Le brouillard se lève-t-il sur les enjeux cachés de la géopolitique mondiale ?

 



En 1955, le documentaire Nuit et brouillard[1] d’Alain Resnais fut un moment de vérité sur la déportation et la monstruosité des camps d'extermination nazis de la Seconde Guerre mondiale. Plus jamais cela… Le message induit est clair. Les peuples ne doivent plus être exterminés au nom d’une cause ou d'intérêts de puissance.

En avril 2018, les États-Unis et la France dénoncent l’opération de bombardement à l’arme chimique qui aurait été menée par l’armée syrienne aux ordres du Président Assad. Cette dénonciation légitime, selon les gouvernements respectifs de ces deux pays, une riposte de nature militaire. Celle-ci est présentée comme un acte défensif des démocraties contre la pratique d’un acte de barbarie. Si aucune disposition officielle syrienne n’atteste le recours aux armements chimiques, il n’en demeure pas moins vrai que des attaques de cette nature ont été perpétrées plusieurs fois au cours de cette guerre qui dure depuis sept ans. Mais il est également vrai que l’usage des armes chimiques a été constaté aussi bien du côté de l’armée syrienne que du côté de Daesh ou d’autres groupes jihadistes positionnés sur le sol syrien, et soutenus par les pays occidentaux dans le but de renverser le régime du Président Bachar el-Assad. Notons à ce propos que les réactions de ces mêmes pays occidentaux ont été beaucoup plus discrètes, voire inexistantes, lorsque les frappes chimiques des groupes jihadistes étaient avérées par les observateurs sur le terrain.

Cette sensation de deux poids, deux mesures est pour le moins inquiétante. Elle nous oblige à élargir notre champ de vision afin de mieux comprendre ce qui est en jeu aujourd’hui, bien au-delà des déclarations intempestives des différentes chancelleries.

Qui croire et surtout que croire ?


Force est de constater que les relations internationales ont atteint un niveau de cynisme rarement égalé dans le passé. Désinformation, fake news d’origine diverse, prises de position controversées des uns et des autres, le brouillard informationnel est épais. Seuls les médias mainstream comme on les appelle désormais présentent une version quasi unitaire de la lecture des évènements de ce monde. Mais cette unanimité de façade ne génère pas pour autant une approbation de principe de l’opinion publique. Chacun a le sentiment que de nombreux dés sont pipés et qu’il n’a pas accès au-dessous réel des cartes.

Qui croire ? Depuis la désinformation orchestrée à partir de Washington sur l’hypothétique découverte d’un arsenal caché d’Armes de Destruction Massive, motif qui servit de prétexte à leur intervention armée en Irak, la voix des États-Unis n’est plus parole d’évangile. Les multiples provocations tous azimuts qui se sont succédé depuis cette date, que ce soit au Moyen-Orient ou sur les marches de l’ex-empire soviétique, renforcent le sentiment qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir en temps réel une information digne de foi dans les dossiers sensibles des rapports de force entre puissances.

Les récents événements qui sont arrivés à Londres (affaire Skripal) ainsi que la polémique sur l’usage de l’arme chimique en Syrie, viennent le confirmer. Quels sont les éléments les plus éclairants pour savoir qui a fait quoi et dans quel but précis ?

Petit retour sur le cheminement de l'histoire


Le brouillard informationnel qui rend opaque la lecture des faits, ne doit pas nous faire oublier qu’il existe pourtant une grille de lecture utile pour cerner la toile de fond de ces péripéties dramatiques qui se focalise pour l’instant l’attention sur le contexte syrien.

A la chute du mur de Berlin, les États-Unis semblent dominer durablement le cours de la politique mondiale. Leur principal ennemi symbolisé par l’URSS a disparu. Leur principal rival économique, le Japon, dont ils ont dénoncé en 1991 les velléités expansionnistes[2], est stoppé net dans sa politique de croissance et de conquête de marchés. Le Président Clinton met en garde ses propres alliés au milieu des années 90 en officialisant une doctrine de sécurité économique dont il explique la nécessité à cause de la concurrence déloyale que subissent les entreprises américaines dans les économies émergentes. La superpuissance américaine avance ses pions au cœur même de la Russie par l’intermédiaire des conseillers qui entourent Boris Eltsine. La première guerre du Golfe consacre la capacité militaire américaine à coaliser ses alliés autour d’une cause commune pour contrer l’invasion du Koweit par Saddam Hussein. En un mot, tous les voyants sont au vert, à l’exception de la situation en Afghanistan et dans les relations tendues avec l’Iran.

Un quart de siècle plus tard, les États-Unis d’Amérique sont entrés dans une période de doute. Leurs différentes opérations politico-militaires, menées à travers le monde après les attentats du 11 septembre 2001, se traduisent par une succession d’échecs : la guerre civile en Irak après la victoire contre l’armée irakienne, la guerre civile en Afghanistan après avoir chassé les talibans de Kaboul, l’anarchie en Libye après avoir éliminé Mouammar Kadhafi, les limites opérationnelles du soutien apporté aux insurgés contre le régime d’Assad. Dans le même ordre d’idées, les révolutions colorées menées dans des pays de l’Est (Géorgie, Ukraine) et dans des pays du Maghreb (Tunisie) et du Machrek (Egypte) n’ont pas atteint les objectifs souhaités par Washington.

