La tragi-comédie d’Airbus Helicopters en Pologne est une tortueuse affaire qui continue à faire des émules, dans les coulisses suivant la rupture des négociations sur le Caracal en octobre 2016. Laissée pour morte et vaincue, Airbus n’est pourtant de loin pas la seule firme impliquée dans l’histoire de l’appel d’offres de l’armée polonaise. Le rapport de force implique premièrement deux acteurs principaux, Airbus et Lockheed Martin (anciennement Sikorsky), appuyé par leurs gouvernements respectifs. Le second acte, qui se poursuit en parallèle, voit officiellement rentrer en course les géants Boeing et Bell Helicopters. Une véritable machine de guerre économique s’est établie entre d’un côté les Etats-Unis d’Amérique et de l’autre les puissances européennes d’Airbus, à savoir principalement la France et l’Allemagne, sur fond de rivalités intestines politiques polonaises. D’autres acteurs secondaires impliqués seront abordés dans l’analyse ci-dessous.
Les appels d’offre en question
Pour rappel, l’histoire commence il y a cinq ans, lorsque la Pologne lance son plan « Perkoz » de modernisation de la composante « hélicoptères de transport » de ses branches armées (17), suivi en 2014 par le programme « Kruk » pour ses hélicoptères d’attaque (20, 26). Initialement, le besoin annoncé est de 70 hélicoptères multi-rôles et de 40 hélicoptères d’attaque. Il est à noter que l’enveloppe pour chacun de ces deux contrats est estimée à 3-4 milliards d’euros, une somme non négligeable. Le Ministère de la Défense polonaise (MON - Ministerstwo Obrony Narodowej) a établi à l’époque un plan de modernisation complet de l’armée avec trois piliers prioritaires : le remplacement des hélicoptères, l’acquisition d’un système de défense anti-missiles ainsi que celle de sous-marins tactiques. Cet élément va nous permettre de comprendre l’évolution des enjeux sous-jacents.
Suite à l’appel d’offre de 2012, le Caracal (Airbus Helicopters), le Black Hawk (Lockheed Martin-Sikorsky) et l’AW 149 (Leonardo) sont en lice dès l’été 2013 pour le plan Perkoz. Parti en tant qu’outsider, Airbus remonte la pente grâce à un lobbying politique intensif, une préférence au sein même de l’armée et des offsets généreux (17). En effet, Airbus est le seul des trois concurrents ne disposant pas encore d’usine en Pologne, et présente dans un premier temps l’offre la plus coûteuse (20). Or, dans un pays traditionnellement pro-américain (N.B. les polonais n’oublieront jamais le « Nous ne voulons pas mourir pour Dantzig »), Airbus a pu compter sur les largesses de l’ancien gouvernement libéral et ouvertement pro-européen (PO) de Donald Tusk. C’est donc sous le PO de M. Tusk qu’Airbus remporte officiellement le marché en avril 2015 (10), sous les vives critiques de l’opposition PiS (parti conservateur). Malheureusement pour l’avionneur européen, ce parti eurosceptique et atlantiste remporte coup sur coup les élections présidentielles et législatives dans le courant de la même année. En ajoutant à cette donnée le fait que les usines de Lockheed Martin et de Leonardo sont implémentées dans des bastions du parti à l’Est du pays (Mielec et Świdnik) alors qu’Airbus proposa de construire ses nouvelles usines dans des fiefs du PO plutôt situés dans l’Ouest de la Pologne, les négociations concernant les offsets devinrent tumultueuses jusqu’au point de non-retour en octobre 2016. La grille de lecture politique ainsi que les visées électoralistes se sont rapidement invitées dans le débat (7, 13).
