La guerre des producteurs de contenu contre les diffuseurs

 

Acteur historique du paysage audiovisuel français, le groupe TF1 revendique depuis de nombreuses années la place de numéro un. Son modèle économique fondé sur les revenus de la publicité et son hégémonie sont cependant remis en cause. En effet, la multiplication de chaînes accessibles gratuitement par la TNT (télévision numérique terrestre) et les plateformes de streaming vidéo ont engendré une érosion des audiences et donc des revenus publicitaires. A la recherche de nouveaux revenus, le groupe TF1 s’est donc tourné vers ses distributeurs (les opérateurs télécoms « les telcos » et le groupe Canal +) pour gagner de nouvelles marges de manœuvre financières en diversifiant ses sources de revenus et diminuer sa dépendance aux revenus publicitaires. 

Comment ces négociations débutées en avril 2017 ont-elles abouti un an plus tard à la coupure du signal de TF1 par le groupe Canal + en plein téléfilm du vendredi soir ? Comment ce différend commercial est devenu une guerre de l’information au travers de communiqués ou d’actions plus inédites ? Quels sont les enjeux de cette guerre que se livrent la première chaîne de France et les opérateurs télécoms ? 

Des postures de combat et des rapports de force différenciés.


Les acteurs de cette « guerre des écrans » ont chacun leurs propres intérêts, leur propre calendrier et surtout leur propre stratégie qui par bien des aspects emprunte aux principes de la guerre ou à des tactiques de guerre de l’information.  Au départ de l'action, TF1 est dans la posture de l’attaquant. Elle attend de ces négociations avec les « telcos » 100 millions d’euros de revenus supplémentaires. Outre les contenus que le groupe diffuse via les principaux bouquets satellites, TF1 dispose d’un atout maître : le temps. En effet, le groupe a habilement étalé les dates de renégociation avec les différents opérateurs télécoms et joué avec des prolongations de calendrier. Cela permet à TF1 de minimiser les risques et de concentrer ses efforts[i] : si le conflit avec un des opérateurs tourne mal, alors seul cet opérateur cessera de diffuser la Une, avec un impact limité sur les audiences. La chaine a alors tout intérêt à rester ferme sur la négociation quitte à les faire trainer en longueur car elle a un second atout dans son jeu. TF1 est le seul diffuseur en clair de la coupe du monde de football qui aura lieu en Russie à l’été 2018. Or cet évènement sportif comme les jeux olympiques est synonyme de nouveaux abonnés ou de renouvellement d’abonnement. TF1 peut donc réaliser une manœuvre de freinage[ii] vis-à-vis de ses adversaires les plus coriaces, à savoir CanalSat. 

Les débuts d'une crise


Au printemps 2017 TF1 lance les hostilités en annonçant aux opérateurs télécoms qu’ils ne pourront plus diffuser ses chaînes gratuites s’ils ne payent pas les contenus. Dès le mois de novembre 2017, le groupe TF1 signe un accord avec le groupe SFR Altice. Leur accord de diffusion arrivant à échéance sans nouvel accord, TF1 prend la décision de couper la diffusion du « Replay MY TF1 » de l’offre SFR-Numéricable.  En difficulté sur le plan commercial et fortement endetté, le groupe Atlice est contraint de signer un accord qui servira de base pour TF1 afin de négocier avec les autres opérateurs. Le même type d’accord sera signé avec Bouygues Telecom fin janvier 2018. La négociation entre deux entités majeures du groupe Bouygues sera tendue mais restera discrète. La négociation avec Orange sera plus difficile. En effet le groupe Orange en plus d’être un diffuseur, bénéficie de son réseau de câble qui lui confère un poids significatif. Son chiffre d’affaires 20 fois supérieur et sa place de choix parmi les annonceurs de TF1 lui donne quelques arguments. Orange représente 1,4% des recettes publicitaires de TF1 en 2017 et tient là une position de force. L’arme informationnelle de la menace, fonctionnera parfaitement. En menaçant d’annuler des campagnes, Orange pousse TF1 vers un accord le 8 mars 2018. 

