Aux Etats-Unis, une guerre des brevets sur la technique de génie génétique dite CRISPR-Cas9, agite la communauté scientifique ainsi que les entreprises détentrices de licences d’utilisation dans la santé ou l’agroalimentaire.
L'importance de la découverte
CRISPR (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats ou courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées) désigne une séquence d’ADN découverte à la fin des années 80 par une équipe japonaise chez la bactérie Escherichia coli, puis identifiée au milieu des années 2000 comme étant un système immunitaire primitif. Sa structure est associée à des nucléases (Cas) contribuant à protéger les cellules de l’infection.
Le système CRISPR-Cas9 (système CRISPR dépendant d’une seule Cas) a été découvert par Emmanuelle Charpentier (microbiologiste française spécialisée dans la recherche sur le fonctionnement des bactéries en lutte contre les agents pathogènes, alors en poste à l’université d’Uméa - Suède) et Jennifer Doudna (biochimiste américaine de l’université de Berkeley –USA). Cette découverte a fait l’objet d’une publication dans la revue Science en mai 2012 et de plusieurs demandes de brevets, notamment au Bureau américain des brevets et marques commerciales (USPTO) en juin 2012.
La technique CRISPR-Cas9 permet d’isoler un gène dans la structure de l’ADN, de le découper (grâce à l’action de Cas9) puis de le remplacer par un autre dans les cellules de tout organisme vivant. La précision et la simplicité d’utilisation du procédé lui ont valu d’être qualifié de « couteau suisse » ou encore de « couper-coller » de la génétique et confèrent à cette méthode, jugée révolutionnaire, un avantage concurrentiel sur les trois autres principaux procédés d’édition du génome (méganucléases, nucléases à doigt de zinc ou protéines Talen, nécessitant une ingénierie génétique plus coûteuse et difficile).
La polémique
Fin 2012, une équipe du Broad Institute (Cambridge/
Etats-Unis; institut de génomique lié au MIT) conduite par Feng Zhang, biochimiste américain d’origine chinoise, a publié, également dans Science un article portant sur une application de la technique CRISPR-Cas9 et déposé une demande de brevet (décembre 2012) à l’USPTO.
Aux Etats-Unis, peuvent faire l’objet d’un brevet (Utility Patent), les « inventions nouvelles, non-évidentes et utiles » ; en l’occurrence seuls la technique et son champ d’application, étaient valablement brevetables, à l’exclusion du système immunitaire CRISPR et de la protéine Cas9. A ce titre, CRISPR avait déjà fait l’objet d’un dépôt de brevet en 2008 par les chercheurs Erik Sontheimer et Luciano Marrafinni de la Northwestern University (Illinois USA) comme outil de modification du génome de portée générale. En l’absence d’application pratique à protéger, la demande avait rejetée.
Par ailleurs, pour les dépôts effectués jusqu’au 16 mars 2013 prévalait, la règle du First-to-invent (premier inventeur), à la suite de quoi la règle du First-Inventor-to-file (premier inventeur déposant) est devenue applicable. Le régime en vigueur en 2012 bénéficiait donc sans conteste, à périmètre similaire, au binôme féminin.
Cependant l’équipe du Broad Institute a effectué (en procédure accélérée et plus couteuse), un premier dépôt de brevet sur une application CRISPR- Cas9 à des cellules à noyau (dites eucaryotes) présentes dans tout organisme vivant complexe (plantes, animaux et humains) alors que la demande de brevet des co-inventeuses (en procédure normale) était relative à une utilisation sur des organismes simples (bactéries).
Cette nuance a prospéré et l’USPTO a accordé en avril 2014 (sans considération de la règle du premier inventeur pourtant applicable en l’espèce) à Feng Zhang et son équipe, un brevet d’utilisation de la technique sur les cellules eucaryotes de mammifères. Cet octroi a été confirmé par l’USPTO le 15 février 2017 suite à la réclamation pour « collision » (conflit entre deux inventeurs et déposants concurrents) effectuée en avril 2015 par l’université de Berkeley (aux termes de la loi Bayh Dole de 1980 les universités américaines peuvent détenir des droits de propriété intellectuelle sur les inventions issues de recherches financées sur des fonds fédéraux), au motif qu’il n’y avait « pas d’interférence avec la demande plus large » déposée par le duo Charpentier- Doudna. La procédure d’instruction du brevet des deux chercheuses étant toujours en cours, il est possible son champ d’application se retrouve in fine restreint (exclusion de l’utilisation du CRISP Cas9 pour la modification de cellules de mammifères), avec toutes conséquences scientifiques et commerciales en résultant.
