En 1974 a eu lieu un des plus gros scandales humanitaires des années 70, et sans doute un des premiers : celui des « Baby Killers ». Aujourd’hui, en France, qui se souvient de cet évènement et de l’entreprise qu’il a impliqué ? Pas grand monde… En Irlande et au Royaume Uni il n’en va pas de même : la firme Nestlé et tous ses produits sont encore interdits de séjour dans les échoppes ; la marque Nestlé est associée à ce terme de « Baby Killer » et des irlandais qui n’étaient pas nés à l’époque du scandale sont encore capable de raconter l’origine de cette appellation.
Comment un évènement qui a eu lieu il y a 40 ans peut-il encore influencer des habitudes de consommation aujourd’hui ? Et différemment suivant les pays ?
Le rappel des faits
En 1974, deux citoyens américains produisent un rapport alarmant publié par l’ONG « War on Want » sur la mortalité infantile en Afrique intitulé : « Baby Killers ». Ce rapport impliquait directement Nestlé qui, par sa campagne publicitaire, incitait les mères à consommer du lait en poudre plutôt que d’allaiter. Cet article du New Internationalist donne un bon aperçu des moyens de campagne utilisés à l’époque par différentes firmes : échantillons gratuits jusqu’à tarissement du lait maternel, commerciales déguisés en infirmières, noyautage d’influence dans les centres de santé et hôpitaux... Avec ces campagnes, le lait infantile fut perçu comme un produit plus sûr que le lait maternel et meilleur pour la santé du nourrisson. Cela a poussé de nombreuses mères à abandonner l’allaitement. Le rapport alerte sur le changement culturel induit, également sur les carences du système immunitaire du nourrisson liées à ce mode d’alimentation, et enfin sur les conséquences dans les pays du Tiers monde, en particulier celle-ci : les mères non informées ont mélangé ce lait à de l’eau non potable, ce qui a provoqué la mort de nombreux nourrissons.
Par la suite le rapport originel a fait l’objet d’une publication par une maison d’édition allemande : le retentissement médiatique a été énorme et a eu des répercussions internationales. La publication du livre a été suivie par un boycott des produits Nestlé en 1977, et a fait tâche d’huile dans de nombreux pays, principalement anglo-saxons.
La réponse de Nestlé a été juridique : la firme a gagné tous les procès qui lui ont été intentés et qu’elle a intenté.
Parallèlement, le mouvement de la société civile amène à la création de l’IBFAN (International Baby Food Action Network ) en 1979 lors d’une conférence de l’UNICEF, l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), et à la mise en place de nouvelles règles de santé par l’OMS régulant la publicité et la promotion du lait infantile. Nestlé déclarera accepter ces règles en 1984 seulement après avoir rencontré les organisateurs du boycott, lequel est alors suspendu.
Tout aurait pu s’arrêter là. Mais 4 ans plus tard, Nestlé enfreignait le code le l’OMS qu’il venait de signer. Et plusieurs pays anglo-saxons reprirent le boycott qui ne s’est jamais arrêté depuis.
Depuis, un nombre impressionnant de scandales sanitaires et d’atteintes à l’image de Nestlé ont émaillé le parcours de l’entreprise qui continue pourtant sur la même ligne de communication… (Cf Annexe)
La réaction tardives de Nestlé sur le terrain de la communication
Il aura fallu 10 ans à Nestlé pour commencer à identifier son adversaire et conclure un accord. Entre temps, ledit adversaire a créé une force politique et institutionnelle qui s’ajoutera dans le jeu des acteurs… et changera le rapport de force.
Les acteurs de la société civile se sont effectivement mobilisés autrement. Ils ont d’abord créé un réseau international très fin et complètement décentralisé où chaque communauté nationale et régionale a son autonomie de parole et d’action. Ainsi, l’INFACT organise le boycott aux Etats-Unis, et l’association « Babymilk action » rayonne sur le Royaume Uni. Ces associations font appel à la conscience de chaque citoyen, qui est considéré comme militant et communicant potentiel. Par exemple, Babymilk action propose des goodies de boycott (posters, mugs, stickers, etc).
Pour devenir plus fortes, ces associations ont décidé de créer l’IBFAN qui regroupe aujourd’hui 273 d'entre elles provenant de 163 pays.
En 1988, l’IBFAN obtient une grande victoire. Après la production d’un rapport sur les violations des règles de l’OMS par plusieurs firmes dont Nestlé, cette dernière conteste la fiabilité des expertises et audits menés. L’OMS et l’UNICEF concluent qu’on ne peut pas mettre en doute le sérieux des études de l’IBFAN : l’organisation devient une référence institutionnelle et Nestlé est mis en cause.