Derrière ce bilan plus que mitigé se profilent d’autres reculs. Vladimir Poutine a sorti la Russie des griffes de l’Amérique comme le dit et le répète une partie non négligeable de la population locale. Mais le maître du Kremlin ne s’est pas contenté de ce bilan. La Russie a marqué des points importants au Moyen Orient dans le dossier syrien, en particulier au point de faire presque perdre la face aux États-Unis. L’Iran progresse en parallèle dans cette région du monde et contrecarre notamment l’action des États-Unis dans la zone irakienne. La pression de la Russie et de l’Iran oblige les États-Unis à monter les enchères dans la zone afin de tout faire pour affaiblir l’image de ces deux pays.

Mais le plus important n’est pas là. Les États-Unis n’arrivent pas à contrer ce nouvel entrant géoéconomique qu’est la Chine communiste. C’est la menace la plus forte pour Washington, en termes d’ordre de grandeur. Le Pentagone, mais aussi le Département d’État, mesurent avec une certaine inquiétude le risque de se battre sur des fronts aussi différents et face à des adversaires multiples. Contrairement à la guerre froide, ce n’est plus le bloc de l’Ouest contre le bloc de l’Est mais les États-Unis contre le reste d’une partie du monde.

La dilution possible du brouillard


Pour maintenir ses positions sur ces différents fronts diplomatiques, politico-militaires et géoéconomiques, les États-Unis ont dû se livrer à des contorsions pour le moins dangereuses. Rappelons une des premières qui fut révélée par la presse lors de la crise de l’Irangate[3]. Pour stopper la progression du communisme ou des régimes affiliés en Amérique latine, le pouvoir exécutif américain n’a pas hésité à financer la guérilla antisandiniste par moyens détournés (trafic d’armes et relations avec les narcotrafiquants). Sur un autre point du globe, la volonté de déstabiliser la position prise par l’URSS en Afghanistan a amené Washington à pactiser avec le diable. Les agences américaines de renseignement  ont été en première ligne pour former les futurs jihadistes proches de Ben Laden afin qu’ils livrent une guérilla aux troupes soviétiques qui avaient envahi ce pays.

Cette politique s’est poursuivie bien au-delà du contexte de la guerre froide. Les contorsions de Washington n’ont fait que s’accentuer au cours des dernières décennies. L’instrumentalisation de l’Arabie Saoudite est devenue sur ce point précis un véritable cas d’école. Les États-Unis ne pouvaient pas revendiquer au grand jour la manipulation conjoncturelle des groupes jihadistes au profit de leurs intérêts tactiques. Il faut tendre l’oreille pour en saisir parfois les limites de l’incohérence perçue comme telle au sein même du camp américain. Citons à ce propos la déclaration de David Petraeus en 2015 qui était ainsi commentée dans les colonnes de Paris Match :

« Aussi le général David Petraeus aurait suggéré une idée qui a immédiatement provoqué un raz de marée: convaincre des combattants déçus par le Front Al Nosra, affilié à Al Qaïda, de venir se battre au côté des Américains. C'est le «Daily Beast» qui l'a révélé lundi; le militaire à la retraite s'en est expliqué mardi.Il ne s’agit pas de «coopter le Front Al-Nosra», a précisé le général David Petraeus, sur CNN. Mais pas loin. Lundi, le «Daily Beast» a jeté un pavé dans la mare en affirmant que l’ancien directeur de la CIA aurait suggéré à des responsables d’utiliser les «modérés» de ce groupe affilié à Al Qaïda en Syrie, pour combattre les terroristes de l’Etat islamique (EI).» 


Ces contorsions auraient dû rester secrètes. Elles sont, par leurs accumulations, en train de devenir une des principales failles de la cuirasse américaine. En agissant ainsi, les États-Unis ne sont pas crédibles lorsqu’ils revendiquent le statut de la puissance la plus utile au monde. Les familles des victimes des attentats jihadistes sur le sol français en savent quelque chose. Les dégâts collatéraux provoqués par les jeux d’alliance pour le moins troubles que certains pays ont été amenés à avoir dans leur gestion du dossier syrien pour contrer le régime syrien et ses alliés, ne sont pas défendables devant le peuple français. Une grande puissance doit savoir reconnaître ses erreurs mais aussi ses défaites. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle peut progresser et s’extraire des pièges qu’elle a parfois elle-même tendus à ses adversaires.

La France aurait tout intérêt à réfléchir à ce bilan, ainsi qu’à s’interroger sur la conduite de la politique de puissance menée au Moyen-Orient par son principal allié. Il n’est pas sûr qu’elle ait tout à gagner à suivre aveuglément, en bon petit soldat supplétif, les méandres très sinueux de la politique américaine. Si Emmanuel Macron veut s’inspirer du chemin diplomatique tracé par le général de Gaulle, c’est le moment ou jamais de le démontrer.

Christian Harbulot


 

[1] Application des dispositions du décret du 7 décembre 1941.

[2] Rapport Japan 2000 édité avec le soutien de la CIA.

[3]L'administration Reagan fut accusée d’avoir vendu illégalement des armes à l'Iran, ennemi déclaré des États-Unis, pour financer secrètement la guérilla antisandiniste au Nicaragua, et ce malgré l'interdiction du Congrès des États-Unis. En 1986, le colonel North fut condamné pour avoir été impliqué dans cette opération alors qu’il œuvrait au sein du conseil de sécurité nationale, en tant que directeur des affaires politiques et militaires.