Les enjeux économiques
Cette bataille s’inscrit dans la lutte généralisée pour s’assurer la maitrise des techniques de génie génétique qui constituent désormais un enjeu stratégique majeur pour les Etats comme pour les entreprises.
La technologie CRISPR-Cas9 qui permet de modifier de façon simple, massive et efficace un gène ciblé dans des cellules (de plantes, d’animaux ou d’humains) a d’innombrables applications techniques, industrielles et commerciales (dès 2014, elle était utilisée par plus de 3000 laboratoires dans le monde) dans les domaines de l’agroalimentaire (création et amélioration des variétés végétales sans pour autant que les semences entrent dans la catégorie des OGM), de la prévention des épidémies (la société britannique Oxitec -reprise par l’américain Intrexon- a ainsi lancé au Brésil un vaste programme d’extermination des moustiques par stérilisation génétique des mâles) et de la thérapie génétique (traitement des cancers et des maladies génétiques telles la mucoviscidose, la myopathie, l’hémophilie et plus récemment le VIH….).
Il faut aussi compter avec de douteux produits dérivés, tels les kits vendus sur internet et permettant d’effectuer des analyses génétiques dans sa cuisine ou de jouer au biohacker dans son et la menace potentielle qui résulte de la simplicité de la technique. Ainsi en février 2016 dans le rapport annuel de la CIA sur l’évaluation mondiale des menaces, le directeur du renseignement national américain, James Clapper, a en effet ajouté l’édition de gènes dans la liste des menaces posées par des armes de destruction massive et leur prolifération.
Si la bataille juridique pour départager les inventeurs (qui entre temps ont fondé des sociétés de biotechnologies : Crispr Therapeutics en 2014 pour Emmanuelle Charpentier, Caribou Biosciences pour Jennifer Doudna en 2011 et la start –up Editas Medicine pour Feng Zhang), est encore loin de son terme (possibilité d’un appel aux Etats Unis par le duo féminin, dépôt de brevets en Europe …), de nombreuses autres sociétés sont désormais également entrées dans la course aux brevets (plus de 900 familles de brevet se réclameraient de différents aspects des systèmes CRISPR-Cas9, selon IPStudies société suisse de conseil en gestion de la propriété intellectuelle).
Erika Dragone
Sources:
Science actualité.fr : CRISPR Cas9 le couteau suisse qui révolutionne la génétique (03 août 2017)
Les Echos.fr : Maîtriser les technologies avant qu’elles ne nous contrôlent (23 juin 2017)
Les Echos.fr : Le sida éradiqué chez des souris grâce à des « ciseaux ADN » (06 mai 2017)
OMPI Magazine (organisation mondiale de la propriété intellectuelle) : Qui sera le maitre de l’outils génétique CRISPR-Cas 9 (avril 2017)
Makery ; L’histoire rocambolesque du kit d’édition génétique CRISPR-Cas9 de The Odin qui traverse l’Atlantique et déclenche les premiers contre-feux juridico-sanitaires (04 avril 2017).
Les Echos.fr : Quelles limites aux manipulations génétiques (28/02/2017)
Le quotidien du médecin.fr : Brevet CRISPR –Cas 9 après une première décision, la bataille juridique s’annonce longue (20 février 2017)
Les Echos.fr : Génétique, la bataille américaine des brevets sera longue (19 février 2017)
M/S medicine/science Inserm : CRISPR un système qui permet de corriger ou de modifier l’expression des gènes responsables de maladies héréditaires (17 novembre 2015) & La révolution des CRISPR est en marche (24 décembre 2014)
Rapport de l’académie des sciences suite à la conférence du 21 février 2017 « Les problèmes éthiques associés à la modification des organismes par la technologie CRISPR-Cas9 ».
Fiche INPI : La Propriété Intellectuelle aux États-Unis Charlotte BEAUMATIN - Conseillère Régionale INPI – Service Economique de l’Ambassade de France aux Etats-Unis ; 27 septembre 2016.
Statement for the Record Worldwide Threat Assessment of the US Intelligence community; Senate Armed Services Committee; James R. Clapper; Director of National Intelligence; February 9, 2016
Eric Orsenna et Isabelle de Saint Aubin « Le tour du monde de l’ennemi public n° 1 ou la géopolitique du moustique », Paris, Fayard, 2017.