Ces organisations savent également faire appel aux pouvoirs publiques et politiques : ainsi en mai 1999, sur la plainte de l’ONG Babymilk action, l’ASA (Advertising Standards Authority ) britannique sanctionne Nestlé pour sa campagne publicitaire contre le boycott. Le slogan « éthique et responsable » a été jugé non applicable à la politique de production et de distribution des produits Nestlé. A titre d’illustration, depuis 2013, 22 plaintes ont été déposées à l’ASA contre les publicités pour les produits Nestlé et seulement 2 déclarées sans suite.
La politique de temporisation de Nestlé
Depuis 40 ans, Nestlé essaye plusieurs armes face à cet adversaire d’un nouvel ordre : Les armes de Nestlé sont juridiques, par exemple en attaquant en procès la maison d’édition du livre « BabyKillers ». Mais si Nestlé gagne le procès, la peine infligée à la maison d’édition est très légère, ce qui en fait une condamnation sans intention punitive. Le véritable procès n’est pas juridique, il est éthique.
Nestlé essaye ensuite la négociation en passant un accord avec l’INFACT US en 1984 : la firme signe la charte de l’OMS et l’association américaine stoppe le boycott. Mais dès 1988 et le rapport de l’IBFAN, les autres associations anglo-saxonnes reprennent le boycott : Nestlé a compté sur une organisation centralisée, non sur cette constellation sans tête difficile à réunir autour d’une table…
Nestlé utilise aussi les armes « classiques » d’une grande firme : les arguments d’autorité scientifique : Nestlé a pour figure de proue ses laboratoires Hi-Tech à la pointe du progrès. Mais depuis la reconnaissance institutionnelle de l’IBFAN qui publie régulièrement des rapports sur la violation des règles de l’OMS sur la promotion du lait infantile, cette autorité est mise à mal. D’autant que les nombreux scandales alimentaires viennent mettre en doute la fiabilité de la sécurité alimentaire dans l’entreprise… (Cf annexe 1) A cet égard, les déclarations de Yasmine Motarjemi (10 ans responsable de la sécurité alimentaire niveau mondial chez Nestlé) dont le procès pour harcèlement est en cours nous renseigne quelque peu sur la politique interne de l’entreprise. La culture interne de l’entreprise permet-elle une transparence nécessaire à la remontée des dysfonctionnements et à une politique de sécurité alimentaire efficace ?
Nestlé montre également une image de marque liée au développement des pays du sud ; de nombreux programmes de développement sont financés par la marque, qui correspondent aux nombreuses implantations d’usines dans différents pays. Par ces investissements, Nestlé devient un acteur important de ces pays. Ainsi, au Cameroun, Nestlé a pu gagner un marché contre une entreprise locale en passant par des pressions politiques…
Le storytelling du fort face à la guérilla informationnelle du faible
De manière générale, Nestlé a bâti un storytelling de bienfaiteur de la communauté humaine sur lequel on peut se reposer. Sur la page qui raconte « leurs histoires », tous les domaines de la vie sont abordés de manière personnalisée afin de susciter l’empathie et l’émotion. En bas de la page, « Nos Experts », se veulent rassurants sur la manière dont Nestlé s’occupe de ses projets.
Mais ce storytelling est-il vraiment efficace ? Et Nestlé arrive-t-il à le tenir dans les faits ?
Dans plusieurs cas d’attaques de la marque ou de scandales alimentaires, le temps de réaction de communication de Nestlé a été assez long : cela a alimenté les critiques de ses détracteurs. Ainsi, en novembre 2000, Nestlé est mis en cause devant la commission européenne par l’UNICEF et l’IFBAN sur ses activités au Pakistan, et aucun représentant ne se présente à l’audience ; Nestlé invoque une incompatibilité d’emploi du temps. Même si la firme mène ensuite des enquêtes et actions correctives au Pakistan, cette manière d’agir est désastreuse en matière d’image : On y voit de l’irrespect et du mépris envers les institutions et la société civile…
Et effectivement, en étudiant le scandale des Nouilles Maggi contaminées au plomb qui éclate début 2015 en Inde , on se rend compte que Nestlé a remonté très facilement la pente… Nestlé retire son produit en mai 2015, et dès novembre les Nouilles Maggi sont de retour en rayon, et dès mai 2016 Nestlé affiche un retour à la normal de ses ventes sur le marché indien : dans ce cas, pourquoi s’inquiéter de son image ?
