Début juillet 2017. Public Sénat diffuse un papier intitulé « Mexique : un pays colonisé par « Coca-Cola » ». La journaliste Beatrix Moreau y interviewait la réalisatrice Julie Delettre au sujet de son documentaire vidéo « Mexique, sous l’emprise du coca [i]» diffusé en octobre 2016 sur la même chaîne. Cette dernière y dénonçait l’impact du soda sur le mode de vie des habitants du Chiapas, où la boisson est rentrée en l’espace de 40 ans dans la culture amérindienne. Les indigènes (indiens d’origine Maya) considèrent, en effet, la boisson comme sacrée et l’emploient dans toutes leurs cérémonies traditionnelles et rituels d’exorcisme[ii].
« La couleur de la boisson, le fait qu’elle pétille, la sensation de coup de fouet après l’avoir bue les a amenés à considérer qu’elle les rendait plus fort. La famille que j’ai suivie, par exemple, considère que le Coca ne leur a apporté que du bien, qu’il est même capable de les guérir. Quand je leur ai fait remarquer que ce n’était pas forcément bon pour la santé, ils m’ont répondu : « Ça c’est des mensonges de journalistes »[iii] ».
Considéré comme l’un des États les plus pauvres du Mexique, le Chiapas est paradoxalement aussi le plus riche en ressources naturelles puisqu’on y trouve de grandes quantités de pétrole, gaz de schiste, mines d’or et d’argent, et surtout d’eau. Il dispose aussi du système hydroélectrique le plus grand du pays puisqu’il représente à lui seul 50 % de la production hydroélectrique nationale.
Ces ressources, très convoitées par les multinationales étrangères qui s’implantent au Mexique depuis les accords de libre-échange de 1994 avec l’ALENA, font régulièrement l’objet de tensions, d’oppositions et d’un véritable rapport de force entre les populations locales et indigènes face à une forte corruption des autorités étatiques qui ont tendance à favoriser les multinationales.
La mainmise sur l'eau et la terre
D’une manière générale, l’implantation au Mexique de Coca-Cola comme des autres multinationales a été facilitée par deux évènements : la libéralisation du marché de l’eau en 1992 rendant possible la vente des eaux nationales à des entreprises privées ou à des particuliers sous forme de concessions d’eau et l’entrée du Mexique dans l’ALENA en 1994[iv] offrant aux multinationales nord-américaines l’occasion de s’implanter durablement sur son territoire.
Il s’agissait de la réforme du droit agraire orchestrée par le président Carlos Salinas de Gortari (Parti Révolutionnaire Institutionnel), en 1992, pour faciliter l’entrée du capital étranger en convertissant les terres de « propriété sociale » en propriétés privées et en simplifiant l’octroi de l’usufruit des terres collectives aux entreprises, portant un coup fatal à l’héritage de Zapata. C’est ainsi que ces territoires riches en ressources naturelles et appartenant historiquement aux populations indigènes furent concédés par l’État fédéral aux multinationales aux moyens de lois et de réformes favorisant la privatisation des terres. Par la suite, d’autres secteurs comme la gestion des systèmes d’eau et des assainissements municipaux furent privatisés par les gouvernements successifs faisant qu’en «50 ans, la disponibilité de l’eau par habitant au Mexique [avait] chuté de 64%[v] » alors que les multinationales, elles, détiennent toujours d’importantes concessions d’eau. Le Chiapas, qui possède les ressources en eau renouvelable les plus élevées par habitant au Mexique, compte actuellement plus d'une personne sur trois sans eau potable du fait de la surexploitation des eaux souterraines.
À titre d’exemple, depuis les années 2000, Coca-Cola aurait négocié 27 concessions sur tout le territoire du Mexique pour y implanter ses usines d’embouteillage, dont 19 pour extraire l’eau des nappes aquifères et des rivières, ainsi que 8 autres pour rejeter ses eaux usées[vi]. Concessions dont le paiement des droits d’accès est scandaleusement ridicule. Ainsi, moyennant 320 000 Pesos[vii] payés en 2003 à la Commission Nationale de l’Eau (CONAGUA), Coca-Cola via sa plus importante usine d’embouteillage la « Coca-Cola FEMSA[viii] », dans l’État du Chiapas, est autorisé à prélever 750 000 litres d’eau par jour (et jusqu’à 500 millions de litres d’eau par an selon la journaliste Julie Delettre[ix]) depuis la plus importante réserve aquifère de la région (puisque recueillant 50% des eaux de pluie pour l’ensemble du Mexique)[x].
