La législation antitrust à géométrie variable des Etats-Unis


 

À la fin du 19ème, Les États-Unis ont été une des premières économies de marché à élaborer une législation anti-trust. A l’époque, ce pays donnait au monde une leçon dans la manière de protéger la concurrence sur son marché intérieur. Au cours des années 1990, les pionniers français de l’intelligence économique ont fait un bilan de l’application de la loi antitrust. Ils constatèrent qu’à la fin du siècle dernier, les pénalisations concernaient surtout des entreprises non américaines. Ce retournement de situation s’est accentué avec l’émergence du monde immatériel au sein duquel les entreprises multinationales américaines occupent des postions quasi monopolistiques sans que l’administration américaine n’en sanctionne le principe. 

Le Sherman Act au début du 20ème


Les législateurs américains ont estimé que les trusts – corporations ayant atteint des tailles telles qu’elles écrasent toute concurrence – représentent un danger pour les fondements même de la démocratie. Ils décrètent alors le Sherman Anti-Trust Act pour ménager la libre concurrence et éviter les situations monopolistiques. Par des opérations de Fusion-Acquisition, la Standard-Oil dirigée par John D. Rockfeller finit par peser pour 1040 Milliards de Dollars actuels et assied son hégémonie sur le secteur pétrochimique (75% de part de marché) et mène une guerre des prix qui finit par asphyxier les petits acteurs qui ne peuvent pas bénéficier des effets de volume. Alerté par la journaliste d’investigation Ida M. Tarbell et son livre de 1904 « The History of the Standard Oil Company », le Département de la Justice des États-Unis poursuivit, en 1911, la Standard-Oil pour ses positions monopolistiques. Dans la foulée, la Federal Trade Commission (FTC) fut créée en 1914 pour limiter les situations monopolistiques, la Standard-Oil fut démantelée en 34 entreprises indépendantes, et le Clayton Anti-Trust Act fut adopté pour compléter le Sherman Act. 

Le Sherman Act au 21ème 


Un siècle plus tard, presque jour pour jour, des nouvelles corporations américaines – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Intel et IBM – suivent la même logique de Fusion-Acquisition et assoient leur hégémonie sur le « New-Oil » : les technologies de l’information et de la communication. 

Depuis leurs créations, Google procède à 224 acquisitions, Apple à 92, Facebook à 50, Amazon à 84, Microsoft à 204, Intel à 87 et IBM à 176. La similitude entre cette situation et celle de la Standard-Oil est si frappante que ce soit pour les parts de marché (88% de la recherche sur internet passe par Google) ou par la guerre des prix (en proposant ses services gratuitement, Google atteint le stade ultime de la guerre des prix), qu’il serait logique de s’attendre à une réaction de la FCT de l’envergure de celle qu’elle a eu vis-à-vis de la Standard-Oil. Il n’en est rien. Saisie en 2010 pour statuer sur l’abus de position dominante de Google dans les moteurs de recherche, la FTC déclare à propos de Google : « not find any evidence to prove his guilt ». Les rares fois où la FTC a condamné une de ces entreprises, il s’agissait d’amendes ne dépassant guère les 50 millions de dollars, soit une goutte d’eau étant donné les valorisations des entreprises en question, allant jusqu’à 750 milliards de dollars pour Google et 850 milliards de dollars pour Apple. La FTC estimerait-elle que les 88% de part de marché dans la recherche sur internet de Google, les 71% que se partagent Google et Apple dans la messagerie Mail et d’autres monopoles encore, sont moins dangereux que les 75% de la Standard-Oil dans le pétrole ? 

L’administration américaine n’a pourtant pas hésité de peser de tout son poids, le 13 mars 2018 dernier, pour bloquer une autre Fusion-Acquisition, toujours dans les TICs : celle de Qualcomm et Broadcom deux leaders mondiaux dans les terminaux mobiles, l’un au niveau des processeurs, l’autre au niveau des circuits de communication. Les deux entreprises sont américaines, bien que Broadcom soit en ce moment sous contrôle singapourien. L’offre d’achat proposée par Broadcom n’a pas eu les faveurs de l’actuelle administration américaine malgré les assurances de Broadcom de relocaliser son siège social aux Etats-Unis. 