Les négociations sont officiellement rompues le 4 octobre 2016 après que M. Macierewicz, nouveau ministre de la Défense, eu rajouté au contrat de nombreuses conditions et offsets impossibles à remplir (8). Tandis que la majorité de la presse notamment française tombe des mues (11), un acte prémédité semble plus probable, au vu des nombreux signes avant-coureurs (annonces et critiques avant et après la campagne électorale du PiS). Ceci peut être fortement corrélé avec le fait que le lendemain de l’annonce, ce même Antoni Macierewicz dévoile un plan d’achat immédiat et sans concertation d’une douzaine de Black Hawk (Lockheed Martin) de l’usine de Mielec pour les forces spéciales, ce qui implique des négociations antérieures (7) ! Pendant qu’Airbus et la France crient au scandale et menacent d’un recours en justice pour dédommagements, le Parquet Polonais lance un enquête pour possibles actes de malversions et de corruptions (16). La presse américaine reste silencieuse. Certains responsables du gouvernement PiS soutiennent également la rumeur que Tusk aurait accepté de payer plus cher l’offre d’Airbus en échange du soutien d’Hollande et de Merkel quant à sa nomination au Conseil Européen, poste qu’il occupe toujours malgré le veto de Mme Beata Szydlo (Premier Ministre) en mars de cette année (4). Pour comprendre le jeu polonais, il faut comprendre la rivalité bien ancrée entre deux politiques nationales aux antipodes, entre un libéralisme orienté du PO et un nationalisme catholique du PiS. Ce dernier s’appuie sans se cacher sur la rhétorique du parapluie protecteur américain face à la menace russe plus que d’actualité depuis la crise ukrainienne. D’ailleurs, l’imprévisible Macierewicz annonce même fin 2016 la piste d’un partenariat avec la compagnie Motor Sich ukrainienne pour remplacer les Mi-14 et Mi-24 vieillissants (23).
L’histoire aurait pu s’arrêter là si le MON (Ministère de la Défense polonais) ne relança pas un nouvel appel d’offres (9) dès février 2017, alors que les Caracal en construction seront finalement livrés aux forces françaises et les Black Hawk à une armée étrangère (27). L’appel d’offre est cette fois-ci significativement réduit, car il comprend uniquement un programme d’achats de 8 hélicoptères multi-rôles pour la Marine et de 8 autres pour les forces spéciales, un appel auquel répondent les mêmes trois firmes sélectionnées 4 années auparavant (9)!
Le plus grand rebondissement de l’affaire intervient en avril 2017 quand le Dr. Berczynski, un fonctionnaire proche du ministre Macierewicz et président de la commission d’enquête sur la catastrophe aérienne de Smolensk de 2010, se vante ouvertement auprès des médias polonais « d’avoir tué les Caracals » (17). Il n’a fallu que quelques jours à l’employé pour démissionner et, surprise, retourner aux USA où il vivait et travaillait auparavant pour Boeing... Le démenti rapide du MON précise que le Dr. Berczynski ne faisait pas partie du cercle décisionnel, mais l’enquête judiciaire lancée par le PO (désormais dans l’opposition) et à laquelle s’est jointe Airbus a dévoilée le fait qu’il avait accès aux milliers de pages de l’offre de ce dernier (21). Depuis, plus aucune nouvelle des menaces d’Airbus, de l’enquête judiciaire diligentée contre Airbus, et surtout des négociations menées suite à l’appel d’offre lancé en février-mars 2017 pour les 16 hélicoptères. Pendant ce temps, la Marine Polonaise annonce devoir étendre la durée de vie de leurs Mi-14 en fin de vie (12).
Les enjeux de guerre économique
A quoi joue le MON de Macierewicz ? Pour résoudre cette énigme géopolitique et géoéconomique, il est nécessaire de lire entre les lignes et d’interpréter les silences. L’attention du public reste focalisée sur les hélicoptères de transport alors que l’intérêt du marché polonais ne réside peut-être pas tant que ça dans la singularité de l’affaire des Caracals, mais plutôt dans les contrats plus juteux que représentent les sous-marins, les hélicoptères d’attaques et le système anti-missile. En ce qui concerne les submersibles, il n’y pas d’offre américaine mais uniquement française, allemande (favori, autre rapport de force) et suédoise (6). Démêlons à présent l’opération de guerre économique parallèle qui se déroule en coulisses : au même moment que les Caracals sont sélectionnés en avril 2015, l’ancien gouvernement, accorde le contrat de bouclier anti-missile à l’américain Raytheon, un contrat de 7 Mia. € où MBDA se retrouve perdant malgré une offre que beaucoup estiment également plus généreuse (10, 2). Serait-ce pour ne pas froisser l’allié stratégique ?
