Une première version de ce texte a été rédigée dans le cadre de mes activités au sein du CSFRS à ses débuts. Mais cet organisme public s’est ancré peu à peu dans une approche très consensuelle de la géopolitique et de la stratégie. Il manque de mordant et n’est pas le lieu de débat qu’il aurait pu ou dû être. Ce malaise se ressent aussi dans d’autres lieux de réflexion comme l’IRSEM qui n’arrive pas à prendre une posture d’observation à 180 degrés comme le souhaiterait un certain nombre de cadres militaires. Ces derniers souhaiteraient avoir accès à une pensée libérée de l'autocensure imposée par les défenseurs d’une vision atlantiste légitimée par le besoin de ne pas déplaire à des pays alliés. C'est en sortant de cette étroitesse d'esprit que le général Christophe Gomart, alors à la tête de la Direction du Renseignement Militaire, a pu donner en 2015 sa version sur les risques d'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Savoir rester indépendant pour penser la puissance est un prérequis qui semble aujourd'hui faire défaut à de nombreux penseurs officiels. Il faudrait rajouter que la recherche de l'indépendance d'esprit ne suffit pas. Il faut aussi savoir s'unifier autour d'une cause commune.
Un récent ouvrage de Jean-Louis Bruneaux[1] sur Vercingétorix relance le débat lancé en d’autres temps par Jacques Bainville[2] sur par la difficulté du peuple de France à construire son unité quelque soient les périodes de son Histoire. Jean-Louis Bruneaux apporte non seulement une lecture critique de la guerre des Gaules[3] de Jules César mais surtout revient sur le déroulement de la défaite d’Alésia. Les cent mille hommes sur les deux cents et quelques mille de l’armée de secours qui ne se sont pas battus contre les légions romaines étaient commandés par des chefs gaulois qui avaient des liens avec les Romains. Cet esprit de « collaboration », qui comportait d’ailleurs des aspects économiques, a fortement contribué à la défaite lors de l’assaut lancé contre les fortifications édifiées par les Romains autour du site d’Alésia.
Pour tenter de saisir le cheminement de la pensée française en matière de puissance, il n’est pas inutile de se replonger dans la matière historique. L’ambiguïté française sur le concept de puissance est identifiable dès la révolution française par le refus des autorités républicaines d’assumer officiellement la politique de conquête territoriale menée durant les guerres révolutionnaires. En n’assumant pas cette réalité, les élites politiques ont été incapables de formuler une doctrine claire en matière de puissance. Ces dernières ont même faussé la perception du patriotisme en mélangeant les problèmes de crise politique intérieure et d’affrontement avec des puissances extérieures. Par trois fois en un peu plus d’un siècle, une force politique nationale préoccupée par la prise du pouvoir s’est alliée à un pays qui nous avait vaincus sur le plan militaire :
- En 1815, Louis XVIII succède à Napoléon Ier avec l’appui de la Grande-Bretagne, de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie dont les troupes alliées pour la circonstance ont battu l’armée française à Waterloo.
- En 1870, Adolphe Thiers obtient de Bismarck, vainqueur de l’armée française, l’autorisation de réarmer une force de cent mille hommes capables d’affronter la Commune de Paris. Thiers ne peut pas gagner contre les communards sans l’aide indirecte de l’occupant.
- En 1940, le maréchal Pétain signe un pacte de collaboration avec l’Allemagne, puissance victorieuse de la France. L’Allemagne nazie cautionne le nouveau régime de Vichy en contrepartie de concessions territoriales, financières, économiques et militaires.
Dans les trois cas de figure, l’assimilation de la conquête du pouvoir à la nécessité de sauver le pays a contribué à faire naître dans l’opinion publique une certaine méfiance à l’égard du patriotisme et de ses finalités. Le patriotisme est l’expression du dévouement du citoyen pour son pays, en particulier lorsqu’il est menacé par un envahisseur. Il devient une notion plus abstraite lorsque l’ennemi est présenté après la défaite comme un partenaire indispensable.