Sachant qu’après fusion, BroadCom-Quacomm aurait pesé pour près de 90 milliards de dollars loin derrière le géant du silicium Intel qui pèse pour 280 milliards de dollars, nous sommes en droit de nous interroger sur l’attitude de l’administration américaine. 

S’agit-il de protectionnisme ? De la stricte application des lois Anti-trust ? Nous le saurons bientôt : Intel vient de nier son intention d’acheter Broadcom

L’explication ne se trouve peut-être pas sur le seul terrain de la concurrence. 

Une question de suprématie informationnelle ?


Intel a raté dans le passé le virage des processeurs mobiles au profit de Qualcomm, et concurrence actuellement Broadcom dans les puces de communication. 

Une fusion Broadcom-Qualcomm ferait émerger un géant consolidé de la fourniture de puces pour terminaux mobiles et mettrait un coup d’arrêt fatal à la croissance d’Intel. L’exécutif américain protègerait-il Intel d’un futur d’un concurrent pas moins américain ? Pour quelle raison l’historique promoteur de la libre concurrence interviendrait ainsi ? Et peut-on faire un rapprochement avec la protection de Google dans le passé ? La réponse se trouve peut-être dans ce qui se passe dans les laboratoires de recherche respectifs de Google et d’Intel. 

Dans les dernières années, la répression, certes louable, des téléchargements illégaux ainsi que les scandales d’espionnage à répétition (ECHELON, PRISM...) ont profondément modifié le comportement des internautes de par le monde, les amenant à plus de sécurisation des échanges sur internet notamment en cryptant leurs données. Il s’agit d’une vraie plaie pour les services de renseignements. 

Le chiffrement RSA – algorithme de cryptographie le plus utilisé par le monde, notamment pour sécuriser nos transactions bancaires – se base sur un mécanisme simple mais redoutablement efficace : celui de la factorisation en nombres premiers des clés de cryptage. 

Trouver la factorisation en nombres premiers d’un nombre quelconque – et par voie de conséquence, casser une clé de cryptage – est réputée difficile. Casser une clé de cryptage de 128bits par exemple nécessiterait plusieurs milliers d’années en utilisant la puissance de calcul simultanée de l’ensemble des ordinateurs disponibles de nos jours. Le calcul quantique, paradigme de traitement des données totalement nouveau, est connu pour pouvoir calculer les factorisations en nombres premiers dans un temps humainement accessible. Un ordinateur quantique serait alors capable de casser n’importe quelle clé de cryptographie actuelle en un rien de temps. On peut donc comprendre l’intérêt de la DARPA à financer des programmes de recherches en vue de lever les verrous technologiques qui freine la réalisation pratique de ce type de machines. 

Soutenus par différents programmes de la DARPA, les laboratoires et startups acquises par Google et Intel sont aujourd’hui en première ligne pour la suprématie quantique – Intel vient d’annoncer un calculateur quantique à 49 qbits et Google à 72 qbits. Sans leurs rentes, sans les acquisitions dans le domaine du calcul quantique et sans les effets d’échelle (si la FTC décide de les démanteler en entreprises de plus petite taille) ils ne seront pas en mesure de mener à terme cette guerre pour la suprématie quantique, à l’heure ou des acteurs comme Chine rentrent en jeu. 

La suprématie et la longueur d’avance dans le renseignement vaut peut-être quelques entorses aux lois antitrust. Au-delà de la course à la suprématie quantique, Il est urgent d’accélérer la sécurisation des systèmes d’informations classiques par l’adoption de la cryptographie post-quantique, seul paradigme de cryptage permettant aux systèmes d’information classiques de résister à une attaque par un calculateur quantique. 

 

Philippe Mercier