Le paroxysme


Le groupe Canal + est sans doute le protagoniste qui a le plus à perdre dans ce combat. C’est pourquoi il a adopté la posture la plus offensive mêlant des actions d’information et des actions que l’on pourrait qualifier de « cinétique ». Son modèle économique fondé sur des abonnements payants donnant accès à des contenus exclusifs achetés à prix d’or (cinéma, sports, etc.) souffre de la concurrence de nouveaux acteurs aux ressources financières plus importantes comme Bein Sports. Devant « les exigences financières déraisonnables et infondées » de TF1, le groupe Canal + a donc décidé le 1er mars 2018 de couper le signal des chaînes du groupe. Canal + au passage utilise une arme classique de la guerre de l’information qui s’apparente à de la désinformation. En effet, le groupe Canal + dénonce « l’intransigeance du groupe TF1 qui abuse de sa puissance de marché (…) pour imposer à ses distributeurs (…) de payer pour continuer à diffuser des chaines disponibles gratuitement sur la TNT et sur internet ». Or ce que demande TF1 c’est d’être rétribué non pas pour la diffusion de ses chaînes gratuites, mais pour l’accès aux contenus de son offre premium. (Relay étendu, start over[iii], cast[iv], multi-écran[v]). Cette omission dans la communication de Canal + a pour but de prendre à témoin les téléspectateurs et de se positionner comme le défenseur de leurs intérêts et de forcer TF1 à revoir ses prétentions. Sur le plan des audiences la manœuvre de Canal + a eu un effet certain avec une chute de 2,2 points de part d’audience pour le journal de 20 heures du vendredi 2 mars engendrant une perte de revenus publicitaires. De plus, l’opérateur Free, profitant du précédent créé par la coupure, a menacé de suivre le mouvement initié. Avec 6,5 millions de téléspectateurs le poids de Free est loin d’être négligeable. 

L'apaisement


Cette double manœuvre informationnelle et coercitive a en partie porté ses fruits en obligeant le CSA à prendre position dans ce conflit. Dans un premier temps ce dernier a rappelé qu’il « s’agit (…)  d’un conflit commercial sur des accords commerciaux (…) qui relèvent de la compétence du tribunal de commerce, pas de celle du CSA » puis s’est positionné en arbitre en recevant les deux protagonistes le 7 mars. La ministre de la culture a aussi pris position en rappelant au Groupe Canal + son obligation de diffuser toutes les chaînes gratuites pour les foyers n’ayant accès à la TNT que par satellite. L’intervention du ministère de la culture et la menace de mesures législatives contraignantes a ramené chacune des parties à plus de mesure et le groupe Canal + se déclare prêt à revenir à la table des négociations pour trouver un accord sur la rémunération des services associés aux chaînes. Etrangement le paiement pour la diffusion des chaînes n’est plus abordé.Pour autant y-a-t-il eu un vainqueur dans ce combat ? Tous les opérateurs savaient qu’ils devraient un jour ou l’autre payer plus pour avoir accès aux contenus de TF1 et c’est ce qui au final se passera. TF1 n’obtiendra sans doute pas autant de revenus supplémentaires qu’elle  l’espérait.Au final, il n’y a pas vraiment de gagnant d’autant que les menaces du gouvernement de régler les différends dans la prochaine grande loi sur l’audiovisuel doit être prise au sérieux. De nouveaux rebondissements sont toujours possibles avec Free qui reste toujours sur ses positions et BFMTV (groupe Altice média) qui se verrait bien demander une rétribution aux « telcos » … Et si le grand gagnant était le groupe M6 qui, après Orange, vient en toute discrétion de signer un accord de distribution global avec Free ?

Jérôme Merceron


  

[i] Deuxième principe de la Guerre selon Foch, avec la liberté d’action, et l’économie des moyens. 

[ii] Freiner : Ralentir la progression ennemie sur une direction ou dans une zone par l’action de détachements mobiles, par des feux et par des obstacles. Autrement dit échanger du temps (pour soit) contre du terrain (à l’adversaire). 

[iii]  Possibilité de revenir au début du programme pour la diffusion linéaire. 

[iv] Possibilité de diffuser les programmes sur l’écran de TV via le mobile ou la Tablette. 

[v] Disponibilité des services sur les écrans mobiles.