Régulièrement des manifestations et actions[xi] sont menées par les communautés locales pour protester contre la surexploitation des ressources dans leurs régions, mais qui sont réprimandées par les autorités locales et fédérales corrompues ou tout simplement ignorées. Par exemple, lors de la commémoration du 98ème anniversaire d’Emilio Zapata, le 10 avril 2017, des organisations de quartier (ecclésiales, civiles et académiques) de San Cristobal (ville du Chiapas confrontée à une pénurie croissante d’eau) organisèrent une marche de protestation pour réclamer l’annulation de la concession d’exploitation des réserves d’eau qui profitait à la seule Coca-Cola FEMSA et pour y dénoncer la pollution des sols et de l’eau potable par la multinationale. À cette occasion, les manifestants rappelèrent les sérieuses conséquences pour la santé de la surconsommation Coca-Cola dans la région qui causent des cas de surpoids, de diabète et de caries dentaires aux proportions épidémiques chez les populations indigènes du Chiapas.
Le Mexique serait en effet le premier pays consommateur de boissons produites par la multinationale Coca-Cola au monde avec 176,25 litres par habitants par an[xii] en 2012 (contre 94,87 litres pour les États-Unis et 22,23 litres pour le monde) et représenterait à lui seul 40% des ventes de la marque en Amérique du Sud[xiii]. Les populations du Chiapas touchées par les coupures d’eau, l’absence d’eau potable, l’assèchement des puits, et qui de surcroit sont pauvres sont en fait contraintes par la force des choses à consommer du Coca-Cola pour étancher leur soif, d’où la surconsommation des produits de la marque. En 2013, la journaliste Olivia Mokiejewski montrait dans la série télévisée « L’Emmerdeuse » sur France 2[xiv] que le prix d’une bouteille de coca de 3 litres (21 Pesos) était systématiquement inférieur à celui d’une bouteille d’eau de même capacité (3 litres à 24 Pesos)[xv]. Écart de prix pour le moins surprenant – à moins qu’il ne soit volontaire - sachant qu’une bouteille d’eau ne contient que de l’eau alors qu’un soda est le résultat d’un processus de fabrication industrielle intégrant de nombreux ingrédients dont l’eau. Plus récemment, le reportage vidéo réalisé par Julie Delettre montrait des mères donnant un « biberon » de Cola-Cola à leurs jeunes enfants.
Avec le recul, on peut déjà affirmer que bien loin d’avoir résolu les problèmes récurant d’approvisionnement en eau potable des habitants du Mexique, ces vagues de privatisations successives ont favorisé, avec la complaisance des autorités étatiques, le business des multinationales étrangères directement impliquées dans la surconsommation d’eau et la surexploitation des ressources naturelles du Mexique. S’agissant de Coca-Cola, il est intéressant de noter qu’un des présidents de la République fédérale du Mexique de 2000 à 2006, Vincente Fox était salarié de la multinationale depuis 1964, puis député depuis 1988 et CEO de la compagnie Coca-Cola pour toute l’Amérique latine juste avant d’accéder à la présidence de son pays[xvi].
Pourquoi l'eau est si importante pour Coca-Cola ?
Tout d’abord parce que la boisson au Cola est composée à 90% d’eau, la multinationale a besoin d’importante quantité d’eau pour produire la boisson. En effet, à la base le Coca-Cola n’est qu’un sirop aromatique très concentré et réputé corrosif qu’il faut diluer dans un grand volume d’eau pour pouvoir être consommé[xvii]. Il faut jusqu’à 6 litres d’eau gazéifiée pour produire 1 litre véritable de Coca.