Toutefois, la suite donnée au programme « Kruk » (signifiant corbeau en polonais) se révèle bien plus intrigante. Toujours en ce même mois d’avril 2015, le gouvernement du PO annonce lancer un appel d’offre pour les hélicoptères d’attaque, relégués au second plan, d’ici « la fin de l’année » (20, 26). Le Tigre (Airbus), le Viper (Bell), l’Apache (Boeing), et l’outsider Atak (TAI) se retrouvent cette fois dans les starting-blocks. Alors que l’atermoiement autour des Caracals bat son plein au printemps 2016, Boeing signe une lettre d’intention avec le PGZ (conglomérat d’armement national polonais sous la chape du MON) concernant son futur programme d’hélicoptères d’assaut (5, 14). Bell Helicopters (conglomérat Textron texan) et son AH-1Z Viper lui emboîte le pas en décembre 2016 (soit deux mois après la rupture du contrat Caracal) pour ce contrat estimé lui aussi entre 2-4 Mia € (3, 22). Quant aux Tigres et Atak qui participaient encore aux fameux salons annuels de l’armement polonais à Kielce en septembre 2016, ils en sont absent du salon 2017, contrairement à l’Apache et au Viper (14, 25).
Après l’entracte, le clap de fin : le ministre Macierewicz annonce en mai 2017 que les priorités ont évoluées au profit de l’achat d’hélicoptères d’assaut (24)! Le ministre ne tarit d’ailleurs lui-même pas d’éloge envers l’Apache de Boeing. La multinationale reste quant à elle discrète sur ses intentions (1, 18)! Depuis lors, Bell et Boeing se livrent certes une guerre fratricide, mais sur un terrain préparé pour eux en douceur par la puissance géoéconomique américaine (19). Le vice-président de Boeing Defense n’annonçait-il lui-même pas dans une discrète interview en avril 2016 que Boeing « veut établir des relations avec l’industrie de l’armement polonaise au-delà du programme Apache » (5)? Face à l’Ours russe, la France « ne propose pas non plus de réelle alternative et refuse d'assumer le rôle de première puissance militaire de l'U.E. » (13) auprès duquel la Pologne pourrait trouver un appui fort et affirmé.
Les chasses gardées américaines
D’une pierre du coup, il est envisageable que la stratégie américaine consiste donc à œuvrer en coulisses pour une mise en avant du programme « Kruk » vis-à-vis du programme « Perkoz » tout en sabotant le contrat Caracal de l’intérieur, alors qu’il était le seul à répondre pleinement au cahier des charges imposé (8). C’est ainsi qu’un programme où Airbus penser mener la danse se termine en nette défaveur de ce dernier. La stratégie d’Airbus misant d’abord sur le PO, puis sur des offsets extrêmement favorables à la Pologne, s’est heurtée à un obstacle idéologique et un milieu concurrentiel auxquels la firme s’était insuffisamment préparée. Le revirement électoral non prévisible est évidemment l’élément-clé du basculement. Pourtant, Airbus devrait se souvenir de son premier échec au Japon en 2015, où Bell lui ravît le contrat dans un pays aussi étroitement lié aux E.-U. que la Pologne, en ce qui s’apparente à un jeu de dupe stupéfiant (15). La stratégie des E.-U. consiste-t-elle à positionner ses entreprises concurrentes sur les appels d’offres en éliminant la concurrence, ou est-ce une simple affaire interne à la politique polonaise ? Beaucoup de zones d’ombres et de non-dits demeurent inexplorés.
