cours des derniers mois :
- En juillet 2017, le journal suisse The Local, de langue anglaise et actif dans 9 pays européens, relate une demande de retrait de l’attribution de la CMF 2022 au Qatar officiellement formulée par l'Arabie Saoudite et ses alliés, invoquant l’article 85 du code de l’instance mondiale du football permettant une telle décision dans des circonstances d’urgence. Pourtant reprise, cette information s’avère fausse (ainsi que les citations prêtées à G. Infantino) et surtout propagée par la mise en ligne d’un « fake » site du media suisse.
- En octobre 2017 et février 2018, des officiels émirati et saoudiens, via Twitter et des sites d’information proches, plaident explicitement en faveur de l’éviction des qatariens de la CMF 2022 : le premier l’incluant dans les exigences exprimées pour une levée du blocus et le second offrant une alternative avec la piste de l’octroi de la CMF 2022 à la Grande Bretagne ou aux États-Unis (option obsolète depuis).
- En octobre 2017 une société dont le fondateur est connu pour des propos anti-qatariens diffuse une étude intitulée «Qatar in focus: Is the Fifa World Cup 2022 in danger? » pointant, en autres une instabilité politique croissante alimentée par une opposition émergente, des risques de non-paiement grandissants, une forte inflation des coûts de construction, ainsi qu’un environnement juridique peu fiable.
- Depuis quelques mois, l’Arabie Saoudite promeut le projet de porter le nombre d’équipes participantes à la CMF 2022 de 32 à 48, anticipant une lucrative orientation déjà actée pour la compétition suivante mais surtout suggérant la nécessité de stades supplémentaires pour la CMF 2022, et ce vraisemblablement hors du Qatar. Cette issue équivaudrait à perdre la face pour le Qatar, réduit à accepter l’aide de pays voisins hostiles. L’initiative concomitante menée par l’Arabie Saoudite, aux côtés d’investisseurs internationaux alliés, consistant à promouvoir la création d’une coupe du monde des clubs en 2021 semble être une tentative supplémentaire pour nuire à la résonance de la CMF du Qatar qui aurait lieu l’année suivante.
- De nombreux articles issus de media qatariens dénoncent la volonté de l’axe Ryad – Dubaï d’interférer dans l’avancée des travaux de la CMF 2022. Dernièrement, un organe de presse local a intensifié la riposte en employant le terme de trahison à la solidarité arabe pour qualifier le soutien apporté par l’Arabie Saoudite à la candidature américaine à la CMF 2026 en course contre le Maroc.
Une déflagration quasi mondiale
En articulation avec l’imposition d’un embargo, affectant immédiatement l’économie du Qatar et le déroulement des travaux de construction, le champ informationnel a donc été investi naturellement par les belligérants compte tenu de l’universalité de la compétition. Le succès des assaillants sur le terrain de la CMF 2022 implique en effet le ralliement ou l’activation « favorable » d’un faisceau d’agents épars sur l’échiquier international. Sans occulter la contribution d’autres vecteurs d’influence ou de persuasion. La stratégie informationnelle des deux parties façonne une complexe mosaïque de forces, bien vivaces et orientées dans leurs intérêts :
- Contribuant à la concrétisation des objectifs de la coalition.
- La persistance entretenue de l’incertitude entourant la tenue de la CMF 2022 au Qatar vise à déstabiliser (voire dissuader) les très nombreuses compagnies étrangères engagées contractuellement dans la construction des stades et infrastructures. Cette antienne a nourri d’autant plus les inquiétudes du monde du business qu’elle a trouvé une matérialisation par la hausse des coûts engendrée par la réorganisation des chaines logistiques d’approvisionnement, suite en particulier à la fermeture de la voie terrestre depuis l’Arabie Saoudite.
- Les hypothèses (fondées ou non) d’une aggravation des risques politiques et de crédit ciblent la communauté financière internationale. Elles provoquent vraisemblablement une pression supplémentaire sur le budget du Qatar causée par le renchérissement des financements et assurances qui en découlent sur les marchés, toujours très réactifs pour donner un prix au risque.
- Mobiliser des populations avides de football (notamment en Amérique du Sud) à qui est présentée la quasi-certitude d’une participation à la CMF 2022 via une ouverture du cercle des nations en compétition constitue un levier notable d’influence. Cette effervescence pousse sans doute les représentants des nations concernées à appuyer avec vigueur ce développement recherché par l’Arabie Saoudite.
- Assurant un axe de rétorsion pour le Qatar :
- L’émirat recherche à coaliser parmi le monde arabe en exacerbant le sentiment anti-saoudien bâti sur la stigmatisation de son opposition au Maroc sur la CMF 2026 et l’affirmation d’un lien de continuité avec d’autres postures d’alignement avec les États-Unis.
La profondeur de ces réserves financières maintient le Qatar dans le jeu mais ces derniers événements ont durement éprouvé les mécanismes patiemment établis de son soft power sportif. Il apparaît même presque établi que l’Arabie Saoudite souhaite dorénavant pénétrer le monde du sport, notamment le football, créant de facto un nouvel espace de rivalité acharnée entre les deux États.
Bruno Goutard