Ensuite parce qu’à l’échelle mondiale, la multinationale consomme énormément d’eau, plus de 300 milliards de litres par an tous continents confondus, soit 10 tonnes d’eau par secondes. Par rapport à l’ensemble, seulement 40% sont employés directement à la production des boissons et le reste au processus de fabrication (rinçage des cuves, chauffage et climatisation)[xviii]. Bien sûr dans ces documents officiels (rapports annuels, RSE…) la multinationale minore sa surconsommation d’eau en ne communiquant que des ratios de fabrication des sodas et non le volume réel employé par celle-ci, ce qui fausse notre perception du réel. Ainsi, en moyenne le ratio de fabrication d’1 litre de soda équivaudrait selon les pays à 2,5 litres d’eau, c’est-à-dire la représentation suivante : 1litre (40%) plus 1 litre et demi (60%). Or, comme indiquait précédemment, c’est 6 litres d’eau qui sont nécessaires pour créer un litre de soda consommable, ce qui représente 120 milliards de litres d’eau par an (40%) tous continents confondus. En France par exemple, le ratio n’est que d’1,22 litre (2015) contre 1,47 en 2007[xix] car Coca-Cola France y a réalisé d’importants investissements technologiques pour lutter contre le gaspillage d’eau et être en conformité avec les normes françaises et européennes. A l’inverse, les normes mexicaines étant moins contraignante voire inexistante, la multinationale n’a à se soucier ni du gaspillage ni des conséquences de l’hyperconsommation d’eau par la FEMSA Coca-Cola.
Enfin, parce qu’elle consomme justement énormément d’eau, il lui faut se positionner avant d’autres sur les gisements d’eau aquifères nécessaires à son approvisionnement. Une étude de l’UNESCO[xx] établissait en 2008 que près de 96% de l’eau douce de la planète se trouvait dans les aquifères souterrains. Au nombre de 273 dans le monde (68 sur le continent américain, 38 en Afrique, 65 en Europe orientale, 90 en Europe occidentale et 12 en Asie), ces réservoirs représenteraient un volume 100 fois supérieur à l’eau douce de surface, assurant déjà une bonne part de nos besoins (65% pour l’irrigation, 25% pour l’alimentation en eau potable et 10% pour l’industrie). Les cartes hydriques les plus récentes[xxi] montrent que les plus gros gisements d’eaux souterraines sont situés dans les régions tropicales et montagneuses. Toutefois, bien que présente en grande quantité en surface ou de manière souterraine, l’eau n’est pas pour autant une ressource illimitée car son renouvellement s’inscrit dans un cycle long[xxii] qui dépend en grande partie de l’importance des précipitations et de facteurs climatiques (variations du climat) et humains (démographie galopante, urbanisation et l’industrialisation) pouvant causer son tarissement.
L’eau est donc une ressource stratégique pour le géant américain qui pour répondre à une demande mondiale toujours plus importante et soutenir ses ventes doit se lancer à la conquête du plus grand nombre de gisement d’eau (nappes phréatiques, réservoirs aquifères) à travers la planète. D’où sa présence dans l’État du Chiapas, qui est la plus importante réserve aquifère de la région (recueille 50% des eaux de pluie pour l’ensemble du Mexique)[xxiii]. Elle n’est pas la seule dans ce cas puisque d’autres multinationales de l’industrie minière, gazière et pétrolière convoitent aussi les même gisements d’eau et les même territoires nécessaires à leurs activités[xxiv]. Par exemple, Goldcorp – 1ère compagnie minière des Amérique et 2ème au niveau mondial –, qui exploite la mine d’or de Los Filos dans l’État de Guerrero (voisin du Chiapas), utilise 418,8 millions de litres chaque jour pour la lixiviation (processus de séparation de l’or des détritus par aspersion d’eau et de cyanure de sodium)[xxv].
Coca Cola veut maintenir un rapport de force favorable ?
L’emploi de sa puissance marketing au niveau local et de son lobbying au sein des partis politiques, des autorités étatiques et plus largement des pouvoirs publics a permis à la multinationale de maintenir son influence sur le pays tout en accentuant son pouvoir de séduction sur les populations locales, notamment indigènes. Grâce à cette stratégie Coca-Cola a su contenir voire isoler toutes oppositions.