L’affaire est un beau cas d’école de guerre économique avec des actions d’éclats en coulisses; un cas de figure d’inversion de rapport de force du fort au faible en jouant sur les peurs, les visions politiques et les contradictions de ses adversaires. L’Etat français se doit d’accompagner ses entreprises prudemment sur de tels territoires et sur toutes les phases du projet, en prenant en compte les enjeux historiques et politiques du marché visé. Le mot de la fin reviendra cependant encore une fois au MON : aucun des grands contrats d’armement polonais n’a encore concrètement été mis en œuvre depuis 2012 (pas même celui de Raytheon), et de nouveaux appels d’offres seront lancés prochainement. En définitive, nous nous retrouvons face à un jeu où les Etats-Unis apparaissent clairement gagnants grâce à leurs entreprises devenues favorites pour fournir les hélicoptères militaires. Les décisions des instances gouvernementales polonaises dans les prochains mois à venir pourront soit confirmer ces soupçons soit empêcher Boeing, Lockheed Martin et Bell de crier victoire trop tôt.
Thomas Kadelis
Bibliographie :
(1) Apache śmigłowcem dla polskiej armii? Żadna inna maszyna nie może się z nią równa, TVP, 25/09/2017.
(2) BELAN, Guillaume, Le SAMP/T perd en Pologne face au Patriot, Air&Cosmos, 22/04/2015.
(3) Bell, PGZ to cooperate on military helicopters for Poland, UPI, Newsline.com, 26/07/2017.
(4) Berczyński ujawnia, o co chodzi z caracalami. To wina Tuska!, Fakt.pl, 22/05/2017
(5) Boeing: "chcemy budować relacje z polskim przemysłem". Nie tylko program Apache, defense24.pl, 27/05/2016
CABIROL, Michel :
(6) Armement : la France a-t-elle vraiment une chance de vendre des sous-marins en Pologne ?, La Tribune, 18/09/2017
(7) Hélicoptères : pourquoi la Pologne se moque vraiment de la France, La Tribune, 11/10/2016
(8) Hélicoptères Caracal : les six gros mensonges de Varsovie, La Tribune, 12/10/2016,
(9) Hélicoptères militaires : Varsovie lance enfin un nouvel appel d'offres, La Tribune, 20/02/2017
(10) Airbus Helicopters joue une partie très, très serrée en Pologne, La Tribune, 27/08/2016
et Pologne : Airbus Helicopters rit, MBDA/Thales pleurent, La Tribune, 21/04/2015
(11) COROT, Léna, L'incompréhension d'Airbus Helicopters sur la préférence polonaise pour Lockheed Martin, Usine Nouvelle, 11/10/2016
(12) DURA, Maksymilian, Marynarka Wojenna będzie „reanimować” śmigłowce, Defence24.pl, 04/08/2017
(13) EDERY, Patrick, Pologne : les vraies raisons de la chute d'Airbus Helicopters, La Tribune, 25/10/2016
(14) GLOWACKI, Bartosz, Attack helicopter rivals target Warsaw’s Kruk deal, Flightglobal.com, 07/09/2017
(15) JAMES, Olivier, Japon, Pologne... Comment Airbus Helicopters pourrait perdre pour 5 milliards d'euros de contrats, Usine Nouvelle, 31/08/2015
(16) Hélicoptères : la Pologne ouvre une enquête contre Airbus, Les Echos, 28/10/2016
(17) JARKIEWICZ, Michal, Śmigłowce dla polskiej armii. Historia przetargu i opinie ekspertów,Dziennik Zachodni, 28/08/2017
(18) JENNINGS, Gareth, Officials deny Apache sale to Poland, despite systems contract, HIS Jane’s Defence Weekly, London, 03/05/2017
(19) LENTOWITZ, Zbigniew, Bratobójcza rywalizacja viperów z apachami o kontrakt nad Wisłą, Rzeczospolita, 20/06/2016
(20) MILOSZ, Maciej, Projekt "Kruk": Czterech konkurentów walczy o kontrakt na śmigłowce bojowe, Dziennik.pl, 07/05/2015
(21) Pologne. Airbus Helicopters s’estime victime d’une fuite d’informations, Ouest-France, 25/05/2017
(22) PolskieRadio.pl, Bell Helicopter dostarczy Polsce helikoptery uderzeniowe AH-1Z Viper?, 15/12/2016
(23) Sprawa caracali jest już zamknięta. Szef MON mówi o śmigłowcu na spółkę z Ukrainą, TVP, 16/10/2016
(24) SZABAK, Juliusz, MON zmienia priorytety. "Ważniejsze będą śmigłowce szturmowe", Defence24.pl, 22/05/2017
(25) SZTANDERA, Marcin, Targi bez caracali. Echa działania Berczyńskiego, Gazeta Wyborcza, 30/05/2017
(26) Wiadomosci.pl, Nowe śmigłowce szturmowe dla polskiej armii. Rusza program "Kruk", 08/04/2014
(27) ZAGORSKI, Adam, Polskie" Caracale trafią do francuskich Sił Specjalnych, interia on pl, 05/10/2017
Les appels d’offre en question