Cette série de crises institutionnelles a constitué un obstacle majeur à l’émergence d’une approche homogène en matière de réflexion sur la stratégie de puissance. En 1958, le créateur de la Ve République a tenté de dénouer ces nœuds gordiens. Soucieux d’assurer le meilleur positionnement possible de la France dans le concert des nations, le général de Gaulle a eu du mal à faire passer ce discours dans la population. Son retour à la tête du gouvernement fut considéré par ses détracteurs comme un passage en force dans la vie politique française, même si le risque majeur de guerre civile en raison du conflit algérien, pouvait servir de justification. Une fois de plus, le débat sur la puissance était parasité par l’accord passé avec un adversaire extérieur.
La crise du patriotisme fausse-t-elle la lecture de la puissance ?
L’affrontement idéologique entre les deux Blocs a suscité une autre forme de rupture dans l’approche collective que nous avons du patriotisme. Dès la révolution russe, les partisans du modèle communiste ont pris fait et cause pour un autre type de patrie, à savoir l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, qui fut présentée durant l’Entre-deux guerres comme la patrie du socialisme. Cet abandon d’un idéal patriotique national au profit d’un idéal patriotique étranger, censé matérialiser l’expression d’une nouvelle solidarité entre les peuples en lutte, a faussé les repères élémentaires forgés par les Etats Nations. L’ennemi n’était plus seulement extérieur, il devenait intérieur. Les défenseurs du système capitaliste durent revoir leur approche de l’unité nationale.
Les retombées des guerres coloniales et de la guerre froide ont réduit la dimension du patriotisme au plus petit dénominateur commun. En comparant la notion de puissance à un acte de domination, la classe politique française l’a progressivement exclue de son vocabulaire à la suite des polémiques engendrées par les guerres coloniales. Le général de Gaulle esquissa les bases d’une alternative pacifique à la guerre froide, fondée sur la recherche de l’équilibre entre l’Est et l’Ouest ainsi que le rapprochement entre le Nord et le Sud. A l’écouter, le renouveau de la grandeur de la France passait par cette remise en cause de la division du monde en deux systèmes idéologiques diamétralement opposés. Les Etats-Unis combattirent cette recherche d’autonomie stratégique, parce qu’elle était contraire à leur volonté de suprématie sur la politique mondiale. L’histoire de cette rivalité de puissances entre deux alliés n’est que très partiellement écrite[4]. Le général de Gaulle a échoué dans sa recherche d’une troisième voie, alternative à la théorie des Blocs. Cette tentative de dessiner une grande stratégie pour la France n’a pas été possible par manque de soutien international, mais aussi par absence de motivation des élites françaises pour une telle stratégie. Après les défaites engendrées par les guerres coloniales, le gaullisme a incarné une valeur refuge de l’engagement patriotique, tout en symbolisant une certaine idée de la puissance de la France. La démission brutale du général de Gaulle laissa un vide qui ne fut pas comblé par ses successeurs.
Préservation de l'indépendance versus accroissement de puissance
Quels sont les blocages qui freinent l’émergence d’une prise de conscience sur une question aussi vitale pour l’avenir de la France ? Notre histoire et notre culture sont la première explication. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les élites françaises ont pris l’habitude de définir l’intérêt national à partir des paramètres suivants :
- L’indépendance du territoire,
- La démographie.
- Les forces militaires.
- La dissuasion nucléaire.
- Les ressources (énergie, matières premières, approvisionnements).
- Le potentiel industriel (équipements, technologie, recherche-développement, innovation).
- Les valeurs communes.
Cette approche de l’intérêt national ne permet pas de discerner les nouveaux enjeux de puissance succédant à la guerre froide. La doctrine de l’Abbé Grégoire, énoncée au moment de la Révolution française, est encore très présente dans la manière d’appréhender la mondialisation des échanges : « La France est un tout et elle se suffit à elle-même. La nature lui a donné des barrières qui la dispensent de s’agrandir, en sorte que ses intérêts sont d’accord avec ses principes ». La protection du patrimoine demeure la préoccupation prioritaire. Encore faut-il limiter la portée opérationnelle de cette politique de défense économique aux intérêts vitaux[5].
Aucune réflexion de fond sur l’accroissement de puissance ne vient compléter l’approche défensive conçue durant la guerre froide. Si les responsables économiques gardent de bons réflexes dans un certain nombre de secteurs industriels sensibles comme l’aéronautique, l’énergie, les transports, ils se montrent incapables de sensibiliser le pouvoir politique sur les stratégies d’accroissement de puissance des Etats-Unis ou des nouveaux pays industrialisés d’Asie.