Afin de s’introduire plus facilement au sein des zones rurales du Chiapas et d’accéder par ce biais aux ressources hydriques vitales à son développement, la multinationale a regroupé tous ses embouteilleurs au sein d’un organisme chargé d’effectuer des missions philanthropiques en lien avec le développement durable : la « Fondation Coca-Cola ». En finançant des projets de développement directement à destination des populations locales, la multinationale a su contrer l’image véhiculée par ses opposants concernant sa présence désastreuse sur l’écosystème du pays (pompage intensif, surconsommation d’eau…) tout en se présentant comme un bienfaiteur local. Veille technique de contre-rébellion/insurrection qu’employaient les forces de coalition française et américaine en Afghanistan (et bien avant cela) pour pacifier les territoires réputés hostiles à leur présence. Ainsi, la Fondation Coca-Cola a construit et équipé des écoles, subventionné des étudiants boursiers tout en placardant au passage le logo de la marque et des distributeurs de sodas dans les écoles, édifices publiques et hôpitaux[xxvi]. De manière assez cynique, la multinationale est aussi à l’initiative de programme à destination des enfants pour les encourager à adopter de saines habitudes en matière de nutrition et d’activité physique[xxvii].
La multinationale dispose aussi d’une forte capacité de lobbying au niveau des structures étatiques. Pour l’illustrer, en 2010[xxviii], l’État fédéral avait signé un accord national non contraignant pour la santé alimentaire, prévoyant le retrait des aliments trop riches en sucre et graisse. Coca-Cola et Pepsi réussirent à l’issue des négociations à faire partie intégrante de la Commission Nationale contre l’obésité. Autre cas révélateur, le projet de loi de 2013[xxix] visant à taxer les boissons sucrées. Originellement fixé à 20%, la taxe sera finalement adoptée à 10% d’augmentation du prix des sodas après un intense travail de lobbying des grandes sociétés alimentaires dont Coca-Cola sur les Députés et Sénateurs.
Antoine Rosello
[i] (Delettre, 2016)
[ii] Parce que le Coca fait roter et que dans la culture amérindienne, c’est de cette manière que l’on chasse les esprits malins.
[iii] (Moreau, 2017)
[iv] (Delettre, 2016)
[v] De 18 035 m3 en 1950, puis 11 500 m3 en 1955 à 4 312 m3 en 2007 (Programa Nacional Hidrico, 2014-2018), (Rieublanc, 2015)
[vi](Sousa, 2015), (Valette, 2014)
[vii] 29 000 Dollars, environ 19 000 Euros
[viii] 2ème plus grand embouteilleur de Coca-Cola dans la région. (Coca-Cola Mexico, 2016) et (H. N., 2002)
[ix] (Moreau, 2017), (Pskowski, 2017)
[x] (Tensen, 2015)
[xi] (El Poder del Consumidor, 2017)
[xii] Les documents fournis par Coca-Cola donnent les chiffres-clés de consommation en unité de mesure «Based on U.S. 8 fluid ounces of a finished beverage ». 8 onces de liquide américaine équivalent à 0,236588 litres. À partir de là une simple multiplication permet de convertir 745 unités de 8 onces en 176,25 litres. (Coca-Cola Company, 2013) et (UNITED STATES SECURITIES AND EXCHANGE COMMISSION Washington, D.C. 20549, 2013, p72)
[xiii] (Moreau, 2017)
[xiv] (Mokiejewski, 2013) fait partie d’une série télévisée française de documentaires connus des téléspectateurs sous le nom de « L’Emmerdeuse »
[xv] (Mokiejewski, 2013) À partir de 42 :30
[xvi] (Bell, 2006)
[xvii] (Xtf17, 2011)
[xviii] (Valette, 2014), (Planetoscope.com, 2017), (Tensen, 2015)
[xix] (Coca-Cola France, 2015-2016, p7)
[xx] (UNESCO, 2016), (Ignasse, 2015)
[xxi] (UNESCO, 2016)
[xxii] « Moins de 6% des nappes souterraines situées dans les deux premiers kilomètres de la croûte terrestre se renouvelle au cours d'une vie humaine » (Ignasse, 2015)
[xxiii] (Tensen, 2015)
[xxiv] (Rieublanc, 2015)
[xxv] (Rieublanc, 2015)
[xxvi] (Fumey, 2014), (Valette, 2014), (Coca-Cola FEMSA, 2016, p36-39, 56-58)
[xxvii] (Coca-Cola FEMSA, 2016, p 39)
[xxviii] (Saliba, 2013)
[xxix] (Saliba, 2013)