Pour rappel, l’histoire commence il y a cinq ans, lorsque la Pologne lance son plan « Perkoz » de modernisation de la composante « hélicoptères de transport » de ses branches armées (17), suivi en 2014 par le programme « Kruk » pour ses hélicoptères d’attaque (20, 26). Initialement, le besoin annoncé est de 70 hélicoptères multi-rôles et de 40 hélicoptères d’attaque. Il est à noter que l’enveloppe pour chacun de ces deux contrats est estimée à 3-4 milliards d’euros, une somme non négligeable. Le Ministère de la Défense polonaise (MON - Ministerstwo Obrony Narodowej) a établi à l’époque un plan de modernisation complet de l’armée avec trois piliers prioritaires : le remplacement des hélicoptères, l’acquisition d’un système de défense anti-missiles ainsi que celle de sous-marins tactiques. Cet élément va nous permettre de comprendre l’évolution des enjeux sous-jacents.
Suite à l’appel d’offre de 2012, le Caracal (Airbus Helicopters), le Black Hawk (Lockheed Martin-Sikorsky) et l’AW 149 (Leonardo) sont en lice dès l’été 2013 pour le plan Perkoz. Parti en tant qu’outsider, Airbus remonte la pente grâce à un lobbying politique intensif, une préférence au sein même de l’armée et des offsets généreux (17). En effet, Airbus est le seul des trois concurrents ne disposant pas encore d’usine en Pologne, et présente dans un premier temps l’offre la plus coûteuse (20). Or, dans un pays traditionnellement pro-américain (N.B. les polonais n’oublieront jamais le « Nous ne voulons pas mourir pour Dantzig »), Airbus a pu compter sur les largesses de l’ancien gouvernement libéral et ouvertement pro-européen (PO) de Donald Tusk. C’est donc sous le PO de M. Tusk qu’Airbus remporte officiellement le marché en avril 2015 (10), sous les vives critiques de l’opposition PiS (parti conservateur). Malheureusement pour l’avionneur européen, ce parti eurosceptique et atlantiste remporte coup sur coup les élections présidentielles et législatives dans le courant de la même année. En ajoutant à cette donnée le fait que les usines de Lockheed Martin et de Leonardo sont implémentées dans des bastions du parti à l’Est du pays (Mielec et Świdnik) alors qu’Airbus proposa de construire ses nouvelles usines dans des fiefs du PO plutôt situés dans l’Ouest de la Pologne, les négociations concernant les offsets devinrent tumultueuses jusqu’au point de non-retour en octobre 2016. La grille de lecture politique ainsi que les visées électoralistes se sont rapidement invitées dans le débat (7, 13).
Les négociations sont officiellement rompues le 4 octobre 2016 après que M. Macierewicz, nouveau ministre de la Défense, eu rajouté au contrat de nombreuses conditions et offsets impossibles à remplir (8). Tandis que la majorité de la presse notamment française tombe des mues (11), un acte prémédité semble plus probable, au vu des nombreux signes avant-coureurs (annonces et critiques avant et après la campagne électorale du PiS). Ceci peut être fortement corrélé avec le fait que le lendemain de l’annonce, ce même Antoni Macierewicz dévoile un plan d’achat immédiat et sans concertation d’une douzaine de Black Hawk (Lockheed Martin) de l’usine de Mielec pour les forces spéciales, ce qui implique des négociations antérieures (7) ! Pendant qu’Airbus et la France crient au scandale et menacent d’un recours en justice pour dédommagements, le Parquet Polonais lance un enquête pour possibles actes de malversions et de corruptions (16). La presse américaine reste silencieuse. Certains responsables du gouvernement PiS soutiennent également la rumeur que Tusk aurait accepté de payer plus cher l’offre d’Airbus en échange du soutien d’Hollande et de Merkel quant à sa nomination au Conseil Européen, poste qu’il occupe toujours malgré le veto de Mme Beata Szydlo (Premier Ministre) en mars de cette année (4). Pour comprendre le jeu polonais, il faut comprendre la rivalité bien ancrée entre deux politiques nationales aux antipodes, entre un libéralisme orienté du PO et un nationalisme catholique du PiS. Ce dernier s’appuie sans se cacher sur la rhétorique du parapluie protecteur américain face à la menace russe plus que d’actualité depuis la crise ukrainienne. D’ailleurs, l’imprévisible Macierewicz annonce même fin 2016 la piste d’un partenariat avec la compagnie Motor Sich ukrainienne pour remplacer les Mi-14 et Mi-24 vieillissants (23).