Quand on étudie les acteurs de ce conflit, il apparaît que les stratégies menées sont très différentes. Ces stratégies tiennent à la nature même des acteurs dont l’un, Nestlé, est identifiable et a une structure centralisée, et l’autre, les organisations de la société civile, sont plus une constellation d’associations et d’individus agissant seuls (l’IBFAN compte des membres individuels, et nombre de blogueurs se font détracteurs de Nestlé et n’appartiennent à aucun groupe) qui se rassemblent parfois autour d’un but commun. Nestlé joue avec les acteurs institutionnels seulement (gouvernements, cadres juridiques existants) et ne respecte que de façade les préconisations des organismes tels que l’OMS ou l’UNICEF, puisque les enfreindre ne porte pas préjudice à leur développement économique.
La force des organisations de la société civile tient au contraire à ce qu’on ne peut pas les identifier : il est très difficile de les attaquer. Leur champ de bataille se situe sur le plan moral et éthique, et c’est le préambule aux changements sociétaux. Leur faiblesse est leur division et leur manque de crédibilité. Mais à cela elles ont su pallier en faisant relayer leurs plaintes par des institutions soit créées par elles-mêmes (l’IBFAN reconnue par l’OMS et l’UNICEF comme source fiable) soit déjà existantes (l’ASA au Royaume Uni). Leur prochaine étape : faire inscrire dans la loi les limitations qu’elles veulent imposer sur la promotion du lait infantile.
Il n’en reste pas moins que le boycott de Nestlé ne s’est poursuivi en Europe que dans les pays Anglo-saxons, et que les pays latins par exemple n’ont pas suivi l’action. Comment expliquer cela ?
L'efficacité inégale des campagnes de boycott
La politique de marketing de Nestlé a été sensiblement la même pour ces pays. On note quelques différences sur les pages de présentation des marques Nestlé France et Nestlé Irlande par exemple : Sur le site Français, la liste des produits est claire et l’information sur le produit est détaillée. Sur le site Irlandais en revanche, les origines des produits (marques rachetées, contexte géographique de production) sont bien plus détaillées, mais la liste des produits est difficile à trouver et la plupart des pages renvoient vers des sites Nestlé spécialisés dans telle ou telle branche (eaux, céréales). Est-ce une manière de rendre difficile le boycott ? Car le boycott même est une des raisons qui explique cette différence d’impact. Selon le sociologue Marc Drillech, le boycott est un acte typiquement anglo-saxon : la guerre d’indépendance des Etats-Unis a commencé par un boycott organisé par le Tea Party. Il s’inscrit dans une tradition politique ancienne et a gagné ses lettres de noblesse dans cette culture. Il s’est même institutionnalisé : pensons au boycott de l’Afrique du Sud dans les années 70 pendant l’apartheid ou plus récemment le boycott de l’Irak par les Etats-Unis.
Le boycott ne fonctionne que s’il est accompagné d’une forte coercition (comme pour le boycott de l’Irak par les Etats-Unis où la France s’est vu sanctionner) ou dans notre cas s’il est bien relayé par les médias ; car boycotter est d’abord un acte individuel, tout comme signer pétition : pour être suivi, il faut savoir communiquer. Les médias ont effectivement bien joué leur rôle dans le Boycott de Nestlé, et à la fois les ONG et les scandales de sécurité alimentaire des dernières années ont pu le rendre efficace.
L'impact de la dimension culturelle des pays cibles
C’est là peut-être que se trouve la raison de l’absence de boycott en France et dans les pays latins : ceux-ci privilégient les actes collectifs comme action politique : manifestations, grèves, … révolutions !
Sous cette différence de mode d’action politique s’en cache une autre bien plus grande : celle de la conception de la liberté et du rôle de l’Etat et de la communauté dans ces deux cultures (latine et anglo-saxonne, française et Irlandaise – Anglaise).
Dans la culture française, c’est l’État qui garantit la liberté de chacun. Un Français peut s’habiller comme bon lui semble, se comporter de la manière qui lui plaît tant qu’il n’enfreint pas la loi. Au contraire, un Anglais, un Irlandais ou un Canadien doit tenir compte de son voisin. Ainsi, Polly Platt relate dans son livre « Ils sont fous ces Français ! » qu’un Français habitant au Québec a été très choqué lorsque son voisin est venu sonner à sa porte pour l’exhorter à boire moins ; il avait vu sa poubelle de verre pleine de bouteilles de vin vide, et s’était senti directement concerné par la santé de son voisin. En France, une telle situation ne serait pas possible car ce comportement serait perçu comme une atteinte portée à la liberté.