Le cas de l’industrie informatique est exemplaire. Au début de la Ve République, le général de Gaulle avait bien perçu l’importance majeure de cette nouvelle activité en lançant une initiative bâtie autour du plan calcul et du développement de l’entreprise Bull. Ce grand chantier avait été conçu comme les autres précédents, dans un contexte de relance industrielle et de modernisation de la France. Un détail avait peut-être échappé à ses concepteurs : la volonté des Etats-Unis de dominer la recherche, le développement des multinationales et le marché mondial de l’industrie informatique. Autrement dit, l’initiative industrielle française ne pouvait avoir une chance de réussir qu’en incluant dès le départ une stratégie du faible au fort pour tenter de trouver une marge de manœuvre par rapport à la recherche de suprématie américaine qui surpassait la vision française sur l’indépendance nationale.
Dans ce contexte fluctuant et particulièrement incertain, il est difficile de ne pas réfléchir à la manière de préserver, voire d’accroître la puissance économique. C’est une garantie élémentaire pour l’avenir de notre pays et de l’ensemble de sa population. Répondre aux exigences de la mondialisation est un défi pour l’Europe en construction. Il s’agit de bâtir concrètement un modèle de développement durable adapté à notre mode de vie, prôner une harmonie des échanges entre nations ou blocs économiques, intégrer dans notre réflexion stratégique la dialectique alliés/adversaires ¾ apparue depuis la chute du Mur de Berlin. Parmi d’autres, les États-Unis, le Japon et la Chine ne nous feront aucune concession dans la compétition économique. C’est la loi élémentaire de l’économie de marché. Il ne s’agit certainement pas de développer une pensée belliciste à l’égard des autres pays mais simplement de porter un regard lucide sur le nouveau contexte international et son cortège de rivalités.
L’URSS a servi de ciment au monde occidental. Sa mort en tant qu’empire idéologique ennemi potentiel, restaure la nature historique ancienne des rapports de force entre puissances, à savoir la recherche de suprématie sur les marchés et les ressources et la création de liens de dépendances durables. Il est bon de noter au passage que bon nombre de nos chercheurs en sciences politiques préfèrent le confort intellectuel d’une dénonciation systématique de l’ennemi russe, devenu héréditaire depuis les mandats de Vladimir Poutine. Cet appauvrissement de la pensée stratégique française depuis la disparition du général de Gaulle est illustré par une formule récente[6] de Pascal Boniface qui propose de « diversifier nos dépendances » pour ne pas subir d’encerclement en dans le domaine de l’économie numérique.
Rappelons à ce propos que la construction de la puissance ne se fait pas dans une logique de dépendance mais de recherche d’autonomie stratégique. C’est ce qu’a recherché un dirigeant comme Deng Xia Ping qui, à la sortie de la Révolution culturelle chinoise et de la politique de la bande des quatre, a décidé de mener pour son pays une politique d’accroissement de puissance par l’économie. La Chine était à la fin des années 80 un pays très affaibli sur le plan économique et très distancé sur le plan technologique. Mais la direction du Parti communiste chinois a estimé qu’il n’était pas « trop tard » pour rattraper ce retard. Son objectif était de bâtir une stratégie qui ne rende pas surtout la Chine dépendante des pays capitalistes. Le barrage fait aux GAFA nord-américains est une illustration parmi d’autres de cette volonté de ne pas subir l’influence de l’extérieur dans la construction du monde immatériel.
Christian Harbulot
[1] Jean-Louis est directeur de recherche au CNRS. Il a publié Vercingétorix, Paris, Gallimard, nrf biographies, 2018.
[2] Jacques Bainville, Histoire de France, Paris, Tallandier, 2007.
[3] Jules César, La guerre des Gaules, Paris, Gallimard, essai poche, 1981.
[4] Vincent Jauvert, L’Amérique contre de Gaulle, histoire secrète, 1961-1969, Paris, Seuil, 2000.
[5]Circulaire du 14 février 2002 du ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie relative à l’organisation territoriale de la défense économique.
[6] Propos tenus lors d’une réunion organisée par le cercle géopolitique du cyberespace du CIGREF, le 18 janvier 2018.