L’histoire aurait pu s’arrêter là si le MON (Ministère de la Défense polonais) ne relança pas un nouvel appel d’offres (9) dès février 2017, alors que les Caracal en construction seront finalement livrés aux forces françaises et les Black Hawk à une armée étrangère (27). L’appel d’offre est cette fois-ci significativement réduit, car il comprend uniquement un programme d’achats de 8 hélicoptères multi-rôles pour la Marine et de 8 autres pour les forces spéciales, un appel auquel répondent les mêmes trois firmes sélectionnées 4 années auparavant (9)!
Le plus grand rebondissement de l’affaire intervient en avril 2017 quand le Dr. Berczynski, un fonctionnaire proche du ministre Macierewicz et président de la commission d’enquête sur la catastrophe aérienne de Smolensk de 2010, se vante ouvertement auprès des médias polonais « d’avoir tué les Caracals » (17). Il n’a fallu que quelques jours à l’employé pour démissionner et, surprise, retourner aux USA où il vivait et travaillait auparavant pour Boeing... Le démenti rapide du MON précise que le Dr. Berczynski ne faisait pas partie du cercle décisionnel, mais l’enquête judiciaire lancée par le PO (désormais dans l’opposition) et à laquelle s’est jointe Airbus a dévoilée le fait qu’il avait accès aux milliers de pages de l’offre de ce dernier (21). Depuis, plus aucune nouvelle des menaces d’Airbus, de l’enquête judiciaire diligentée contre Airbus, et surtout des négociations menées suite à l’appel d’offre lancé en février-mars 2017 pour les 16 hélicoptères. Pendant ce temps, la Marine Polonaise annonce devoir étendre la durée de vie de leurs Mi-14 en fin de vie (12).
Les enjeux de guerre économique
A quoi joue le MON de Macierewicz ? Pour résoudre cette énigme géopolitique et géoéconomique, il est nécessaire de lire entre les lignes et d’interpréter les silences. L’attention du public reste focalisée sur les hélicoptères de transport alors que l’intérêt du marché polonais ne réside peut-être pas tant que ça dans la singularité de l’affaire des Caracals, mais plutôt dans les contrats plus juteux que représentent les sous-marins, les hélicoptères d’attaques et le système anti-missile. En ce qui concerne les submersibles, il n’y pas d’offre américaine mais uniquement française, allemande (favori, autre rapport de force) et suédoise (6). Démêlons à présent l’opération de guerre économique parallèle qui se déroule en coulisses : au même moment que les Caracals sont sélectionnés en avril 2015, l’ancien gouvernement, accorde le contrat de bouclier anti-missile à l’américain Raytheon, un contrat de 7 Mia. € où MBDA se retrouve perdant malgré une offre que beaucoup estiment également plus généreuse (10, 2). Serait-ce pour ne pas froisser l’allié stratégique ?