De la même manière, en France, si un voisin se comporte trop mal, on fait appel à la police pour le remettre au pas. Au Royaume Uni, le policier est plus un médiateur qui vient en dernier ressort gérer les conflits entre voisins. Car dans la culture anglo-saxonne, la communauté est responsable d’elle-même. Les Neibourhood (voisinages) se font une fierté de décorer eux-mêmes leurs ronds-points en Angleterre, aux Etats-Unis voir des habitants créer une milice de sécurité du quartier est chose commune. En France, non seulement cela serait hors-la-loi, mais cela serait perçu comme une tentative d’affaiblissement de l’État. On peut voir une illustration de cela aujourd’hui dans les propositions de loi visant à faire rentrer dans le giron de l’éducation nationale toutes les écoles hors contrat et les enfants scolarisés à domicile : l’éducation est affaire de la République, tout comme la sécurité.
La conséquence de cette différence de culture, c’est que les Français se sentent peu concernés par un appel au boycott : ce sont l’État et les institutions qui doivent garantir leur sécurité. Puisque l’OMS et l’UNICEF ont défini des chartes, et puisque l’État Français veille à ce qu’elles soient respectées sur le sol Français, alors il n’y a rien à craindre. Au niveau étatique, la France a d’ailleurs été la seule à ne pas respecter le boycott en Irak imposé par les américains : de là à dire que le Boycott n’est définitivement pas dans les mœurs françaises…
Et Nestlé joue son storytelling sur cette ligne culturelle latine : « il n’y a rien à craindre, nos experts s’occupent de vous ». Le message est bien reçu en France car il est bien adapté à la culture.
En revanche, en Irlande et en Angleterre, retirer le contrôle de la sécurité aux communautés et aux consommateurs est perçu comme arrogant (comme sont perçus parfois les Français !) et comme despotique, dangereux. Nestlé n’a pas su adapter sa stratégie d’image à cette façon collective de penser la sécurité. En se trompant sur la nature de ses adversaires d’abord (puisque la firme a cherché une tête à une organisation qui n’en avait pas) et sur l’approche à adopter face au consommateur. Par exemple, on peut imaginer Nestlé travailler avec des groupes de consommateurs à la manière de Tupperware ou de la Leche Ligue : cela aurait permis un soutien et une contre-attaque efficace en faisant de chaque consommateur un défenseur de la marque. C’est ce qu’a réussi à faire Ferrero, qui était attaquée en même temps que Nestlé sur la consommation d’huile de palme dans ses produits.
Pourquoi le boycott de Nestlé se poursuit en Angleterre et en Irlande depuis 40 ans et n’a pas fait long feu en France ? Les raisons en sont principalement culturelles ! Et en 40 ans, la forte culture d’entreprise de Nestlé ne lui a pas permis de s’adapter à ces différences…
Caroline Darré
Annexe : Chronologie non exhaustive des attaques de la marque Nestlé
1860 Lancement de la première poudre lactée par Henri Nestlé
1974 Sortie du raport « baby killers »
1977 Lancement du boycott aux Etats-Unis par l’assoctation INFACT (Infant Formula Action Coalition)
1979 Création de l’IBFAN constituée au départ de 6 organisations civiles lors d’une conférence OMS et UNICEF
1981 l’OMS fixe des nouvelles règles de santé (interdiction de promotion, échantillons gratuits, logos idéalisant le lait en poudre etc)
1984 Nestlé déclare accepter les règles de l’OMS
1988 Rapport de l’IFBAN sur la violation des règles de l’OMC sur la promotion du lait infantile par plusieurs firmes dont Nestlé : reprise du Boycott dans plusieurs pays
1992 l’OMS et l’UNICEF lancent l’initiative « Hopitaux amis des bébés »
Mai 1999 Sanction de Nestlé par l’ASA (Advertising Standards Authority ) britannique de sa campagne publicitaire contre le boycott.
Nov. 2000 Nestlé est mis en cause devant la commission européenne par l’UNICEF et l’IFBAN sur ses activités au Pakistan.
2002 Premières alertes de biscuits étouffeurs de bébés
2002 La Stratégie mondiale pour l'alimentation du nourrisson et du jeune enfant de l’OMS promeut l’allaitement
2007 Taux trop élevé de mélamine dans les produits pour animaux de compagnies
2008 Nouvel indicent de mélamine 300 000 bébés intoxiqués
2010 Action de GreenPeace sur le sujet de l’huile de palme
Mars 2011 Yasmine Motarjemi (10 ans resp de la sécurité alimentaire niveau mondial) porte plainte pour harcèlement (ici sa lettre au directeur de Nestlé)
2014 Rapport IBFAN relatant les violation du code OMS par Nestlé (entre autres)
Début 2015 Scandale des nouilles Maggi
2017 Nouveau rapport de l’IFBAN des violations du code OMS (où Nestlé apparaît)