Toutefois, la suite donnée au programme « Kruk » (signifiant corbeau en polonais) se révèle bien plus intrigante. Toujours en ce même mois d’avril 2015, le gouvernement du PO annonce lancer un appel d’offre pour les hélicoptères d’attaque, relégués au second plan, d’ici « la fin de l’année » (20, 26). Le Tigre (Airbus), le Viper (Bell), l’Apache (Boeing), et l’outsider Atak (TAI) se retrouvent cette fois dans les starting-blocks. Alors que l’atermoiement autour des Caracals bat son plein au printemps 2016, Boeing signe une lettre d’intention avec le PGZ (conglomérat d’armement national polonais sous la chape du MON) concernant son futur programme d’hélicoptères d’assaut (5, 14). Bell Helicopters (conglomérat Textron texan) et son AH-1Z Viper lui emboîte le pas en décembre 2016 (soit deux mois après la rupture du contrat Caracal) pour ce contrat estimé lui aussi entre 2-4 Mia € (3, 22). Quant aux Tigres et Atak qui participaient encore aux fameux salons annuels de l’armement polonais à Kielce en septembre 2016, ils en sont absent du salon 2017, contrairement à l’Apache et au Viper (14, 25).
Après l’entracte, le clap de fin : le ministre Macierewicz annonce en mai 2017 que les priorités ont évoluées au profit de l’achat d’hélicoptères d’assaut (24)! Le ministre ne tarit d’ailleurs lui-même pas d’éloge envers l’Apache de Boeing. La multinationale reste quant à elle discrète sur ses intentions (1, 18)! Depuis lors, Bell et Boeing se livrent certes une guerre fratricide, mais sur un terrain préparé pour eux en douceur par la puissance géoéconomique américaine (19). Le vice-président de Boeing Defense n’annonçait-il lui-même pas dans une discrète interview en avril 2016 que Boeing « veut établir des relations avec l’industrie de l’armement polonaise au-delà du programme Apache » (5)? Face à l’Ours russe, la France « ne propose pas non plus de réelle alternative et refuse d'assumer le rôle de première puissance militaire de l'U.E. » (13) auprès duquel la Pologne pourrait trouver un appui fort et affirmé.
Les chasses gardées américaines
D’une pierre du coup, il est envisageable que la stratégie américaine consiste donc à œuvrer en coulisses pour une mise en avant du programme « Kruk » vis-à-vis du programme « Perkoz » tout en sabotant le contrat Caracal de l’intérieur, alors qu’il était le seul à répondre pleinement au cahier des charges imposé (8). C’est ainsi qu’un programme où Airbus penser mener la danse se termine en nette défaveur de ce dernier. La stratégie d’Airbus misant d’abord sur le PO, puis sur des offsets extrêmement favorables à la Pologne, s’est heurtée à un obstacle idéologique et un milieu concurrentiel auxquels la firme s’était insuffisamment préparée. Le revirement électoral non prévisible est évidemment l’élément-clé du basculement. Pourtant, Airbus devrait se souvenir de son premier échec au Japon en 2015, où Bell lui ravît le contrat dans un pays aussi étroitement lié aux E.-U. que la Pologne, en ce qui s’apparente à un jeu de dupe stupéfiant (15). La stratégie des E.-U. consiste-t-elle à positionner ses entreprises concurrentes sur les appels d’offres en éliminant la concurrence, ou est-ce une simple affaire interne à la politique polonaise ? Beaucoup de zones d’ombres et de non-dits demeurent inexplorés.
L’affaire est un beau cas d’école de guerre économique avec des actions d’éclats en coulisses; un cas de figure d’inversion de rapport de force du fort au faible en jouant sur les peurs, les visions politiques et les contradictions de ses adversaires. L’Etat français se doit d’accompagner ses entreprises prudemment sur de tels territoires et sur toutes les phases du projet, en prenant en compte les enjeux historiques et politiques du marché visé. Le mot de la fin reviendra cependant encore une fois au MON : aucun des grands contrats d’armement polonais n’a encore concrètement été mis en œuvre depuis 2012 (pas même celui de Raytheon), et de nouveaux appels d’offres seront lancés prochainement. En définitive, nous nous retrouvons face à un jeu où les Etats-Unis apparaissent clairement gagnants grâce à leurs entreprises devenues favorites pour fournir les hélicoptères militaires. Les décisions des instances gouvernementales polonaises dans les prochains mois à venir pourront soit confirmer ces soupçons soit empêcher Boeing, Lockheed Martin et Bell de crier victoire trop tôt.
Thomas Kadelis
Bibliographie :
(1) Apache śmigłowcem dla polskiej armii? Żadna inna maszyna nie może się z nią równa, TVP, 25/09/2017.
(2) BELAN, Guillaume, Le SAMP/T perd en Pologne face au Patriot, Air&Cosmos, 22/04/2015.
(3) Bell, PGZ to cooperate on military helicopters for Poland, UPI, Newsline.com, 26/07/2017.
(4) Berczyński ujawnia, o co chodzi z caracalami. To wina Tuska!, Fakt.pl, 22/05/2017
(5) Boeing: "chcemy budować relacje z polskim przemysłem". Nie tylko program Apache, defense24.pl, 27/05/2016
CABIROL, Michel :
(6) Armement : la France a-t-elle vraiment une chance de vendre des sous-marins en Pologne ?, La Tribune, 18/09/2017
(7) Hélicoptères : pourquoi la Pologne se moque vraiment de la France, La Tribune, 11/10/2016
(8) Hélicoptères Caracal : les six gros mensonges de Varsovie, La Tribune, 12/10/2016,
(9) Hélicoptères militaires : Varsovie lance enfin un nouvel appel d'offres, La Tribune, 20/02/2017
(10) Airbus Helicopters joue une partie très, très serrée en Pologne, La Tribune, 27/08/2016
et Pologne : Airbus Helicopters rit, MBDA/Thales pleurent, La Tribune, 21/04/2015
(11) COROT, Léna, L'incompréhension d'Airbus Helicopters sur la préférence polonaise pour Lockheed Martin, Usine Nouvelle, 11/10/2016
(12) DURA, Maksymilian, Marynarka Wojenna będzie „reanimować” śmigłowce, Defence24.pl, 04/08/2017
(13) EDERY, Patrick, Pologne : les vraies raisons de la chute d'Airbus Helicopters, La Tribune, 25/10/2016
(14) GLOWACKI, Bartosz, Attack helicopter rivals target Warsaw’s Kruk deal, Flightglobal.com, 07/09/2017
(15) JAMES, Olivier, Japon, Pologne... Comment Airbus Helicopters pourrait perdre pour 5 milliards d'euros de contrats, Usine Nouvelle, 31/08/2015
(16) Hélicoptères : la Pologne ouvre une enquête contre Airbus, Les Echos, 28/10/2016
(17) JARKIEWICZ, Michal, Śmigłowce dla polskiej armii. Historia przetargu i opinie ekspertów,Dziennik Zachodni, 28/08/2017
(18) JENNINGS, Gareth, Officials deny Apache sale to Poland, despite systems contract, HIS Jane’s Defence Weekly, London, 03/05/2017
(19) LENTOWITZ, Zbigniew, Bratobójcza rywalizacja viperów z apachami o kontrakt nad Wisłą, Rzeczospolita, 20/06/2016
(20) MILOSZ, Maciej, Projekt "Kruk": Czterech konkurentów walczy o kontrakt na śmigłowce bojowe, Dziennik.pl, 07/05/2015
(21) Pologne. Airbus Helicopters s’estime victime d’une fuite d’informations, Ouest-France, 25/05/2017
(22) PolskieRadio.pl, Bell Helicopter dostarczy Polsce helikoptery uderzeniowe AH-1Z Viper?, 15/12/2016
(23) Sprawa caracali jest już zamknięta. Szef MON mówi o śmigłowcu na spółkę z Ukrainą, TVP, 16/10/2016
(24) SZABAK, Juliusz, MON zmienia priorytety. "Ważniejsze będą śmigłowce szturmowe", Defence24.pl, 22/05/2017
(25) SZTANDERA, Marcin, Targi bez caracali. Echa działania Berczyńskiego, Gazeta Wyborcza, 30/05/2017
(26) Wiadomosci.pl, Nowe śmigłowce szturmowe dla polskiej armii. Rusza program "Kruk", 08/04/2014
(27) ZAGORSKI, Adam, Polskie" Caracale trafią do francuskich Sił Specjalnych, interia on pl, 05/10/2017